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OEUVRES
D'ARISTOTE
LA MORALE
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VEAi:X. — IMPRIlTRIllE .4. CARRO.
MORALE
D'ARISTOTE
TRADUITE
PAK
J. BARTHÉLÉMY SÂINT-HILAIRE
MEMBRK D£ l'INSTITCT
(Académie (les Sciences morales et politiques)
TOME 1
MORALE A NICOMAQUE
LIVRES I ET H
PARIS
A. DURAND, LIBRAIRE,
rue des Grès, 5;
LIBRAIRIE PHILaSOPIlIQUE DE LADRANGE,
rue St-Andi^-des-Arts, Ai.
1S56
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A M. P. F. DUBOIS
DÉPUTÉ DE Nantes de 1831 a I8Z18
AU PATRIOTE CONSTANT
QUI DURANT SA VIE ENTIÈRE
A ÉTÉ DU PARTI DE LA LIBERTÉ
ET FUT SOUVENT PERSÉCUTÉ POUR ELLE
AU DÉFENSEUR DE l' UNIVERSITÉ
AU MORALISTE
• ET AU CRITIQUE
QUI A DIRIGÉ LE GlOBE BE 182A A 1830
A L*AM1
QUI A SOUTENU MES PREMIERS PAS
DANS LA SCIENCE
PREFACE.
De la science morale. Méthode qu'elle doit suivre. Faits incon-
testables sur lesquels elle se fonde. Conséquences certaines de
ces faits psychologiques. Applications de la science morale.
Rapports de la morale et de la politique. — Des systèmes de
philosophie morale. — Platon. Sa théorie est la plus complète
et la plus pratique de toutes; guidé par Socrate, il a résolu
d'une manière presqu'infaillible toutes les principales questions
qui regardent la nature et la destinée de Thomme. Beauté et
vérité étemelles de ce système. — Aristote. Ses rapports et ses
différences avec Platon. Il s'est trompé en prenant le bonheur
pour le but suprême de la vie. Explication et défense de la
théorie des milieux. Portraits moraux. Admirables théories de
la justice et de Tamitié. •— Stoïcisme grec. Sa valeur; ses
défauts. — Kant, le plus grand des moralistes modernes. In-
suffisance de sa méthode. Son scepticisme. Mérites de son
système. — Considérations de morale pratique applicables à
notre siècle.
Aristote, en terminant la Morale à Niconnaque par
les considérations les plus élevées sur t'inilueuce et
r utilité de la science morale, a dit :
« Dans les choses de pratique, la fin véritable
» n'est pas de connaître théoriquement les règles ;
a
ic PRÉFACE.
>» c'est de les appliquer. Ainsi, pour ce qui regarde
» la vertu, il ne peut pas suffire de savoir ce qu'elle
» est ; il faut en outre s'efforcer de la posséder et de
» la mettre en usage. Si les discours et les écrits
» étaient capables à eux seuls de nous rendre hon-
n uêtes, ils mériteraient bien, comme le disait Théo-
» gnis, d'être recherchés par tout le monde et payés
» au plus haut prix. Mais, par malheur, tout ce que
» peuvent les préceptes en ce genre, c'est de déter-
» miner quelques jeunes gens généreux à persévérer
» dans le bien, et de faire d'un cœur bien né et
)» spontanément honnête, un ami inébranlable de la
» vertu. »
Ce ne serait pas déjà si peu de chose, quoi qu'en
ait pensé le philosophe ; et par son livre, n'eût-il
sauvé qu'une seule âme, il n'aurait pas à se repentir
de l'avoir fait. En voyant l'ignorance incurable de
la foule, « que la raison ne peut à elle seule per-
n suader, et qui obéit à peine aux châtiments les
» plus rudes» , Aristote a cédé un peu trop au décou-
ragement ; et Ton pourrait presque croire, à l'en-
tendre, qu'il regrettait d'avoir consacré tant de
méditations et de veilles à un ouvrage que si peu de
gens pouvaient lire, et dont bien moins encore
devaient savoir profiter.
PRÉFACE. iiï
Maïs la science morale, malgré cet arrêt sévère
<run de ses maîtres les plus vénérés, est*elle donc si
vaine et si stérile ? Doit-elle abdiquer, parce qu'elle
ne règne point sur le genre humain ? Le philosophe,
parce qu'il n'est pas législateur d'une nation entière,
doit-il renoncer à se comprendre lui-même ? Parce
qu'il ne peut pas instruire les peuples, doit-il s'abs-
tenir d'étudier sa propre nature ? En supposant que
les autres hommes restent aveugles et méchants,
doit-il demeurer comme eux dans les ténèbres et le
vice ? Parce qu'ils obéissent à des instincts grossiers,
quoique d'ailleurs assez sûrs, doit-il renoncer pour
sa part à la réflexion ? Non, sans doute ; et fût-il le
seul à tirer avantage de ses labeurs, ce serait encore
son devoir de s'y livrer et de les poursuivre. Non pas
qu'il lui soit interdit de songer au bien de ses sem-
blables, et que, en travaillant, il ne puisse nourrir le
noble espoir de les éclairer en même temps qu'il
s'éclaire. Mais ce n'est pas là son principal objet. Il
ne doit avoir en vue que la vérité ; et j'entends la
vérité absolue, c'est-à-dire, sans égard aux consé-
quences, quelles qu'elles soient, qui peuvent en sortir,
fût-ce même le salut de l'humanité. C'est une ques-
tion assez grande par elle seule de savoir ce qu'est
l'homme et sa loi morale ici-bas ; il n'est pas besoin
h
■î^..i
IV PRÉFACE.
de la compliquer de questions secondaires, qui la
restreignent et la rapetissent. Le philosophe a bien
assez de sonder ce problême à la lueur de sa propre
conscience. Son légitime orgueil peut s'en contenter,
quand il sait le placer assez haut. Découvrir ces
secrets de la sagesse vaut mieux que de gouverner le
monde. La vérité sur ces grands objets une Tois
conquise, on peut s'en fier à Thumanité du soin de
la féconder par les applications. Mais ces applica-
tions ne concernent pas le philosophe ; et il a presque
toujours beaucoup à perdre en devenant homme
d'Étal.
Certainement, Aristote ne pouvait plonger ses
regards dans la postérité, et voir, à vingt siècles de
distance, son livre servir à Bossuet pour l'éducation
de l'héritier de Louis XIV. Mais sans parler de la
gloire méritée que sa modestie pouvait bien se pro-
mettre, il n'avait qu'à jeter les yeux sur le passé*
Que d'emprunts ne faisait-il pas à son maître, appuyé
lui-même sur Socrate ? Que de leçons ne recueil-
lait-il point de tous leurs prédécesseurs, dont il
citait avec tant de complaisance les sages préceptes?
Croyait-il que, personnellement et par ses seuls
efforts, il eût amené si haut la science morale, s'il
n'avait été à leur école ? Les travaux de ses devan-
PRÉFACE. V
ciers n'étaient donc pas perdus. Pourquoi les siens,
qui les accroissaient encore de toute la puissance de
son génie, devaient-ils l*être davantage ? Si Pylba-
gore, Socrate, Platon avaient été si utiles à Aristote,
comment Aristote ne pourrait-il pas à son tour l'être
également à d'autres? Il ne savait pas qu'il serait un
jour l'instituteur de l'esprit humain, comme il l'avait
été du fils de Philippe. Mais c'était méconnaître son
propre mérite que de croire qu'il resterait infécond.
Le passé qu'il connaissait si bien lui devait répondre
de l'avenir, auquel du reste il s'en remettait quel-
quefois pour compléter c les esquisses » qu'il essayait
de tracer.
- Si la science morale est condamnée à ne s'adresser
qu'à quelques-uns, elle n'est pas en cela plus mal
partagée que toutes les autres sciences. Les moins
hautes et les plus simples ne parlent jamais non plus
qu'au petit nombre. Bien qu'accessible à tous, la
science en général n'en reste pas moins un privilège
assez limité, dont la plupart des hommes sont exclus
par les causes les plus diverses. La science morale
ne fait pas exception. Par sa nature, elle peut être
comprise de tout le monde ; par son importance, elle
devrait être cultivée plus que toute autre ; par les
sujets qu'elle traite, elle devrait charmer autant
VI PRÉFACE.
«
qii-elle îDstrutt. Et cependant, combien peu de dis-
ciples elle a comptés dans tous les temps ! Combien
peu de cœurs ont été séduits par elle ! 11 est vrai que
ce sont les plus nobles et les plus grands, qui se sont
laissé prendre à ses grâces austères. Mais si comme
Aristote op ne pense qu'an nombre, il y aurait
presque à désespérer, et la plume tomberait des
mains. Cependant, si les autres sciences ne se lassent
|)as, pourquoi la science morale se lassemit-elle ? Le
prix qu'elle poursuit ne vaut-il pas le prix de tant
d'autres ? Et savoir ce qu'est la vertu n'est-il pas
aiis3i beau que de savoir comment vit Phomme et
comment il s'enrichit ?
Ainsi, la science morale est une nécessité de l'es-
prit humain et un devoir de la philosophie ; elle n'est
pas plus stérile que toutes les autres sciences ; elle
s'accroit par des progrès successifs, ainsi qu'elles.
Evidemment, elle les dépasse toutes par la grandeur
de son objef ; et si elle est encore moins recherchée
de la foule, elle peut aisément s'en consoler, loin de
s'en plaindre.
»
Ces réflexions, qui peuvent servir de réponse à
celles d' Aristote, ne sont peut-être pas non plus
inutiles à la scîen.ce morale de nos jour^^ Elle aussi
pourrait quelquefois perdre courage. En face de tant
PRÉFACE. \ji
de vices^ dool les sociétés lui présentent le déplo*
rable spectacle, elle doute de son utilité et de sa
puissance. Elle se dit que la foule ne Técoute et ne
la suit pas pkis aujourd'hui qu'au temps du philo-
sophe grec. A Texemple d'Aristote, elle serait
presque tentée de se taire, sous prétexte que sa voix
est méconnue, et que, dans ce tumulte de passions,
d'intéjrèts, de vices et de crimes, elle ne peuV faire
entendre ses conseils, tout salutaires qu'ils sont
Mais il semble au contraire que ce devrait être un
motif encore plus impérieux de [^rendre la parole.
Plus une société est corrompue et plus la foule est
ignorante et vicieuse, plus il faudrait essayer de les
guérir, si c'était là le but véritable de la science
morale. Mais la philosophie, sans entrer dans cette
roule, où l'attendent tant de mécomptes et de diffi-
cultés insurmontables, doit se dire que, si elle ne
peut songer à réformer les siècles, elle peut toujours
sauver son propre honneur. 11 est bon au milieu de
la déraillance universelle qu'elle conserve son cou-^
rage et sa foi inébranlable. Il y aura bien toujours
dans cette corruption générale quelques âmes pour
la comprendre et garder son saint dépôt. Cela suffit ;
et le philosophe, quand même il devrait rester d^ns
son isolement, aurait encore pour se soutenir, cette
1
&^^
vm PRÉFACE.
pensée qu'en ne se manquant point à lui-inome , il
contribue à relever son temps^ et que dût le monde
entier déserter la vertu, c'est un devoir plus étroit
pour lui de savoir lui rester Odèie. Il est assez pro-
bable que c'est au fond ce qu'Aristote a dû se dire,
puisqu'on dépit de son découragement, il n'en a pas
moins écrit son admirable ouvrage. C'est là ce que
nous devons penser et faire avec lui ; et moins les
circonstances sont favorables à la science morale,
plus nous devons nous attacher à elle. A défaut du
succès, ce sera du moins «ne protestation, dont la
postérité saura peut-être tenir compte, si les con-
temporains l'ignorent ou la dédaignent. Laissons la
société pour ce qu'elle est, sans lui jeter l'anatbème,
mais aussi sans l'imiter.
D'ailleurs cette action immédiate de la philosophie
sur le temps où elle vit, est une prétention et une
chimère dont l'orgueil peut quelqueJTois se repaître,
mais qui ne s'est jamais réalisée, et qui par la nature
des choses est impossible. La vérité ne peut faire si
vite son chemin ; ses pas seraient trop peu sûrs sMls
étaient si rapides ; et c'est avec les siècles qu'il faut
compter pour agir profondément sur eux. Tout est
faible à l'origine. La religion elle-même, qui a sur
les peuples cette immense et bienfaisante influence
PRÉFACE. IX
qu*on lui conoatt, n*est guère plus forte à ses
débuts que la philosophie. Elle est bien chaocelante
et bien humble quand elle commence. Le nombre
des apôtres est toujours bien petit, non pas seulement
parce que les apôtres sont exposés à être des martyrs,
mais parce que la lumière, quand elle se lève, n'est
jamais aperçue que par quelques yeux. Pourquoi la
philosophie serait-elle plus impatiente? La Grèce
n'a point été aux genoux de Platon, dont elle avait
immolé le maître ; c'est à peine si elle a entendu
l'enseignement d'Aristote. Mais cette indiflérence,
dont la philosophie n'a point à s'étonner ni à s'in-
quiéter, a-t-elle empêché que Platon et Aristote aient
instruit les âges, et soient encore, à bien des égards,
les maîtres du nôtre ? La science morale n'a donc
qu'à continuer son œuvre, bien assurée qu'elle por-
tera des rruits,même sur les terres les plus ingrates,
pourvu qu'elle ait su trouver ou agrandir la vérité.
£t puis à bien considérer les choses, quel avan-
tage la science morale n'a-t-elle pas sur toutes les
autres, s£ins en excepter aucune ? Qui d'entre elles
peut égaler son incomparable clarté ? Sans doute, il
ne faut point rabaisser la certitude des sciences phy-
siques ni surtout des sciences mathématiques. Mais
qu'elles sont loin encore de la ccrlllude de la science
X PREFACE.
morale ! Les Taits que ces sciences nous appreuoeat,
et les vérités qu'elles nous découvrent, ou sont con-
testables, ou exigent de qui veut les comprendre des
facultés que tous les esprits ne possèdent point.
Pour les uns, ils sont étrangers à rbommc ; et ils
demandent des observations extérieures, souvent dif-
ficiles et douteuses, et parfois même impossibles*
Pour les autres, ce sont de longs encbainements de
raisonnements qu'il n'est guère plus aisé de suivre.
Dans la science morale au contraire, chacun de nous
porte en soi tous les faits dont elle s'occupe ; et
toujours vérifiables, ils posent sans cesse sous nos
yeux. Nous n'avons pas à sortir de nous pour les
connaître ; il sufiQt de nous interroger nous-mêmes
avec attention et sincérité pour obtenir d'infaillibles
réponses. Dans un cœur honnête et droit, qui sait
faire taire l'égoïsme et la passion, ces réponses sont
des oracles, qu'on peut écouter toujours, parce qu'ils
ne trompent jamais. En admettant que dans des
temps moins avancés elles aient pu varier,' ou même
qu'elles varient encore chez des peuples moins favo-
risés, elles sont parmi nous identiques et immuables.
Nous pouvons laisser de côté des dissidences, incer-
taines, quand elles ne sont pas tout à fait fausses ; et
nous pouvons affirmer, sans crainte d'erreur, qu'à
PREFACE. XI
l*beure qu'il esl, chez les nations civilisées, les vérités
de la science morale sont désonnais indiscutables
]K>ur toutes les âmes vertueuses, et absolument hors
d'atteinte. On peut contester les théories ; mais
comme, en fait, la conduite pour tous les honnêtes-
gens est absolument la môme, il faut bien qu'il y
ait entr'eux un Tonds commun de vérité sur lequel
chacun s'appuie, sans d'ailleurs pouvoir souvent eu
rendre compte à autrui, ni s'en rendre bien compte
à soi-même. 11 est très-rare que l'exposition d'un
système, «quelque habile et quelque vraie qu'elle soit,
réunisse tous les suffrages. Mais comme il est des
actes qui sont universellement approuvés, ils Je sont
évidemment en vertu des principes universels sur
lesquels ils se fondent et qu'ils suivent, bien que ce
soit le plus souvent à l'insu de celui qui agit.
Rechercher ces principes, les classer, les appro-
fondir; en faire voir toute la vérité et toute l'impor-
*
tance pratique; démontrer les obligations qu'ils
imposent à l'homme, avec toutes les conséquences
qu'ils renferment, voilà l'objet de la science morale.
Ici Kant a parfaitement raison ^. La science
(1) Voir les Fondements de la Métaphysique des mœurs, dans
l'excellente traduction de^I. J. Barni, pages 8, 9 et 36.
XII PRÉFACE.
inoralç ne doit empruutcr absolument rien à Texpé-
rience de la vie. La pratique qu'elle doit régler ne
peut pas lui fournir les solides matériaux dont elle a
besoin pour son édifice; et, si elle admettait un seul
élément empirique, elle courrait le danger de ne
faire qu'une construction ruineuse. On le comprend
sans peine. Comme une action n'est moralement
bonne que par rinlcntion qui l'inspire, indépendam-
ment du résultat qu'elle peut avoir ; et comme les
intentions sont invisibles à nos faibles yeux, attendu
que Dieu s'est réservé le secret des cœurs, il serait
impossible de prouver absolument qu'aucune action
observée sur la scène du monde, et parmi les hommes,
soit réellement bonne. Kant a bien l'air de porter le
doute plus loin, et de soupçonner qu'il n'y a jamais eu
d'action vraiment bonne, dans toute l'extension de
ce mot. Mais c'est un scepticisme exagéré et par
trop misanthropique. 11 faut se borner à dire qu'en
admettant que de telles actions existent dans toute
la pureté désirable, il serait hors de notre pouvoir
de le démontrer. Tout en croyant au témoignage de
nos semblables, nous ne pouvons être dans leur
conscience; et il n'est pas impossible qu'une action
qui a toutes les apparences de la vertu, soit profon-
dément perverse par les motifs qui l'ont dicléc,
PRÉFACE. XIII
cachés mais tout puissants. D'ailleurs à quoi bon
aller observer si loin, quand on a toutes les condi-
tions de Tobservation en soi-môme? Pourquoi de-
mander à autrui ce qu'on possède? Pourquoi em-
pranter des lumières étrangères, quand on en a de
mille fois plus sûres et plus éclatantes?
Mais ok Kant se trompe, c'est lorsqu'il repousse
la psychologie au même titre qu'il repousse l'empi-
risme. A quelle source va-l-il donc puiser, s'il tiy^uve
que celle-là n'est point encore assez pure? C'est à la
logique qu'il s'adresse, ou à la métaphysique, qui,
toutes deux, ne sont vraies que quand elles reposent
sur la psychologie et ses Termes données. Ne pas
vouloir s'en fier à elle, c'est courir grand risque de
s'égarer ; et c'est introduire dans la morale quelque
chose de ce scepticisme inconsistant, qui, sous cou-
leur de critique et de prudence, a mis en pièces les
plus chères croyances de la raison humaine. C'est
ébranler la raison pratique comme on a ébranlé la
raison pure, et l'on ne sort de cet affreux péril qu'au
prix des contradictions les plus bizarres et les plus
gratuites. Non sans doute ; la morale ne peut s'en
rapporter aux exemples d'un monde où elle est violée
trop souvent. Mais elle aurait tort de s'en rappor-
ter à une dialectique qui peut varier d'un individu à
Y
XIV PRÉFACE. •
un autre, aussi souvent que varie l*empirisme lui-
même. C'est à la conscience seule qu'elle doit s'a-
dresser. La voix qu'elle y entendra sera toujours
assez sonore pour qu'elle ne puisse jamais se mé-
prendre à ses vrais accents ; et puisque cette voix suf-
fit souvent, si ce n'est toujours, pour assurer à
l'homme la vertu, elle lui assurera bien plus aisément
encore la vérité, quand il saura la chercher avec
atteqtion et simplicité de cœur.
Sans l'observation psychologique, pas de science
morale, ou bien une science arbitraire, tel est le prin-
cipe supérieur de la méthode qu'il faut suivre dans
ces délicates recherches.
Nous ne devons pas d'ailleurs nous eiTrayer d'un
scrupule que Kant soulève et qui l'agite bien vaine-
ment. Il rejette la psychologie, entachée d'empirisme
à ses yeux, parce qu'il craint qu'elle ne compromette
la sainte autorité de la loi morale. Les préceptes
qu'elle nous révèle n'ont de valeur, dit-il, que dans
les conditions contingentes de l'humanité ^ ; et ils
ne peuvent légitimement, à ce qu'il pense, réclamer
de nous ce respect sans bornes, dont nous entourons
(1) Kant, Fondements de la Métaphysique des mceurs, page 37,
trad. de M. Barni.
PRÉFACE. XV
les préceptes qui s^appliquent universellement à tous
les êlres raisonnables. C'est être vraiment par trop
timoré. L'homme, en étudiant sa conscience avec le
soin convenable, y trouve des conseils impérieux
auxquels il se sent moralement obligé d'obéir, bien
que souvent sa conduite y soit rebelle. Il n'a que
faire, pour s'y soumettre, de savoir si ces lois sont
valables pour l'universalité des êtres doués de rai-
son ; il n'a point à stipuler pour eux ; surtout tl n'a
point à les régir. 11 lui suffit de savoir que ces lois
sont applicables à lui, pour qu'il soit tenïi de ne point
les enfreindre. Que leur juste compétence s'étende
plus loin, et que de l'homme elles remontent aux
antres créatures raisonnables que Dieu a pu faire, et
jusqu'à Dieu lui-même, ce sont là des questions fort
graves et fort curieuses ; mais elles sortent du do-
maine de la morale, et il faut les renvoyer à la méta-
physique, sous peine de confondre toutes les régions
de la philosophie. Aller croire que ce que nous
enseignera la conscience régulièrement interrogée
Q*a point de valeur, en tant que purement humain et
contingent ; et croire, d'im autre côté, que la raison
pure aura le droit incontestable de nous instruire,
parce qu'elle portera ses regards au-delà de l'huma-
nité, c'est une contradiction flagrante et une subti-
XVI
PRÉFACE.
lité. Ce qui fait la prééminence et le droit antérieur
de la psychologie, c'est précisément qu'elle peut
être un sujet d'expérience et d'observation. Les faits
de la conscience bien interprétés suffisent à donner à
l'homme le secret de toute sa destinée morale ; et le
priver de cette lumière, c'est risquer de le mener par
les ténèbres aux abîmes. Partir des faits bien ana-
lysés pour remonter aux principes, est la seule voie
qui soit sûre ; et ce n'est pas pour rien qu'a été donné
à l'homme le privilège de s'interroger lui-même. La
loi morale, révélée par la conscience, est sacrée pour
nous. Peu nous importe qu'elle le soit aussi pour
d'autres êtres, supérieurs à notre nature. Elle ne
serait ni moins claire, ni moins inviolable, quand
même elle serait restreinte au cercle, assez beau
déjà, de l'humamté. « C'est un bien humain, que nous
cherchons, un bien praticable à l'homme, » disait
Aristote, critiquant bien à tort la théorie des Idées
de Platon. On pourrait à bien plus forte raison faire
la même objection à Kant, prêt à douter d'un bien qui
ne dépasserait point les limites humaines. Mais
encore une fois, la psychologie avec ses analyses
fidèles doit être notre seul guide, et nous pouvons
nous fier pleinement à elle.
Que nous apprend-elle donc?
PRÉFACE. XVII
Quand rhomme veut s'examiner et rentrer en lui,
voici le grand et unique spectacle qu'il y découvre. A
la pensée de certains actes qu'il a faits ou même
qu'il médite seulement, il entend, dans les profon-
deurs de sa raison, une voix qui tantôt le loue et qui
tantôt le blâme. Sans parler de ses semblables, chez
qui il peut trouver parfois le fidèle écho de cette
voix intérieure, il lui est impossible à lui-même de
ne pas y prêter l'oreille. Comme il la porte en lui, il
ne peut ni la méconnaître ni lui imposer silence.
Quand il l'écoute, il sent qu'il fait bien ; quand il y
résiste, il sent qu'il fait mal ; et c'est dans les alter-
natives de son obéissance ou de sa révolte que con-
siste toute sa vie morale, vertueuse dans un cas et
vicieuse dans l'autre. Se mettre absolument, et sans
aucun retour, au service de ces ordres intérieurs, se
dévouer à les exécuter dans toute leur étendue, sans
aucune considération des choses du dehors, et être
toujours prêt ù leur faire tous les sacrifices qu'ils
imposent ; telle est la loi suprême à laquelle l'homme
se sent soumis, quoiqu'il ne sache que t^ien rarement
l'accomplir dans toute sa rigueur. Tel est l'idéal
presque inaccessible qu'il a sous les regards de son
âme, dont il s'écarte le plus souvent, mais auquel il
est sans cesse ramené. Tel est le fait vivant et incon-
xviii PRÉFACE.
testablc, simple et solennel tout ensemble, qui cons-
titue la moralité tout entière. L'homme est-il le seul
à le counailre et à le posséder ? Peu importe ; il le
possède bien certainement ; et c'est là ce qui le dis-
tingue de toute la création, dans laquelle il vit et qui
n'en jouit pas.
A ce premier fait s'en ajoute un second, non moins
évident et non moins admirable*
L'homme en face de cette loi qui parle à sa cons-
cience, quelquefois avec tant de hauteur et de pou-
voir, sent toujours qu'il y peut résister. Elle a beau
lui commander ce qu'il trouve juste de faire, la raison
a beau joindre son acquiescement ; il peut toujours
repousser, à ses risques et périls, de si pressantes et
si légitimes injonctions. C'est qu'il est en lui, à c6té
de son intelligence et de sa raison, une antre faculté,
plus puissante en quelque sorte, puisqu'elle peut
toujours, quand il lui plaît, briser le joug. C'est la
volonté, que rien ne peut soumettre, si ce n'est elle-
même. Qu'une telle faculté soit en nous, qu'elle y
joue ce rôle .indépendant et souverain, dans le do*^
maine secondaire qui lui est propre, c'est là ce que
le scepticisme peut révoquer en doute, quand il fait à
la vérité et au sens commun ces violences où il se
complaît. Mais c'est là ce que reconnaît unanime-
PRÉFACE. XIX
ment le genre humain, et ce que confesse le scep-
tique lui-même, si ce n'est par ses paroles, dont le
sophisme dispose, du moins par ses actions où éclate
malgré lui Tévidence irrésistible du principe qu'il nie*
La volonté dans Thomme est ce pouvoir qu'il exerce
de se décider dans un sens ou dans Tautre, sans
que rien au monde soit capable de le contraindre, du
moment qu'il n'accepte pas de lui-même la con-
trainte. Il est manifeste que ce pouvoir est tout
Thomme, et qu'il nous constitue essentiellement.
Cette voix qui parle à notre conscience, est bien en
nous ; mais elle n'est pas nous, puisque c'est une loi
qui nous oblige ; nous ne l'avons pas faite, puisque
nous sommes impuissants à la changer, malgré toutes
les suggestions 4<î l'intérêt ou tous les aveuglements
de la passion. La volonté, au contraire, c'est nous-
mêmes, et notre personne ; c'est nous seuls, avec
notre grandeur et notre faiblesse, avec notre double
pouvoir de soumission ou de désobéissance.
C'est là ce qu'on appelle la liberté, don prodigieux
et redoutable, qui fait la force de l'homme, et qui,
selon qu'il l'emploie bien on mal, fait son bonheur
ou son infortune, son élévation ou son abaissement.
C'est là ce qu'il faut appeler, d'un mot tiré du voca*
bulaire de Kanl, l'autonomie de ta volonté, non pas
L
XX PREFACE.
que la volonté de Thomme, comme Kant parait le
croire, se prescrive à elle-même ses lois et se les
donne, mais parce que la volonté peut toujours se
soumettre ou résister auiL lois que lui dictent la
raison et la conscience. La volonté est autonome,
en ce sens qu'elle peut se décider comme bon lui
semble, même contre toute raison et contre tout
intérêt.
Ainsi, la loi qui parle dans la conscience de
Thomme et à sa raison, voilà le principe supérieur et
surhumain ; la volonté libre qui observe ou qui viole
cette loi, voilà le principe humain et subordonné. A
eux deux, ils sont la source et la clef de toute la
morale. L'homme porte donc en lui une législation,
et en quelque sorte un tribunal, qui Fabsout ou le
condamne selon les cas, et qui a pour sanction, ou
la satisfaction délicate d'avoir bien fait, ou le regret
et le remords d'avoir fait mal. L'homme se sent le
sujet d'une puissance qui est au-dessus de lui, bien-
faisante et douce s'il l'écoute, implacable s'il lui
résiste, et, quand la justice l'exige, anticipant le
châtiment du dehors par ses tortures invisibles^ dont
le coupable a le douloureux secret, même quand il
échappe à la vindicte sociale.
Ces deux grands faits de la loi morale et de la
PRÉFACE. XXI
liberté sont au-dessus de toute contestation possible.
Qui les nie, abdique son titre d'homme, et se ravale,
qu'il le sache ou qu'il Fignore, au-dessous même de
la brute ; plus intelligent qu'elle sans doute, mais
dépravé, tandis que la brute ne Test pas.
Les conséquenceg ne sont point ici moins claires
ni moins admirables que les principes. L'homme, en
acceptant de sa libre volonté le joug de la loi, s'en-
noblit loin de s'abaisser. Par sa soumission volon-
taire, il s'associe de son plein gré à quelque chose de
plus grand que lui ; il se sent rattaché à un ordre
de choses qui le dépasse et qui le fortifie. Loin de
perdre à l'obéissance, il y gagne une grandeur et
une dignité que sans elle il n'a pas. Le monde moral
où il entre par cette dépendance éclairée de sa
liberté, est le vrai monde où son âme doit vivre,
tandis que son corps vit dans un monde tout diffé-
rent, où la liberté n'a presque plus rien à Taire. C'est
une sphère de pureté et de paix« où il n'y a de souil-
lures et de tempêtes que celles qu'il veut bien y
laisser pénétrer. Le calme et la lumière n'y dépendent
que de lui seul ; et, quand il sait le vouloir, il peut
établir dans ce ciel intérieur uue inaltérable .«érénité.
Sa raison de plus en plus soumise devient de plus en
plus forte, et le terrain sur lequel elle s'appuie, de
XXII PRÉFACE.
plus en plus inébranlable et fécond. Les convictions
de la conscience s'affermissent à mesure qu'elles
s'exercent ; et, dans cet échange d'obéissance con-
sentie d'une part, et de force communiquée de l'autre,
l'homme prend à ses propres yeux une valeur qu'il
ne se connaissait pas, et que son humilité la plus
sincère peut accepter, parce qu'il eu place l'origine
au-dessus de lui. C'est là qu'il puise ce sentiment
étrange et noble qui se nomme le respect de soi,
gage assuré du respect que lui devront et que lui
donneront ses semblables et qu'il leur rendra.
En comparaison de ces biens intérieurs et sans
prix, de ces biens divins, comme disait Platon,
les biens du dehors sont assez peu estimables. Ils
sont à sacrifier sans hésitation, si ce n'est sans dou-
leur, à des biens qu'ils ne valent pas« La fortune, la
santé, les affections, la vie même ne tiennent point :
on les immole, s'il le faut, pour conserver ce qui est
au-dessus d'elles. On ne peut pas les préférer à ce
qui seul leur confère quelque prix :
Ncc propter vitam vivendi perdcre causas.
Pour une âme éclairée et suflQsamment énergique,
tous les biens se subordonnent dans cette proportion
PRÉFACE. xxni
et ce rapport ; et, quand le moment de la décision
arrive, elle est déjà toute prise, parce qu'elle est
indubitable. Ce n'est guère qu'un calcul dont le
résultat est prévu et infaillible. Seulement, c'est un
calcul en sens inverse des calculs vulgaires ; on perd
tout au dehors pour tout gagner au dedans ; et, quand
l'épreuve est bien tout ce qu'elle doit être, on se
trouve avoir gagné beaucoup plus encore qu'on n'a
perdu, jusqu'au sacrifice dernier où l'existence peut
être mise en jeu. C'est que la loi morale, en même
temps qu'elle fait tout l'honneur de Fhomme, est
aussi la règle de sa vie. Elle ne dirige pas seulement
les pensées, elle gouverne les actes ; elle prononce
dans les conflits qu'elle tranche souverainement ; et
dans l'échelle des biens divers, c'est elle qui assigne
et maintient les rangs. 11 serait déraisonnable de
dédaigner les biens extérieurs, en tant que biens ; ils
ont leur utilité; mais ce ne sont que des instruments
pour un but plus baut; et quelque valeur qu'ils aient
en eux-mêmes, ils la perdent du moment qu'on les
met en balance avec ce qui pèse davantage.
Mais la loi morale n'est pas une loi individuelle, *
c'est une loi commune. Elle peut être plus puissante
et plus claire dans telle conscience que daus telle
autre; mais elle est daus toutes à un degré plus ou
XXIV PRÉFACE.
moins fort. Elle parle à tous les hommes le même
langage, quoique tous ne reutendeut pas égale-
ment. Il suit de là que la loi morale n*est pas uni-
quement la règle de l'individu ; c^est elle encore
qui fait à elle seule les véritables liens qui Taisso-
oient à ses semblables. Si les besoins rapprochent les
hommes, les intérêts les séparent, quand ils ne les
arment pas les uns contre les autres ; et la société
qui ne s'appuierait que sur des besoins et des intérêts,
serait bientôt détruite. Les affections même de la
famille qui suflSraient à la commencer, ne suffiraient
point à la maintenir. Sans la communion morale,
la société humaine serait impossible. Peut-être les
hommes vivraient»ils en troupes comme quelques
antres espèces d'animaux ; mais ils ne pourraient
jamais avoir entr'cux ces rapports et ces liens durables
qui forment les peuples et les nations, avec les gou-
vernements plus ou moins parfaits qu'ils se donnent
et qui subsistent des siècles. C'est parce que l'homme
sent, ou se dit, que les autres hommes comprennent
aussi la loi morale, à laquelle il est soumis lui-même,
qu'il peut traiter avec eux. Si des deux parts on
ne la comprenait pas, il n'y aurait point de liaisons
ni de contrats possibles. De là cette sympathie ins-
tinctive qui rassemble les hommes, et donne tant
PRÉFACE. XXV
de charmes à la vie commime, même dans le large
cercle d'une nationalité; de là aussi cette sympa-
thie bien autrement vive, parce qu'elle est plus
éclairée, qui forme ces liens particuliers qu'on
appelle des amitiés. Sans l'estime mutuelle que deux
cœurs se portent, parce qu'ils obéissent avec une
égale vertu à une loi pareille, l'amitié n'est pas ; et
elle a besoin, pour être sérieuse et durable, de la loi
morale, tout autant qu'en a besoin la société. De
là enfin cette sympathie qui réunit deux êtres de
sexes différents, et qui constitue leur réelle union,
que l'amour même serait impuissant à cimenter
assez solidement. C'est parce que l'homme aime la
loi morale à laquelle il doit obéir, qu'il aime tous
ceux qui de plus près ou de plus loin la pratiquent
avec lui, dans la mesure oit il nous est donné de
pouvoir la pratiquer.
Je viens de parcourir en quelques mots le cercle
à peu près entier de la science morale, depuis la
conscience individuelle, où éclate la loi qui régit
l'âme humaine, jusqu'à ces grandes agglomérations
d'individus qui forment les sociétés. Mais ce serait
se tromper que de croire que la science morale ne
s'étend pas encore au-delà. Elle va plus haut ; et la
raison se manquerait à elle-même, si elle s* arrêtait à
L„._
XXV [ PRÉFACE.
moitié chemin. Une loi suppose de toute nécessité un
législateur qui Ta faite ; l'obéissance suppose néces-
sairement Fempire; et la raison n'a pas de route plus
assurée, si elle en a de plus profondes, pour arriver
à Dieu, le connaître et Taimer. Les lois humaines ne
peuvent être le fondement de la loi morale ; car c'est
elle qui les inspire^ qui les juge et les condamne,
({uand elles s'écartent de ses ordres légitimes. L'édu-
cation, invoquée par quelques philosophes, n'ex-
plique pas plus la loi morale qui la domine que les
lois publiques. Au fond, l'éducation, quelque particu-
lière qu'elle puisse être, n'est sous une autre forme
qu'une législation, imposée à l'enrant au lieu de l'être
à des hommes ; et cette législation restreinte n'a pas
d'autres bases que les législations civiles. La loi
morale, de quelque côté qu'on l'cuvisage, n'a donc
rien d'humain quant à son origine* Elle gouverne
l'homme précisément parce qu'elle ne vient pas de
lui ; et quand il veut étudier m elle les voies de
Dieu, il en reconnaît avec une entière évidence la
puissance et la douceur.
Dans le monde matériel tout entier, quelque beau,
quelque régulier qu'il soit, l'observation la plus at-
tentive ne rencontre rien qui puisse nous donner la
moindre idée de la loi morale. Les traces que par fois
PRÉFACE. xxvii
nous croyons en découvrir dans les animaux les '
mieux organisés, ne sont que des illusions. Nous leur *
prêtons alors ce que nous sommes ; nous leur suppo-
sons notre nalure, soit par une ignorance qui peul
être coupable quand elle tend à nous rabaisser à leur
niveau, soit même par une sorte de sympathie assez
puérile. Mais au vrai, il n'y a de loi morale que dans
le cœur de Thomme ; et celui qui a créé les mondes
avec les lois éternelles qui les régissent, n'a rien fait
d'aussi grand que notre conscience. La liberté,
même avec toutes ses faiblesses, vaut mieux que la
nature avec son immuable constance ; et pour une
intelligence qui se comprend elle-même, la compa-
raison n'est pas même possible, parce qu'elle est
absurde, et que la supériorité du monde moral est
absolument incommensurable. La puissance de Dieu
se manifeste donc au dedans de nous, bien plus vive-
ment qu'au dehors; et prouver l'existence de Dieu
par cette loi que nouç portons dans nos cœurs et que
confesse notre raison, c'est en donner une des
preuves les plus frappantes et les plus délicates.
Mais la mansuétude de Dieu égale au moins sa
puissance. Dans ces législations imparfaites que les
hommes sont obligés de faire à leur usage, il y a tou-
jours dans leurs injonctions et dans leurs châtimeuts
xxviii PRÉFACE.
quelque chose de grossier et de brutal, même quand
elles sont les plus justes. La peine qui frappe le
coupable, peut le détruire ; mais elle ne le touche pas;
elle Teffraie sans le corriger, La menace le détourne
sans l'améliorer. Ici rien de pareil. Dans la législa-
tion de Dieu, Thomme est son propre juge, provisoi-
rement du moins ; et c'est parce qu'il peut se juger
lui-même qu'il peut aussi éviter la faute dont il sent
Ténormité. La voix qui parle en lui l'a d'abord
averti; elle lui adresse des conseils avant de lui
adresser des reproches ; et c'est quand il est resté
sourd qu'elle sévit. Il impliquerait contradiction que
pour se faire obéir, la loi morale employât des
moyens qui ne seraient pas purement moraux. Aussi
dans cette répression, que de ménagements pour le
coupable! Que d'efforts dont lui seul a conscience,
et que rien ne divulgue au dehors, pour le ramener
au bien ! Quelle réserve et quelle discrétion ! L'homme
abuse sans doute plus d'une fois de cette clémence;
mais ce serait joindre l'ingratitude à la perversité
que de s'en plaindre. C'est bien assez de la dédaigner,
en n'en profitant pas ; il n'y a pas de cœur, même le
plus endurci, qui ne doive l'admirer, et remercier
le législateur suprême de tant de bienveillance à
côté de tant de pouvoir.
PREFACE. XMX
Une autre conséquence non moins certaine et non
moins grave de ce mécanisme divin, c'est que l*homme,
se sentant libre d'obéir ou de résister à la loi de la
raison, se sent par cela même responsable de ses
actes devant Fauteur tout-puissant de cette loi et de
sa liberté. Il n'a point à le craindre de cette crainte
qui ne convient qu'à l'esclave, puisque, par sa sou-
mission, il peut s'associer à un père plutôt qu'à un
maître. Mais il doit craindre de l'offenser, en violant
la loi dont il reconnaît lui-même toute l'équité. Si
l'homme s'iudigne en son cœur contre la faute à
laquelle il succombe, à bien plus Tortç raison doif-il
croire que le législateur s'indigne contre celui qui,
pouvant éviter cette faute, l'a cependant commise.
L'bomme qui^ par la loi morale, a dans ce monde
une destinée privilégiée, a donc à rendre un compte
de l'emploi qu'il aura fait de cette destinée. Ce n'est
pas à ses semblables qu'il le doit ; car ils peuvent tout
au plus connaître de ses actes^ qu'ils châtient quel-
quefois. Comme ils sont des sujets ainsi que lui, ils
ne sont que ses égaux ; ils ne peuvent être ses vrais
juges. Les intentions, les pensées, mobiles invisibles
de tous les actes, leur échappent absolument ; et
ce sont cependant les pensées et les intentions, en un
mot, tout ce qui se dérobe nécessairement aux
L.
XXX PRÉFACE.
justices humaines, qu'il s'agit de juger. Ou il faut
nier la loi morale, la liberté de Tbomme et sa res-
ponsabilité, ou il faut admettre, comme conséquence
inévitable, une autre vie à la suite de celle-ci, où
Dieu saura distribuer les récompenses et les peines.
Ce qu'elles seront, c'est luiseul qui en a l'inviolable
secret. Mais la science morale ne dépasse pas ses
justes bornes en affirmant que cette justice définitive
est indispensable, et que la vie de l'homme ici-bas
ne peut se comprendre sans ce complément qui doit
la suivre.
Ce n'est pas, comme on l'a dit, et Kant en parti*
culier, qu'il y ait en ce monde un désaccord inique
entre ta vertu et le bonheur. Ce monde, tel qu'il est
fait, est en général assez équitable ; et il est à pré*
sumer que c'est la faiblesse de l'homme plutôt que
sa raison qui en murmure. Il n'y a donc point à
rétablir un équilibre qui n'est pas rompu, comme on
se plaît à le répéter ; et il ne faut pas que la vertu,
si elle veut rester pure, pense trop à un salaire dont
la préoccupation sufiirait h la flétrir. D'ailleurs, en
observant bien ce monde, il est facile de voir que le
bonheur y dépend presque entièrement de nous ; il
est le plus souvent le résultat de notre conduite, et il
manque bien rarement à qui sait le chercher là où il
PRÉFACE. xxxr
est. Les âmes vertueuses sont en général Tort rési*
gnées. Il n'y a guère que le vice qui se révolte.
Kant, tout eu parlant de Téquilibre nécessaire, qu'il
ne voit que dans la vie future, ne s'est pas trouvé,
j'en suis sûr, trop malheureux dans celle-ci. Socrate,
malgré sa catastrophe, n'a pas gémi sur son sort ; et
il n'a pas douté de la justice de Dieu, même en ce
monde, parce qu'il a y fini par la ciguë. Mais si le
rapport du bonheur et de la vertu est suffisant dès
ici-bas, ce qui ne l'est point, c'est le rapport moral
de l'âme à Dieu. Indépendamment des lois exté-
rieures, l'homme avait une loi tout intérieure à
observer. Jusqu'à quel point y est-il resté fidèle?
Lui-même, tout sincère qu'il peut être avec sa propre
conscience, ne le sait pas. Le souvenir de la plupart
de ses pensées et de ses intentions, même les plus
vives, périt à chaque instant en lui. Il voudrait juger
sa propre vie avec la plus stricte impartialité qu'il ne
le pourrait point. 11 faut bien cependant quelqu'un
qui la juge; car autrement elle serait une énigme
sans mot, et l'homme ne serait guère qu'un monstre.
Ainsi la science morale, dépassant cette existence
terrestre, pénètre de l'homme d'où elle part jusqu'à
Dieu ; et elle afiirme la vie future avec les récom-
penses et les peines, aussi résolument qu'elle affirme
L_
XXXII PRÉFACE,
la vie présente. Ce ne sont pas là des hypothèses
gratuites ; ce ne sont pas même des postulats de la
raison pratique, comme dirait Kant en son bizarre lan-
gage. Mais ce sont des conséquences aussi certaines
que les faits iùcontestables d'où la raison les tire. On
peut même ajouter que ces théories sont en parrait
accord avec les croyances instinctives du genre
humain, et que les religions les plus éclairées les
sanctionnent, en même temps que la philosophie les
démontre.
Arrivée là, la science morale a épuisé la meilleure
part de son domaine ; elle a rempli sa tâche presque
entière. Il ne lui reste plus qu'à montrer comment
Thomme, soumis à une loi si sainte et si douce, la
viole cependant, et à expliquer d'oii vient en lui
cette lutte, oii il est si souvent vaincu, et cette révolte
qui le perd. La raison voit et comprend le bien ; la
liberté fait souvent le mal. Comment cette chute
est-elle possible? La cause en est assez manifeste, et
Thomme n'a pas besoin de s'étudier bien longtemps
pour la découvrir. C'est de son corps, de ses pas-
sions et de ses besoins diversifiés à l'infini, que lui
viennent ces assauts d'où il sort si rarement victo-
rieux; c'est d'un principe contraire à celui de son
âme que lui viennent ces combats^ terminés le plus
PRÉFACE. xxxiii
ordiuairemeiU par des défaites. Ce serait exagérer
que de croire que le vice- tout entier vient du corps,
et que Tânie n'a pas ses passions propres qui la
ruinent, quand elles sont mauvaises, comme celles
que le corps lui suggère. Mais on peut dire sans
injustice que la grande provocation au mal, dans
Tâme de Tbomme, lui vient du, corps auquel elle est
jointe, qu'elle peut dominer sans doute, puisqu'elle
va quand elle veut jusqu'à l'anéantir, mais qui, dans
bien des cas, la domine elle-même et la souille par
les insinuations les plus cachées et les plus sûres.
Modérer le corps, le dompter dans une certaine
mesure, lui faire la part de ses justes besoins, lui
résister dans tout ce qui les dépasse, en un mot,
faire du corps un insti*ument docile et un serviteur
soumis, voilà l'une des règles essentielles de la vie
morale, et par conséquent, une des parties considé-
rables de la science. L'union de l'âme et du corps,
c'est-à-dire, de l'esprit et de la matière, est un mys-
tère dont elle n'agite point la solution, qui appartient
à la métaphysique. Mais il est de son devoir de
rechercher les conditions de cette union, et de les
expliquer à la lumière de la loi. C'est un fait qu'elle
étudie comme les faits de conscience, et qui n'est
pas moins important. L'omettre serait une grave
L.
XXXIV PRÉFACE.
lacune ;,et Ton risquerait, en le supprimant, de n« pas
comprendre assez clairement la vie morale, qui, au
fond^ n'est qu'une sorte de duel entre ces deux
principes opposés.
Il semblerait résulter de cet antagonisme que Ten-
nemi de F homme, c'est son corps, qui sert tout au
moins d'intermédiaire au vice, quand il n'en est pas
directement la cause. Cependant cet ennemi, sans
être nous précisément, est une partie indispensaMe
de nous. C'est im compagnon nécessaire, quoique
dangereux ; et durant cette vie, nous ne pouvons
pas nous en séparer un seul instant, puisque, sans
Im, notre destinée morale n'est pas même possible.
Il y a donc à le ménager, tout en le combattant ; il
faut s'en servir en le surveillant, et s'en défier en le
conservant avec le soin obligé. La limite est des plus
délicates à tracer, et il faut prendre garde d'outrer
l'indulgence ou ta sévérité. Mais comme l'indulgence
est notre pente naturelle, il est bon que la science
morale incline plutôt en sens contraire, et elle n'est
pas assez sage quand elle n'est pas austère. De là,
dans tous les systèmes de morale dignes des regards
de la postérité, tant de règles sur la tempérance et
sur l'éducation.
L'hcNtnme aurait d'ailleurs grand toft de se plaindre
PRÉFACE. XXXV
de cette anion de Tesprit et de la matière en lui.
redoutable seulement quand il ne sait point en user.
Elle est d'abord la condition essentielle de la vertu,
ce prix dernier de la vie morale et son trésor. Sans
combats, la vertu n'est pmnt; car il est par trop
évident que, sans lutte, il n'y a point de triomphe.
De plus, Tbomme éclairé par Texpérience et sincè-
rement ami du bien, peut Taire tourner à son profit
cette influence possible du physique sur le moral.
En réglant le corps de certaine façon, on tempère
les passions de Tàme ; et par un régime bien entendu,
on tire, en partie du moins, la santé de l'âme de
la santé du corps : Mens sana in corpore sano. C'est
rame qui d'abord a réglé le corps ; c'est elle qui l'a
soumis au gouvernement convenable, et qui l'a res-
treint dans ses vraies limites. Mais, par un retour
inexplicable, le a)rps rend à l'âme ce qu'il en a
reçu ; et loin de la troubler désormais, il lui transmet
un calme et une paix qu'elle emploie à mieux com-
prendre le devoir et à le mieux accomplir. L'union
de rame et du corps est donc un bienrait, et ce n'est
pas assez le reconnaître que d'en gémir, comme le
font quelquefois les cœurs les plus purs, et d'anti-
ciper la dissolution du pacte, soit par des vœux
téméraires, s6it par un ascétisme exagéré.
XXXVI PRÉFACE.
Tel est à pen près Pcnsemblc de la science morale
et des questions qu'elle doit étudier dans tous leurs
détails, sous toutes leurs faces. Elle apprend à
rhomme où est en lui la source du bien et la source
du mal ; elle le rattache à lui-même, à ses sem-
blables et à Dieu par des liens indissolubles, et sa
mission est remplie quand elle lui a enseigné, non
pas précisément la vertu, mais ce qu'est la vertu et h
quelles conditions elle s'acquiert. La vertu ne résulte
que de Taccomplissement réel du devoir. On n'est
pas vertueux parce qu'on sait ce qu'on doit faire ; on
l'est parce qu'on a fait ce qu'on doit, en sachant, h
titre de créature raisonnable, pourquoi l'on agit de
telle façon et non point de telle autre. Mais éclairer
l'humanité sur les caractères de la vertu, lui mon-
trer avec pleine lumière la fin obligatoire de toutes
les actions humaines, et lui indiquer les voies qui
mènent à cette fin, c'est un immense service; et l'on
n'a point à s'étonner de l'estime et de la gloire qui
le récompensent. Sur la scène du monde, où ce sont
cependant les mêmes principes qui s'agitent et qui
se combattent, il est bien plus diOicile de les dis-
cerner ; ils y sont le plus souvent obscurs et douteux,
même pour les yeux les plus attentifs. Sur le théâtre
de la conscience, ils brillent d'un écRit splendide.
PREFACE. xxxvii
où rien ne les temil que rignorance intéressée d*un
cœur pervers.
Le point essentiel et le plus'pi*atique de la science,
c*est donc de démontrer irrévocablement à Tbommc
que sa loi est de toujours faire le bien, quelles que
soient les complications que le jeu des choses hu-
maines puisse amener; et que iaire le bien, c'est
obéir sans réserve, sans murmure, avec résignation'
* et, quand il le faut, avec une fermeté héroïque, aux
décrets de la raison, promulgués dans la conscience,
acceptés par une volonté soumise autant qu'intelli-
gente, et qui peuvent passer dans le for individuel
I)our les décrets mêmes de Dieu. C'est là le centre
de la vie, comme c'est le centre de la science ; mais
c'est là aussi que se livrent, dans la théorie et dans
la pratique, les grands combats. En général, c'est
par inattention ou par ignorance' que l'individu fait
le mal, et ce n'est presque jamais de propos délibéré
qu'il commet la faute, en sachant qu'il la commet,
bien qu'il y ait des natures assez malheureuses pour
qu'en elles les dons les plus beaux ne servent qu'au
vice. Mais daus la science, l'ignorance ei l'inatten-
tion ne sont pas permises ; et si, dans le cours de la
vie, il faut beaucoup d'indulgence, même envers les
coupables, il n'en faut avoir aucune envers les
i
xxxviii PRÉFACE.
fausses théories. On doit les flétrir sans pitié et en
faire ressortir l'erreur pour les rendre moins dange-
reuses ; on doit les traîner devant le tribunal incor-
ruptible de la conscience et les y condamner sans
appel. Or, à côté de la théorie du bien, seul devoir
de Tbomme, il n'y a qu'une autre solution possiMe :
c'est la théorie de Tintérêt, avec les replis et les
dédales où elle se diversifie et s'égare. L'intérêt peut
se présenter sous plusieurs formes : d'abord assez
grossier, et c'est alors la fortune, avec tous les biens
secondaires qui la constituent ; puis un peu plus
rafBné, sous l'aspect du plaisir, avec ses séductions
et ses attraits trop souvent irrésistibles ; et enfin,
moins déterminé et plus acceptable, sous le spécieux
prétexte du bonheur.
La loi morale, et par conséquent aussi la science,
doit repousser et combattre l'intérêt, sous quelque
masque qu'il se dissimule ; fortune, plaisir, bonheur
même, elle ne peut accepter aucun de ces mobiles
pour la conduite de l'homme. Ce sont eux, sans
doute, qui le gouvernent le plus fréquemment dans
la réalité ; et Ton peut même accorder que, dans une
certaine mesure, il est bon qu'ils le gouvernent.
Mais pas un d'eux n'a le droit de prétendre à l'em-
pire « ni de se substituer par une usurpation men-
PRÉFACE. XXXIX
teuse à l'exclusive soaveraineté du bien. La loi
morale, qae les cœurs ignorants on faibles se repré-
sentent sous des couleurs si sévères, afin de la
mieux éluder, n'interdit à Thomme ni la ricbesse,
fruit ordinaire et mérité de son labeur, ni le plaisir,
besoin de sa nature, ni le bonheur, tendance spon-
tanée et constante de tous ses efforts. Maïs elle lui
dit, sans quMl puisse se méprendre à la sagesse obli-
gatoire de ces conseils, qu'il doit dans certains cas,
assez rares d'ailleurs, sacrifier au bien fortune,
plaisirs, bonheur, vie même ; et que s'il ne sait pas
accomplir ce sacrifice, ce sont des idoles qu'il adore,
et non le vrai Dieu. Ces immolations, toutes rares
qu'elles sont, suffisent à qui sait les comprendre
pour révéler dans sa splendeur suprême la loi du
bien; et puisque c'est précisément dans les ren-
contres les plus grandes et les plus solennelles que
le bien l'emporte, c'est que le bien est le mattre
véritable de l'homme, et que tous les autres mobiles,
issus à diflérents degrés de l'intérêt, fortune, plaisir,
lx>nheur, ne sont que ses tyrans.
11 n'y a donc point d'excuses dans la science
morale pour ces théories relâchées, toutes sédui-
santes qu'elles peuvent elre, qui mettent l'intérêt au-
dessus du bien. Il ne doit point y en avoir davantage
XL PRÉFACE.
pour les antres théories, moins coupables, qui
tentent un compronvis, et qui veulent accoupler le
bien avec ce qu'elles appellent Tintérêt bien entendu.
SiTintérêt bien entendu est le bien, tel qu'on vient de
le définir, à quoi bon substituer un mot obscur et, tout
au moins équivoque, à un mot si simple et si clair ?
Il y a danger, comme Cicéron le remarquait, voilà
près de deux mille ans, dans ces variations arbitraires
de langage ; Tintérêt bien entendu n'en est pas moins
Tinlérêt; et l'interprétation peut changer perpétuel-
lement, non pas seulement d'un individu à un autre,
mais dans le même individu, qui n'a pas toujours
de son intérêt, même en tftchant de le bien entendre,
des notions pareilles et immuables. Si l'intérêt bien
entendu est autre chose que le bien, il est alors à
proscrire, ou du moins à subordonner. Ainsi, l'in-
térêt bien entendu ne peut pas plus prétendre à
dominer l'homme que l'intérêt dans son acception la
plus vulgaire et la moins calculée.
Je dis que la science morale, comprise comme je
viens de le faire, est la seule vraie ; et que tout ce
II
qui s'éloigne de ce type est faux.. Elle, suffit à expli-
quer et à conduire l'homme. Elle le place à sa véri-
table hauteur, au-dessus de tous les autres êtres qui
l'entourent, mais au-dessous de Dieu ; elle ne l'exalte
PRÉFACE. \i\
pas, mais elle est loin aussi de le ravilir ; elle le
soumet h une loi bjen faisante et sage, tout en recon-
naissant sa liberté, si ce n*est son indépendance. En
un mot, elle peut le sauver, sMl consent à la suivre.
Mais la science ne se fait pas illusion. Si elle sent
son importance, elle sent non moins vivement ses
bornes ; et comme elle peut à peine éclairer quelques
individus, elle ne se flatte pas de Torgueilleuse pré-
tention de gouverner les peuples. Cependant il ne
peut y avoir deux lois morales, et il est bien évident
qup la politique est soumise aux mêmes conditions
que la morale individuelle ; les principes ne changent
pas pour s'appliquer à une nation. Mais dans ces
grands corps, qui renferment des multitudes innom-
brables, et qui ont des ressorts si coupliqués, la vie
morale est bien plus confuse et bien plus difficile que
sur cette scène étroite de la conscience. La poli-
tique ne s'est guère élevée jusqa*à présent au-
dessus de Tintérèt ; et elle n'a presque jamais porté
ses regards dans une région plus haute. Servir à
tout prix, même au prix de la justice et du bien, la
«
nation qu'on commande, c'est-à-dire accroître sa
force, sa puissance, sa richesse, sa sécurité, son
honneur, tel est le but habituel des hommes d'État.
C'est à l'atteindre qu'ils consacix^ut leur génie cl
XLii PRÉFACE.
qu'ils attachent leur gloire. Les moyens qu'ils mettent
en usage varient avec les temps; et ce serait être
injuste envers la civilisation que de ne point avouer
qu'ils s'améliorent. Mais à quelle distance encore
la politique n'est-elle pas de cette notion du bien,
telle que la loi morale nous la donne I Quel espace
presque infranchissable n'a-t-elle point à parcourir !
Que de progrès n'a-t-elle point à faire, pour que la
science reconnaisse en elle sa fille légitime ! Que de
vices, que d'erreurs à détruire ! La science morale
ne peut guère aujourd'hui, comme .au temps de
Platon, qu'en détourner les yeux, tout en plaignant
les hommes d'État, plus encore qu'elle ne les blâme*
S'il n'est pas facile déjà de faire parler la raison
au cœur de l'homme, c'est une tâche bien autrement
ardue de la faire parler au cœur des peuples, en sup*-
posant qu'on ait soi-même le bonheur de l'entendre.
La philosophie en est toujours réduite au vœu stérile
du disciple de Socrate ; et elle n'a pour toute conso-
lation que les utopies non moins vaines dont elle se
berce quelquefois. Ce qu'elle a de mieux à faire,
sans cesser d'ailleurs ses ensdgnements, c'est de
s'en remettre à la providence, dont la part est bien
plus grande encore dans le destin des empires que
dans le destin des individus. Mais la science morale
PRÉFACE. XLiii
serait coupable envers rhumattité si elle abdiquait
en faveur de la politique, comme on le lui a plus
d'une fois conseillé. L'honneur vrai de la politique,
c*est de se conformer le plus qu'elle peut à la mo-
rale éternelle, et de diminuer chaque jour, en mon-
tant jusqu'à elle, Tintervalle qui les sépare. Mais la
politique, à son tour, peut récriminer contre la mo-
rale« et lui dire que le gouvernement des sociétés
serait bien autrement facile et régulier, si tous les
membres qui les composent étaient vertueux autant
qu'ils doivent l'être. Il est aisé à des sages d'être de
dociles et bons citoyen^. Mais apparemment, ce n'est
pas à la politique de faire les sages ; c'est à elle seu-
lement de s'en servir, pour les fins qui lui sont propres.
En traçant à grands traits cette rapide esquisse de
la science morale, je ne me dissimule pas que ces
traits ne m'appartiennent point, et que je les ai
empruntés, pour la plupart du moins, à des études
qui ont précédé et facilité les miennes. Je les ai
demandés à l'observation directe de la conscience ;
mais je les ai reçus aussi de la tradition ; et en pre-
nant la morale au point où je la trouve, dans notre
siècle, au fond de tous les cœurs honnêtes, je sais
bien que eux non plus ne l'ont pas faite à eux seuls,
et qu'ils doivent beaucoup de ce noble liéritage aux
XLiv PREFACE.
siècles qui nous l'ont transmis. Je crois donc qu'à
cette mesure on peut juger équitablement ies divers
systèmes qui se montrent à nous dans T histoire de la
philosophie, et qu'en les comparant à cet idéal de la
science, tout incomplet qu'il est, on peut voir avec
assez d'exactitude et de justice ce qu'ils valent. Ils
ont contribué tous à amener la science où elle en
est ; et ce n'est qu'un acte de gratitude que d'assi-
gner à chacun la part qui leur revient dans cette
œuvre commune. Il suflSra d'en prendre quelques-
uns, Platon, Aristote et Kant. Ce sont les plus
grands. J'y joindrai aussi le Stoïcisme qui peut
marcher de pair avec eux, quahd il ne les devance
pas, inais qui, n'étant point individuel, n'a pas la
même rigueur scientiGque. Sur quatre doctrines, la
Grèce nous en offrira donc trois à elle seule ; les
temps modernes ne nous en fourniront qu'une.
Qu'on ne s'en étonne pas. Dans les choses de cet
ordre, c'est le privilège de l'esprit Grec que d'avoir
surpassé le nôtre et de l'avoir instruit. Acceptons ce
bienfait avec tant d^autres en fils reconnaissants ; et
sachons en profiter sans jalousie contre notre mère.
Ces quatre systèmes sont tous conformes, dans
des proportions diverses, à la loi morale, telle que jo
viens de l'esquisser. Ils sont d'incorruptibles amis
, PRÉFACE. xrv
du bien et de la vertu ; et le devoir n*a pas compté
de cbampiops plus illustres. Ils se ressemblent donc
à cet égard, s'ils diiTèrent à quelques autres ; ils ne
sont que des échos plus ou moins sonores d'une
même pensée. Pourquoi rompre cet accord et cette
harmonie, qui a été si utile au genre humain, en
introduisant parmi eu\ les systèmes contraires?
Pourquoi faire à des doctrines dépravées Thonneur
d'une réfutation ? En donnant aux hommes un amour
intelligent et passionné du bien, on leur donne en
même temps une horreur suffisante du mal, que déjà
leur cœur repousse instinctivement, et que leur
esprit éclairé discerne et condamne. On peut sans
doute laisser dans Tombre Aristippe, Diogène même,
Epicure et Helvétius, quand on expose la foi de ,
Socrate, de Platon, de Marc-Aurèle et de Kant. Les
systèmes qui préconisent le vice sous la forme du
plaisir ou du bonheur, ont eu d'ailleurs moins d'in-
fluence qu'on ne croit. Ce ne sont pas eux qui ont
fait la corruption du temps où ils ont paru ; ils l'ont
accrue en la flattant, on n'en peut douter. Mais à
bien regarder les choses, ils trouvent encore moins
de connivence que d'obstacles dans les penchants
naturels de l'homme; et les cœurs peu nombreux
qu'ils perdent sont déjà plus d'à moitié perdus quand
xLvi PRÉFACE.
«
ils leur parlent. Les erreurs de ces systèmes sont
grossières et Trappantes. Il est assez inutile de les
signaler ; et le mieux, je crois, est de garder sur
elles un juste et dédaigneux silence. Mais il n'en est
pas de même de ces erreurs moins évidentes qu*ont
commises aussi les grands hommes que nous véné-
rons. Celles-là, précisément parce qu'elles viennent
d'eux, sont, il est vrai, peu redoutables, mais elles
déparent la beauté de leurs doctrines et leur ôtent la
perfection accomplie qu'ils cherchaient. 11 est bon
de leur enlever, si on le peut, même ces taches
légères^ pour que la loi morale apparaisse dans
toute sa pureté. C'est là, pour elle, le véritable
moyen de gagner les cœurs. Comme le remarque
« Kant ^ , ce qui fait trop souvent que les ouvrages
de morale sont peu goûtés et peu lus, c'est qu'ils ne
sont pas assez magnanimes. On croit qu'il est plus
habile de ne point présenter aux hommes le devoir
daqs toute son austérité et sa grandeur ; et l'on
échoue par des ménagements inutiles, que la cous--
cience ne comprend pas. Ainsi dans l'exposition des
systèmes, on sert bien davantage la morale en ne
(1) Kant, Fondements de la Métaphysique des mceiirs, page ûi,
tradaction française de M. Barni.
PRÉFACE. XLVii
contemplant que les dogmes sacrés des meilleurs.
Le reste ne vaut pas la peine qn*on le regarde.
Je commeocerai par le système de Platon.
Il est bien clair que parler de Platon, c'est parler
en même temps de Socrate. En métaphysique, en
dialectique, en politique, il est possible que le dis*
ci^ se soit substitué plus d^une fois à son maître.
Mais en morale, Socrate et Platon ne font qu*un ; el
Fattention la plus sagace aurait bien de la peine à
distinguer les opinions de Tun des opinions de
Tautre. Platon a écrit ce que Socrate a pensé, a dit
et a fait. On n'a rien à prêter à un homme qui dé-
montre rimmortalité de Tftme en buvant la ciguë ; et
la seule préoccupation qu'on puisse avoir, c'est de ne
pas trouver pour le mettre en scène des expressions
aussi grandes que ses sentiments et ses actes. Le style
de Platon est de tout point incomparable. Mais à qui
pourrait-on comparer la vie tout entière de Socrate,
avec la fin héroïque qui la couronne et qui l'ex-
plique? On peut croire que Socrate, s'il eût voulu
consacrer le souvenir de ses propres entretiens, n'eût
pas dit aussi bien que Platon. Mais ne peut-on pas
douter également que Platon, à la place de Socrate,
eût agi mieux que lui? Ils se complètent mutuelle-
"^
XLviir PRÉFACE.
ment; et comme dans la morale, même quand elle
n'est que scientifique, la pratique doit avoir une
grande part, c'est un bonheur merveilleux pour l'es-
prit humain qu'un écrivain comme Platon ait eu à
reproduire un personnage tel que Socrate. Ce n'est
pas seulement une théorie qu'il- expose; c'est uuo
réelle histoire qu'il raconte : c'est comme un système;
vivant, et ses Iççons ont cet inapréciable avantage
d'avoir été pratiquées par celui qui les donne. Elles
sont sublimes et simples; et les préceptes n'ont rien
d'impossible, puisque celui qui les recommande les a
lui-même appliqués, au prix de sa vie. Ce serait donc
diminuer réciproquement Socrate et Platon que de
les isoler ; et il vaut mieux nç pas plus les séparer
dans l'exposé de leur morale, que nous ne les sépa-
rons dans notre culte.
Comme Platon n'a point adopté une forme didac-
tique pour présenter ses doctrines, et qu'il a préféré
à la rigueur de la science la liberté et la grâce dra-
matique du dialogue, on est forcé, en rappelant ses
théories, de prendre un ordre arbitraire. Le cadre
que je choisirai est le même que j'ai suivi plus haut
pour résumer les principales vérités de la science
morale. Cet ordre a d'autant moins d'inconvénients
avec Platon, que c'est lui qui, le premier, en faisant
PRÉFACE. XLïx
parler son maître, a révélé ces admirables doctrines.
On pent presque dire qu'il en est l'inventeur; et
c'est les lui restituer doublement que de les contem-
pler avec lui dans l'ordre même que la science ap-
prouve.
D'abord il n'est pas de moraliste qui ait mieux
compris la conscience, sans d'ailleurs l'appeler de ><
son Yrai nom. Platon ne la distingue pas de la rai-
son ; mais personne ne l'a mieux connue ni mieux
décrite. Le premier conseil que la sagesse donne à
l'iioiiime, c'est de s'étudier lui-même. Le plus intelli-
gent des Dieux, par l'organe de son oracle vénéré, el
sur le frontispice de son temple, a sanctionné cette
prudente maxime. Connais-toi toi-même, est le poiut
de départ de toute science et de toute vertu. Socrate,
an déclin de sa vie, t se vante d'en être toujours à
* accomplir le précepte de Delphes; et il trouve
f> plaisant, quand on en est là, qu'on ait du temps de
» reste pour les choses étrangères, qui détournent el
9 dispersent l'attention de l'esprit. Quant à lui, il
» veut se borner à démêler si l'homme est en effet uu
» monstre plus compliqué et plus furieux que Ty-
» phon, ou s'il n'est pas plutôt un être doux et
» simple, qui porte l'empreinte d'une nature noble
» el divine. » Comme le type primitif des Idées et
d
L PRÉFACE.
principalement des Idées du bien et du beau, est en*
nous, acquis, suivant une hypothèse cbëre à Platon,
dans une existence antérieure, nous n'avons pour
juger du bien et du mal < qu*à les considérer tels
• quMls sont dans Tânie, loin des regards des hommes
» et des Dieux, » sans penser aux conséquences maté-
rielles que Tun et Tautre peuvent porter, gloire,
honneurs, récompenses ou châtiments. Dans ce dé-
cisif examen, il faut négliger les apparences et Topi-
nion; et c voir comment le bien et le mal sont
» ce quMls sont par leur vertu propre, dans Tâme où
)» ils habitent. » L'homme en s'observant ainsi aura
bientôt reconnu • deux parts de sa nature. Tune
» animale et sauvage, Fautre au contraire comme
y^ apprivoisée, humaine ou plutôt divine ; la première
» faite pour être assujettie à la seconde, qui la
» dompte *. »
Platon emprunte encore une métaphore pour
mieux éclaircir cette double nature de Thomme :
« Figurons-nous, dit-il, que chacun de nous est une
» machine animée sortie de la main des Dieux. Les
1
(1) Platon» traduction de M. Victor Cousin, Phèdre, pages 9, 51 ; 1
V Alcibiadc, iilx, 120; Phédcm, 230; République, lîv. If, 83,85,
et liv. IX, 227, 230 ; 'Fimêe, 236.
i
PRÉFACE. u
/'passions que nous ressentons sont cosime autant
H de cordes ou de fils qui nous tirent chacun de
n leur côté^ et qui, par l'opposition de leurs mouve-
» ments, nous entraînent vers des actions opposées,
» ce qui fait la différence du vice et de la vertu.
^ Mais le bon sens nous dit qu'il est de notre devoir
« de n'obéir qu'à l'un de ces fils, d'en suivre ton-
» jours la direction et de résister fortement à tous
y^ les autres. C'est le fil d'or et sacré de la raison,
» qui est la loi commune des États comme des indi-
n Tidus. La raison doit commander, puisque c^est en
« elle que réside la sagesse, et qu'elle est chargée de
» veiller sur l'âme tout entière. Il ne faut jamais
n écouter en soi d'autre voix que la sienne ; car la
» droite raison, c'est la voix de Dieu qui nous parle
» intérieurement. Ce n'est point honorer sufBsam-
» ment ce que l'homme a de plus divin en loi; ce
n n'est pas faire de son âme une estime assez grande
>* que de croire la relever par des connaissances, de
» la richesse ou du pouvoir. Le véritable culte que
» nous lui devons, c'est d'augmenter sans cesse en
» elle la vertu, de la défendre contre Torgueil et les
» plaisirs, contre la mollesse qui fuit lâchement les
» peines nécessaires, contre les craintes pusillanimes
)» qui tremblent devant la mort, et contre les séduc-
\
. .k
ni PRÉFACE.
» tiens même du beau, qui ne doit jamais être préféré
• au bien. Il faut nous dire que tout Tor qui est sur
» la terre ou dans son sein, ne mérite pas d'être mis
» en balance avec la vertu, et que ne pas s'attacher
» de toutes ses forces uniquement à ce qui est bon,
» c'est traiter son âme, cet être divin, de la manière
» la plus ignominieuse et la plus outrageante ^. •
Voilà ridée que Platon se fait de Tâme humaine.
Est-elle assez grande 7
Mais si la raison est à proprement parler Tinstru-
' ment du philosophe, elle n'est point son privilège.
Toutes les âmes, quoique moins éclairées que la
sienne, y participent. Elles sont toutes égales ; car
« qui pourrait dire qu'une âme soit plus ou moins
» âme qu'une autre âme? » < Quand Jupiter prenant
» pitié des premiers humains et de leurs discordes
» farouches, envoya Mercure leur faire présent de la
>» pudeur et de la justice, pour mettre de Tordre
» dans les cités, et resserrer les liens de l'union
» sociale, il lui ordonna de faire la distribution de
» ces vertus entre tous les hommes sans exception.
(1) Lois, I, pagç 54; République, IV, 2/|0, IX, 232; Thnée, 235 ;
Criton, 135; Protagoras, 57; Low, V, 254; République, IX, 209 ;
Phédon, 266.
PRÉFACE. LUI
» et de ne point les départir seulement à quelques-uns
» comme les autres arts ; car si tous n'y participent
» point, ajouta lemattre des Dieux, jamais lej^ités
» ne se formeront. » C'est de là que vient cette una-
nimité des consciences qui toutes répondent, quand
on sait les interroger, comme Socrate interroge
Polus dans le Gorgias, que le vice est le plus grand
Doial que Thomme ait à redouter, et que la vertu est le
plus grand des biens. Malgré tant d'ignorance, tant
de préjugés, tant d'intérêts et de passions, il n'est
pas un cœur qui ne dise, s'il veut s'écouter lui-même,
qu'il vaut mieux souffrir l'injustice que la commettre,
et qu'il est pis d'être oppresseur que d'être victime.
Ce sont là « les maximes que nous apprend le sens
» commun, et qui sont attachées et liées entre elles
» par des liens de fer et de diamant » comme s'ex-
prime Platon.
Ainsi le premier devoir de l'homme ou plutôt son ,
seul devoir, car celui-là comprend tous les autres,
c'est de vivre selon la droite raison. Sa plus grande
faute et sa plus grande ignorance, c'est de se révolter
contre la science, le jugement, la raison, ses maîtres
légitimes; c'est de prendre en aversion une chose
qu'il juge belle et bonne, au lieu de l'aimer; c'est
d'aimer et d'embrasser ce qu'il juge mauvais et in-
UT PRÉFACE.
juste. Mais aussi quelle sécurité , quelle force et
quel secours pour rame» quand, d'accord avec elle-
luéiqg, elle peut se rendre ce témoignage qu'elle n'a
point à se reprocher aucune pensée, aucune action
injuste ni envers tes Dieux, ni envers les hommes I Le
grand combat de la vie, c'est celui oii il s'agit de
devenir vertueux ou méchant ^. On tomberait
datis une bien grave erreur, si l'on croyait qu'un
homme qui vaut quelque chose, doive considérer
les chances de la mort ou de la vie, au lieu de cher-
cher seulement, dans toutes ses démarches, si ce
qu'il fait est bon ou mauvais, et si c'est l'action d'un
homme de bien ou d'un méchant. Tout homme qui a
choisi un poste parce qu'il le jugeait le plus hono-
rable, ou qui y a été placé par son chef, doit y de-
meurer ferme, et ne regarder ni le péril, ni la mort,
ni rien autre chose que l'honneur. Aussi lorsque
Socrate est cité devant le peuple Athénien, sous le
poids d'une accusation capitale, il n'hésite point à
mettre en pratique ces maximes. Quand il servait sa
patrie sur les champs de bataille, il a, comme un
brave soldat, gardé tous les postes ou l'avaient mis
(1) Platon, Pràtagonis, page 38; Gorgias, 262, 367; Lois, 111,
167, 165 ; Gorgias, 402 ; llépuhlique, X, 266.
PRÉFACE. Lv
les géDéraux, à Potidée, àÂmpbipoUs, à Délium. U ne
désertera pas d'avantago celui où Ta mis le Dieu, et il
continuera» malgré le danger suprême qui le menace,
Tétude de la philosophie. £n face de ses juges, il ne
croit pas mtoie, pour sauver sa tête, devoir leur faire
cette inicfiie et trop ordinaire concession des humbles
prières, et des flatteries, par lesquelles tant d'autres
ont su les fléchir. Ce ne sont pas les paroles qui lui
manquent ; c'est Fimpudence vis-à*vis de lui-même.
11 n'est point descendu aux pleurs ni à toutes les
bassesses que se permettent des accusés, qui seres>
pectent trop peu. Le péril où il est ne lui parait
point une raison de rien faire qui soit indigne d'un
homme libre. Devant les tribunaux, pas plus que
dans les combats, il n'est permis d'employer toutes
sortes de moyens pour conserver la vie. A la guerre,
il ne faut point jeter ses armes ni demander quartier.
11 ne faut point davantage dans les dangers d'un autre
ordre s'abaisser ^ à tout dire et à tout faire. U s'en va
donc, sans avoir rien perdu de son honneur, subir la
mort, à laquelle le tribunal vient de le condamner, et
ses accusateurs vont subir, l'iniquité et l'infamie à
laquelle la vérité les condamne. Il s'en tient à sa
(1) Platon, Apologie de Socnite, pages 90, 91, iili*
I
Lvi PRÉFACE,
peine, comme eux ils devront s'en tenir à la leur, et
selon lui tout est encore pour le mieux. L'important
I n'est point de vivre, c'est de vivre bien ; et c'est là
ce qui fait que Socrate repousse le dévouement de
Griton, et qu'il ne veut pas s'évader de prison pour
se soustraire à une sentence imméritée ; car il sait
que cette fuite, toute justifiée qu'elle semble, n'est
qu'une violation des lois de la patrie.
Tel est donc le premier principe pratique, que
Socrate démontre et sanctifie par son exemple. Il ne
faut jamais faire le mal sous quelque prétexte que ce
soit. Il n'est pas même permis de rendreie mal pour
le mal. Aussi, quand on dit que la justice consiste à
rendre à chacun ce qu'on lui doit, ce ne serait pas
le langage d'un sage d'entendre par là que l'homme
juste doit du mal à ses ennemis, comme il doit du
bien à ses amis; il n'est jamais juste de faire du mal
à personne.
De ce principe, Socrate tire une conséquence
nécessaire et virile, qu'on n'y a pas toujours assez
vue : c'est que, quand l'âme, par ignorance ou par
faiblesse, s'est laissée aller au mal, malgré toute sa
vigilance, son premier soin doit être de guérir la
maladie qu'elle vient de contracter et qui peut la
perdre. Or, le remède de la faute, c'est le cbâti-
j
PRÉFACE. Lvu
ment; et le coupable, loin de murmurer quand il
est puni, soit de la main des Dieux, soit de la main
des hommes, devrait se réjouir de l'expiation qui le
rachète et qui lé sauve, toute douloureuse qu'elle
peut être. La punition est une sorte de médecine
morale ; et le coupable quand il cherche à l'éviter
est comme un malade ^ qui préférerait fuir avec le
mal qui le dévore et qu'il garde, plutôt que d'aile^
trouver le médecin qui peut lui rendre la santé par
le fer ou le feu. Ces maximes, Socrate ne l'ignore
pas, semblent au premier coup d'œil choquer l'opi-
nion vulgaire ; et il est vrai que dans la réalité, on
voit bien rarement des coupables venir se livrer
4
eux-mêmes à la justice qui les doit frapper. Mais il
n'importe guère. Il ne faut pas nous mettre tant en
peine de ce que dira de nous la multitude, mais bien
de ce qu'en dira celui qui connaît le juste et l'in-
juste ; et ce juge unique de nos actions, c'est la
vérité, c'est Dieu. Si le coupable s'efforce ordinaire-
ment de se soustraire à la justice, il n'en est que
plus à plaindre ; à un premier mal qui est son crime,
il en ajoute un plus fâcheux encore, la persistance
die ce mal par l'impunité. Mais le cœur sincère et
(1) Platon, Apologie de Socrate, pages ilZi et 116; Criton, l43.
Lviii PRÉFACE.
droit, quand il a failli par hasard, bâte et provoque
de tous ses vœux la peine qui doit le réconcilier avec
lui-même et avec la vertu *.
Voilà comment Télève de Socrate comprend la loi
morale. Après plus de deux mille ans, et au milieu
de toutes les lumières de notre civilisation, que
pourrions-nous ajouter à ces nobles préceptes ? Que
pourrait nous apprendre la science, que le sage ne
■
nous ait appris ? On a reproduit sous mille formes
cet enseignement divin. Mais qu'y a-t-on cbangé ?
On a de moins la grâce de Platon ; mais a-t-on fait
autre chose que répéter ses leçons éternelles ? Elles
^nt si grandes et si vraies que les ébranler ou les
contredire, ce ne serait pas moins que renverser lu
morale et la vertu.
Mais que notre faiblesse se rassure. Le génie Pla-
tonicien est trop modéré pour que nous ayons à
craindre de lui une sévérité excessive. 11 est trop
sage pour dépasser les bornes ; et s'il a fait au devoir
cette place si large, cette place souveraine, il a fait
aussi la part du bonheur et même du plaisir. 11 ne
veut point les refuser à notre tendance iiatureile ;
mais il veut nous montrer où ils sont réelleraeni.
(1) Platon, Gorgias, pages 257, 281, 28/i.
PREFACE. Lix
L'boffime doit constamment veiller sur les deux
caDseilters insensés qu'il a au-dedans de lui, le plaK
sir et la douleur, avec les espérances et les craintes
qui les accompagnent. Il ne doit les écouter Tun et
Tautre que dans la juste mesure. Ce sont deux
sources ouvertes par la nature et qui coulent sans
cesse. Tout État, tout individu qui sait y puiser,
dans le lieu, le temps et la quantité convenables, est
ûeureux ; quiconque au contraire y puise sans
discernement et hors de propos, est malheureux.
Le souverain bien, tel que le définit le Philèbc,
n*est tout entier ni dans la raison ni dans le plaisir ;
il est dans le mélange de F un et l'autre. La propor-
tion est fort délicate sans doute à régler ; mais le
philosophe, tout en subordonnant le plaisir, ne veut
pas le proscrire, comme des doctrines exagérées
Tout essayé plus tard. C'est une grande question
pour lui que le bonheur ou le malheur de la vie, et il
n'a pas de préoccupation plus vive que de la bien
résoudre. Aussi s'attacbe-t-il avec une sorte de
passion à démontrer que, non-^seulement la vertu est
meilleure et plus belle en soi, ce qui n'est contes*
lable que pour les esprits les plus dépravés, mais
encore qu'elle est plus utile et plus heureuse.
Ceci est un point de la plus haute importance, et
I
Lx PRÉFACE.
comme les conditions de la vertu en ce monde
demeurent toujours les mêmes, la démonstration
qu'en fait Socrate nous intéresse tout autant que ses
contemporains. On se plaint aujourd'hui comme
alors des épreuves douloureuses de la vertu. Voici
ce qu'en pense la grande âme du sage, victime d'une
affreuse iniquité.
Il en appelle à Texpérience : Oui, la vertu quand
on veut en goAter, et lorsqu'on < ne Tabandonne
point dès ses premiers ans comme un transfuge,
l'emporte par l'endroit même qui nous tient le plus
au cœur. Oui, elle nous procure plus de plaisirs et
moins de peines durant tout le cours de la vie. Quel
est l'être raisonnable en effet qui puisse préférer la
folie, là lâcheté, l'intempérance et la maladie, à la
raison, au courage, à la tempérance et à la santé ?
Rien qu'à regarder le spectacle des choses humaines,
qui peut nier qu'en général et tout compensé, la
vertu n'y soit bien plus heureuse que le vice ? Elle
remporte aussi les prix de l'opinion et les distribue
à ses partisans, outre les biens solides et tout autre^
ment précieux qu'elle leur garde. Elle ne trompe
(1) Platon, Lois,l, pages, 33, 53, 54; Philèbe, le dialogue tout
entier; liépublique, IX, 200; Lois^ V, 267.
i
PRÉFACE. Lxi
jamais ceux qui l'embrassent sincèretnent. D*abord
les Dieux ne sauraient négliger quiconque s'efforce
de se rendre, par la pratique du bien, aussi semblable
à la divinité qu'il a été donné à Tbomme de le deve-
nir. Il n'est pas naturel qu'un être de ce caractère
soit abandonné de l'être auquel il ressemble. I^
vertu est donc assurée de la protection des Dieux.
Mais de la part des hommes, n'est-ce point encore
ainsi que les choses se passent ? N'arrive-t-il pas aux
fourbes et aux scélérats, la même aventure qu'à ces
athlètes qui courent fort bien en partant de la bar-
rière, mais non pas lorsqu'il y faut revenir ? Ils
s'élancent d'abord avec rapidité; maïs sur la fin de la
course, ils deviennent un sujet de risée lorsqu'on les
voit, les oreilles entre les épaules, se retirer préci-
pitamment sans être couronnés, tandis que les véri-
tables coureurs arrivent au but, remportent le prix
et reçoivent la couronne. Les justes n'ont-ils pas
d'ordinaire le même sort * ? N'est-il pas vrai qu'ar-
rivés au terme de chacune de leurs entreprises, de
leur conduite et de leur vie, ils acquièrent une
bonne renommée, et obtiennent des hommes les
(1) Platon, Lois, V, pages 267, 269; Bépublique, X, 276, 277,
278.
Lxii PRÉFACE.
récompenses qui leur sont dues ? Lorsqu'ils sont
dans rage mûr, ne parviennent-ils pas, dans la société
où ils vivent, à toutes les dignités auxquelles ils
aspirent? Quant nua méchants, lors même que
durant leur jeunesse, ils auraient caché ce qu'ils
sont, la plupart d'entr'eux se trahissent et se
couvrent de ridicule à la fin de leur carrière.
Devenus malheureux dans lenr vieillesse, ils sont
abreuvés d'outrages par les étrangers et par leurs
concitoyens, sans compter les châtiments qui ks
atteignent presque toujours dès cette vie, et que
dans l'autre leur réserve la justice incorruptible des
Dieux.
Platon est si bien persuadé de la vérité pra-
tique de ces préceptes, qu'il crmt pouvoir aller
jusqu'à fixer en chiffres précis le bonheur comparé
de l'homme juste et du méchant. Par des calculs qui
lui sont propres, il trouve que Fun est sept cent
vingt-neuf fois plus heureux que l'autre. 11 veut en
outre avec ces belles maximes, fruits d'une expé-
rience que chaque jour confirme, enchanter l'âme
des enfants, tandis qu'elle est tendre et docile, as-
suré que ce discours entrera plus aisément qu'aucun
autre dans leur esprit; et quand il a convaincu le
cœur de quelque noble jeune homme, comme Glau-
■
PRÉFACE. LXiii
con, il ferait volontiers venir un liéraut qui procla-^
mftt à haute voix, et devant le monde entier, ce
jugement prononcé parle fils d*Ariston : c Que le
» plus heureux des hommes est le plus juste et le
» plus vertueux; et que le plus malheureux est le plus
» injuste et le plus méchant. »
A ces encouragements qui ne sont pas faits pour
abaisser T&me, Socrate ajoute un conseil qui est
également propre à la calmer et à la grandir. Les
événements de la vie ne méritent pas que nous y
prenions un si grand intérêt. La raison dit qu'il est
beau de conserver le plus de sérénité possible
dans les malheurs, et de ne pas se laisser emporter
par la passion au désespoir; et cela, parce qu'on
ignore ^ si dans la sagesse des Dieux, ces acci-
dents sont des biens ou des maux ; qu'on ne gag^e
rien à s'en affliger, et que l'affliction n'est qu'un
obstacle à ce qu'il faut s'empresser de faire en ces
rencontres. L'homme d'un caractère modéré et sage
qui subit une disgr&ce, comme la perte d'un fils ou
de quelqu'autre chose atrêmement chère, supportera
cette perte plus patiemment que ne te ferait tout
(i) Platon, République, X, page 278; IX, 224; Lois, II, 101;
népublique, IX, 204 ; X, 256.
LXiY PRÉFACE.
autre homme. II n'y sera point insensible; car une
telle insensibilité est une chimère ; mais il mettra du
moins des bornes à sa douleur, soit quand il sera
vis-à-vis de ses semblables, soit quand il sera seul
vis-à-vis de lui-même. Que faut-il donc faire dans
ces épreuves ? < Prendre conseil de sa raison sur ce
» qui vient d'arriver; réparer sa mauvaise fortune
» par les moyens que la raison aura reconnu les
» meilleurs ; et n*aller pas au premier choc, portant
» la main comme des enfants, à la partie blessée,
n perdre le temps à crier; mais plutôt accoutumer
» son âme à appliquer le plus promptement possible
» le remède à la blessure, à relever ce qui est
» tombé, et à se soigner au lieu de se lamenter.
» C'est ce qu'un homme peut faire de mieux dans
» les malheurs qui lui arrivent ^. »
Je ne crois pas que le génie de la sagesse, éclairée
par une étude profonde de la conscience et de la vie,
et fortifiée par une absolue confiance en Dieu, puisse
jamais donner des conseils plus fermes, plus pra-
tiques, ni plus vrais. Us sont aujourd'hui bien rebat-
tus pour nous, s'ils ne sont guères mieux observés.
Mais quelle nouveauté n'avaient-ils point, il y a
(1) Platon, République, liv. X, pages 256, 256, 267.
PRÉFACE. Ltv
vingt-deux siècles! Et quelle lumière imdocifise et
pure Us versaient dans les cœurs I
Si Platon est aussi savant dans tout ce qui regarde
la loi morale et ses conséquences, je ne trouve pas
qu'il le soit autant en ce qui regard0 la liberté de
rhomme. Sans doute il Tadrnet ; car sans la liberté,
il n'y a point de morale. Mais il laisse planer sur
cette question essentielle quelques nuages, qu'il eût
été facile de dissiper» Il fait bien dire par THiéro-
phante, au nom de Lachésis, une des Parquei»,
filles de la Nécessité : « Chaque âme choisit de sa
» pleine puissance le Génie auquel elle vent confier
» sa vie. La vertu, qui n'a point de mattre, s'at-
p tache à qui Tbonore, et abandonne qui la néglige,
» et Dieu est innocent de notre choix. » H dit bien
dans les Lois, que t Dieu a laissé à la disposi-
tion de nos volontés les causes d'où dépendent les
qualités de chacun de nous, et que chaque homme
est ordinairement tel qu'il lui plaft d'être, suivant les
inclinations auxquelles il s'abandonne. » Mais il répète
cent fois et sous toutes les formes, que la faute est ii
involontaire, et que nul ne fait le mal de son plein ^^^
gré. Or, si le vice est involontaire, la vertu ne l'est
pas moins ; et l'homme est enchaîné pour le bien
comme pour le mal, qu'il ne fait ni l'un ni l'autre
c
Lxvi PRÉFACE.
par ^initiative de sa volonté libre. Cependant nul
n'est moins fataliste que Platon. Mais, par nMe iaé-
prise dont il ne semble pas se douter Inî-^inèBie, il
soutient quelquefois des théories paradoxales qui
mènent à ce dogme funeste et dégradant/ Comme le
vicéîesi à ses yeux lé plus grand des maux, il ne peut
pas crdre que Ton veuille jamais son propre mal ; et
il en cônotot qiië, q«and Tliomme est coupable, c'est-
à-^ite quand il s'inflige à lui-même le mat le plus
reéMtable, K^'eëi toujours malgré M. D'après ce
principe, Socrate n'tidstte pas à Mftmer tous les légis-
lateurs d'avoir dans leurs ieodes partagé les délits en
volontaires et en involontaires, et il tente de sulisti-^
tuer à bette divistott vut^ire, et inSque selon lui, une
division meillectre. C'est à l'influénoe de k colère,
du plaisir et de l'ignoraince qu'il attribue toutes les
faites; ël afln^ dégager complètement notre res-
ponsabilité) c^est sur uiie mauvais disposition du
corps OQ sur une >mauvafee éducaiâon, Clément
indépendantes de nous, qu'il fait retom^bei* cette
fatale influence ^.
(1) Platon, République, liv. X, page 280; Lois, liv. X, 265;
Protagaras, 87, 117; Ménon, 159, 162; Lois, TX, 162, 165, 171;
Thnée, 232; Gor</te, 269.
PRÉFACE. Lxvu
J^ose à peine le dire; mais sur cette question
scabreuse, Ptaton parle quelquefois un langage dont
le inatériaiisme pourrait se prévaloir*
Protagore, dans un entretien où il a plus d'une
fois Tavàntage surSocrate, a beau lui opposer les
ai^menls les plus décisifs et les plus clairs, Socrate
ne se rend pas; et il soutient, contre Tévldençe, que
la vertu étant aussi involontaire que le vice, «lie ne
peut pas être enseignée. Protagore allègue ropinion
vulgaire, c'est-à-dire le sens commun, qui blâme le
vice, qui le méprise et le chitie^ parce qu'on croit
généralement quMI dépend du coupable de mal faire
et de s'amender sous le coup de la juste peine qui le
frappe. Pour les défauts que les hommes attribuent
à la nature ou au hasard, on ne se fâche point contre
ceux qui en sont déparés. Mais pour les biens que
Ton croit accessibles à T humanité par Tapplication,
Texercice et la science^ on poursuit dMndignatioo, de
réprimandes et de châtiments ceux qui ne les ont
points et qui ont les vices contraires. Protagore
atteste en outre l'éducation qu'en public et en parti-
culier on s'efforce toujours de donner aux enfants,
dans la conviction où l'on est que ces leçons leur
seront profitables. Mais Socrate résiste à la puis-
sance de ces raisons ; et l'entretien finit sans qu'il
LxviH PRÉFACE.
ait rieo cédé au bon scos de son inlerlocalear, tant
eu feignant cependant, par une condescendance de
pure politesse, d'être ébranlé quelque peu.
Contradiction frappante, qu'il admet tout en la
signalant lui-même I II prétend que la vertu ne peut
pas être enseignée^ et il soutient en même temps
qu'elle n'est qu'Une science, c'est-à-dire qu'il suffit
de savoir ce qu'est le bien pour le faire. Si la vertu
est une science, comment se fait-il qu'elle ne puisse
s'enseigner? Est-ce qu'il n'est pas de l'essence
d'une science quelconque de pouvoir être apprise
par l'bomme, et de pouvoir se transmettre? N'est-ce
pas là un des caractères les moins contestables de
la science? Et si l'on méconnaît celui-là, était-ce
bien la peine d'instituer cette grande enquête du
Théétète *?
D'où viennent donc les hésitations de Platon, je
ne veux pas dire, ses erreurs ? Elles viennent des
plus nobles causes. D'abord tout en blâmant le cou-
pable, et même en le châtiant avec sévérité quand il
le faut, il a pour lui la pitié la plus profonde ; il
l'aime trop pour désespérer de sa guérison, et par
(1) Platon, Protagoras, V, 31, 33, 41, 50. 12Zi ; Ménon, 137,
201, et passim.
PRÉFACE. Lxix
une illusioD qui n'est qu'un excès de charité, il veut
se persuader que c'est malgré lui qu'il a failli. L'in-
dulgence est bien plus facile et bien plus douce,
quand on se dit que le crime n'a pas été volontaire ;
et le sage ne s'aperçoit pas que, dans cette fausse
théorie, il est la dupe de son cœur. En second
lieu, il s'est fait une si haute idée de la nature
humaine qu'il ne peiit pas s'imaginer qu'elle soit
volontairement capable du mal. Il la suppose faite
uniquement pour la science et la vertu. L'ignorance
et le vice lui semblent des monstruosités presque
impossibles; et il ne veut pas croire que l'intelligence
puisse jamais admettre et souffrir de son plein gré
d'aussi mauvais hôtes.
Ce sont là des sentiments très-louables sans
doute. Mais il serait dangereux de les pousser trop
loin ; et il faut surveiller avec la plus scrupuleuse
attention les conséquences qui peuvent en sortir.
Dire que la faute n'est jamais volontaire, c'est dire
qu'il n'y a jamais de faute; car la culpabilité ne peut
consister que dans la Volonté. Du moment que
l'homme n'a pas voulu, il n'est point responsable de
ce qu'il a fait ; et ce serait une odieuse iniquité de le
condamner pour un délit où son intention n'a point
participé. Le fait peut être aussi désastreux qu'on
voudra , il n'est imputable à personne. On peut le
déplorer, mais on ne peut le punir ; et Platon, sans
le vouloir, énerve toute la législation qu'il a pris
tul-mème tant de soin à édifier. A quoi bon cette
longue et minutieuse nomenclature des délits et des
peines ? Il n'y a plus de délits proprement dits ; il ne
doit plus y avoir de châtiments.
Ce qui est trop vrai malheureusement, c'est que,
sous la provocation de l'intérêt ou de la passion» lu
voix de la raison a été méconnue. Elle parlait ; mais
on ne l'a point écoutée; elle condamnait l'action
mauvaise qu'on allait faire; mais la volonté, qui
pouvait se soumettre, a mieux aimé se révolter; et
l'homme s'est rendu coupable tout en pouvant rester
innocent. Il faut accorder à Platon qu'il est des
natures qui cèdent au mal avec une facilité déplo-
rable, tandis qu'il en est d'autres qui se portent au
contraire spontanément au bien. C'est là un mys-
tère de la Providence que n'ont pu pénétrer ni
Timée, tout sage qu'il est, ni Ër l'arménien, tout
témoin qu'il a été des secrets de Tautre vie. Mais
Platon, de son côté, doit reconnaître que Protagore,
sous l'enveloppe de l'allégorie, a trouvé la vérité.
Quelques différences que l'organisation physique
mette entre les hommes, ils ont tous sans exception
PftEFACE. Lxxi
reçu eu purt^e les seotioieQte du l^ien çt <]lu mal ; et
la lumière qui les Claire, bieii qu'elle spit phis ou
moins vive, suffit toujojurs, quelque faible qu'elle
soU, à les guider» EIIq suffit swt<Mit pour que> la
justice humaine puisse exercer ses vindictes i^cesr
saires. Le coupable a su ce qi^'îl faisait ; )I Ta vo^nlu
dans un certain degré. G&ï est assez; on peut le
frapi^er avec équité, san^ d'ailleurs renoncer à te frap*
per avec i»*oportion et mesura. La justice humaine
est assez clairvoyante en ce qu'elle ne puuit en général
qu^ des coupables. Mais la parfaite s^préciation
du délU Vf )pi appartient pa& ; ses balances ne sont
pas^ assez sensibles ; et c'est Dieu seul qui peut savcÂr
avec une * précision complète jusqu'où la faute est
a^éCt et jusqu'où le châtiment équitable doit la
suivre-
Mais po^irsqivons les conséquences fâcheuses qui
sortent du principe faui^ qu'admet la g^érosité de
Platon. Si le Yice est volontaire, malgré ce qu'en dit
riaten, la vertu ne l'est pas moins. Elle n'est
pa$ Un pur don de Dieu, comme Socrate veut le faire
croire au jeune Ménon qu'il instruit ^. Certainement
Dieu n'a pas doué tous les bonotmes également pour
(i) IHaton» Mérnn, pagtt3 ^m, 231.
Lxxif PRÉFACE.
le bien, non plas que pour le mal. La vertu est aisée
pour celui qui possède une raison plus éclairée et
des passions moins violentes ; elle est plus pénible
pour l'être grossier qui a reçu moins dMnlelligence
avec des instincts plus impérieux. Mais facile on dif-
flcile, elle n'en est pas moins toujours la vertu, c'est-
à-dire, un combat ; et, si Platon avait voulu demander
à la langue grecque Tétymologie de ce beau mot, il
aurait vu que la vertu est un choix entre deux partis
contraires, et qu-elle tire tout son mérite de sa
résistance à celui des deux qu'elle n'embrasse pas.
La vertu suppose nécessairement une lutte plus ou
moins rude ; et cette lutte, c'est l'homme seul qui
l'engage et la soutient. Quelques forces que Dieu
lui ait données, il pourrait n'en pas faire usage, et,
tout assuré qu'il serait de la victoire, s'abaisser, s'il
le voulait, à la défaite. Les facultés qui rendent la
vertu possible viennent du ciel ; mais la vertu elle-
même vient de nous, et elle mérite l'estime et la
louange, comme le vice mérite le mépris. Sans
doute t par un long et constant exercice, elle devient
si naturelle au cœur qui la pratique avec courage,
qu'il peut croire l'avoir toujours possédée. Mais si
Socrate avait voulu recueillir ses souvenirs person-
nels, il se fût, selon toute apparence, rappelé un temps
J
PRÉFACE. i,x.xiiî
oii elle n'était pas en lui tout ce qu'elle devint plus
tard, quand il refusait l'offre de Griton, ou qu'il
faisait devant ses juges cette fière harangue qui lui
coûta la vie. La vertu peut donc s'apprendre; elle
peut donc s'enseigner. L'homme qui possède ce
trésor doit dans sa gratitude remercier Dieu de lui
avoir permis d'en jouir. Mais ce serait être injuste
envers soi-même que de ne pas se l'imputer. Il est
l)on d'être modeste, comme Socrate l'a toujours été.
Mais la modestie n'empêche pas la justice; et par la
même c^nse qui fait que l'homn^e s'attribue la faute,
il peut aussi sans orgueil s'attribuer la vertu.
Si j'ai tant insisté sur ce point, c'est que cette
tache est la seule que je puisse signaler dans tout le
système moral de Platon, Mais chose assez singu-
lière! cette insuffisance en théorie se borne au
principe lui-même, et ne s'étend à aucune des consér
quences pratiques qu'elle risquait de compromettre.
Platon a l'air de douter de la liberté, puisqu'il pré •
tend que le vice est involontaire. Mais le vice n'a
jamais eu d'adversaire plus implacable ; et quand il
s'agit de le guérir, jamais main plus ferme n'a tenté
«
d'appliquer le remède. Parfois même, il se laisse
aller, dans le grand et solennel traité des Lois, à une
sévérité qui peut sembler dépasser les bornes. Il
Lxxiv PREFACE.
recooBaît très-bien que la préméditalioD aggrave la
faute qu'elle constitue ; et tout en soutenant que
Fignorance est involontaire, il la ponit absolument
comme si elle ne Tétait pas. Il décrit avec une vérité
frappante les combats que rend la «liberté avant de
succomber. Il démontre que le plus beau triomphe
est celui qu'on obtient sur soi-nnême, et qu'à celui*
là est attaché le bonheur de la vie, comme le malheur
au contraire est attaché à la défaite. Il croit si bien,
en dépit de sa théorie, que Thomme peut être victo-
rieux, qu'il lui indique les moyens de remporter la
victoire, et lui conseille d'opposer aux assauts de la
volupté les fatigues corporelles, qui détournent ail-
leurs ce qui la nourrit et l'entretient. Il lui consdile
encore de lutter sans cesse contre ses penchants
naturels, et de les réprimer pour acquérir la perfec-
tion de la force. Quand il veut expliquer la tempe*
rance, il se raille bien un peu de cette expresston :
Être maître de soi-même, qu'il n'entend pas trop, à
ce qu'il dit, pour se jouer de ses jeunes interlo-
cuteurs. Mais il l'analyse pourtant avec une infail-
lible sûreté; et il en rend compte par cette dualité
de la nature humaine qu'à son grand honneur il a le
premier constatée. On est maître de soi, quand, des
deux parties dont l'homme se compose, la meilleure
PRÉFACE. Lxxv
domioe la moins boDoe. Mais quaod par le défeut
d'éducation ou quelque mauvaise habitude, la partie
moii» bonne envabit et «ubjngue la partie meilleure,
alors (Hi dit de Tbomme, en manière de reproche,
quMl est esclaye de lui-même et inteoftpérant. Enfin,
il remarque que, dans une foule d'occasions, lors-
qu'on se sent entraîné par ses désirs malgré la
raison, on se fait des reproches à soi-même^ et l'on
s'emporte contre ce qui nous fait violence intérieure-
ment ^. Voilà bien la liberté avec toutes ses condi-
tions de force et de faiblesse, de gloire et de honte,
de grandeur et d'abaissement. Mais comment Platon
a-t-il pu soutenir que le vice et la vertu sont invo-
lontaires, quand il décrit aussi clairement les
phases du conflit ?
Il n'est pas plus exact quand il croit que la vertu
est la science, et qu'il sufiit de connaître le bien pour
le faire. C'est une aberration monstrueuse, si l'on
veut, mais trè&-fréquente, de savoir qu'on fait mal,
et de n'en pas moins commettre la faute que l'on
blâme. Cette contradiction flagrante de la raison et
(1) Platon, Protagoras, p. iOlx ; Lois, I, 8, 26, 31, 62 ; VIII, 120 ;
X, 265; République, IV, 216, et page 236, Texemple de Léonce,
iiis d'Agathon.
Lxxvi PRÉFACE.
de la passion est incontestable ; et comme le philo-
sophe doit aimer la vérité plus encore qu'il n'est
philantbro[>e, il faut qu'il confesse, bien qu'à r^ret,
cette dégradation trop réelle de la nature humaine.
Ce n'est pas un faux calcul qui préfère, comme le
croit Socrate, le plaisir actuel à des douleurs futures
beaucoup plus grandes ; ce n'est pas une ignorance
de la nature des choses ; c'est une perversité qui
préfère le mal au bien, tout en les connais^nt l'un
et l'autre dans leur valeur diverse. Le mécbant
n'ignore point ce qu'il fait; il se complaît, au con-
traire, dans le vice auquel il se livre. Il sent bien
qu'il se perd ; mais il court à sa perte, tout en la
déplorant. C'est même cette défaite de sa raison qui
constitue sa faute ; car, s'il ignorait ce qu'il fait, il ne
serait ni coupable, ni responsable devantles hommes
ni devant Dieu. Ainsi, à ce premier point de vue, la
vertu et la science ne sont pas identiques. On peut
savoir et ne pas faire ; on peut faire le contraire de
ce que l'on sait. Puis, n'est-il pas dangereux de
donner à croire qu'en cette vie savoir c'est agir, que
penser c'est faire, et qu'il suffit de la théorie sans la
pratique pour constituer la vertu parfaite? Si la
vertu est en effet la science, l'homme doit se borner
à savoir pour être vertueux ; sa vie morale se réduit
PRÉFACE. LxxYii
à la contemplatioD ; et alors, ses devoirs les plus évi-
dents et les plus indispensables en ce inonde ne
risquent-ils pas de s'abfmer et de disparaître dans ce
devoir imaginaire que son intelligence se crée à
plaisir? Rien n*est pins loin, je l'avoue, de la pensée
de Socrate et des exemples qu'il a personnellement
donnés. Mais ses principes, outre qu'ils ont l'inconvé-
nient d'être des paradoxes, renferment ces fâcheuses
conséquences. Tout éloignées qu'elles sont, un temps
viendra où des esprits moins sages développeront ces
germes dangereux, et les mystiques d'Alexandrie
pourront, sans trop d'erreur, s'intituler les nou-
veaux disciples de Platon.
Mais j'ai bâte de fuir le terrain de la critique, et
je reviens à celui de l'admiration, que je n'aurai plus
à quitter.
Platon a parfaitement démontré que la vertu ne
consiste pas dans un seul acte vertueux, et que,
pour être réelle, il faut qu'elle soit le résultat d'une
longue pratique. Elle est, comme il le dit lui-même,
« l'harmonie de l'habitude et de la raison. » Il a vu tout
aussi bien que la vertu est une sorte de milieu, et
que, la nature humaine étant ce qu'elle est, la voie la
plus sûre à suivre est celle qui s'éloigne des extrêmes.
11 recommande la tempérance, qui, « considérée toute
Lxxviu PRÉFACE.
» seule, est assez iDsigoifiante et mérite à peine
» qu'on en parle, » mais qui donne aux autres qualités
ou leur enlève tout leur prix. Laisser libre carriène
à ses passions et chercber à les satisraire est un ma4
sans remède; c'est mener um vie lioaieiéuse ^
déréglée, qui ne peut conduire qu'à la honte ^ au
malheur. la vertu et le boniieur se trouvent mille
fois plus aisément dans la proportion et dans Tégâ-
lité. Aussi, en apposant que les âmes puissent iaire
un cboiK S comme elles en font un dans les Champs-
Élysées, selon le récit d'Er Tarménien, le sage leur
conseillerait de savoir se fixer pour toujours à un
état médiocre, et d'éviter également les deux extré*
mités. Quand le prudent Ulysse, appelé le dénier,
vient aussi pour choisir, il ne cherche point une de
ces conditions brillantes et périlleuses où les pas -*
i»ons de tout genre apprêtent à l'âme tant de chutes.
« Le souvenir de ses longs revers l'ayant désabusé
<{ ée l'ambition, il chercha longtemps, et découvrit à
« grand' peine, dans un coin, la vie tranquille 4' un
« lioffime privé, que toutes les autres âmes avaient
« dédaignetfôement laissée à l'écart. En l'apei'cevant
(1) Platon, Lois, I, 72; III, 186; VI, 351, VU, 12; Gorgias, 362;
République, X, 289.
PRÉFACE. Lxxix
« eofin, il dit que, quand il aurait été le premier à
« clioisir, il n'aurait pas fait uu autre choix. » Platon
a poussé cette théorie de la tempérance jusqu'où elle
peut aller ; et ce n'est pas pour l'individu seulement
qu'il a fait de la modération le gage le plus assuré de
la vertu, c'est encore pour l'Ëtat. Tout puissant
qu'il est et quelque nomfoi*eux qu'en soient les élé-
ments, l'État ne peut vivre que par les mêmes prin-
cipes qui Mît vivre les individus; l'excès le perd
lofft aussi bien qu'eux; et la démocratie exagérée
d'Athènes ne peut pas plus se ptimiettre le bonlieur
et la durée, que le despotisme sans frein de la mo-
narchie des Perses. La tempérance, indispensable aux
particuliers, s'ils veulent être heureux, l'est tout
autatft pour les peuples; et le législateur est bien
aveugle) qui pousse à l'extrême le principe sur lequel
il fHTétend organiser l'État, dont la tutelle lui est
remise K
Je fie m'arrête point aux théories de IPIaton sur
l'éducation ; on sait assez tout ce qu'elles ont de vrai
et de firatique, sans parler de leur grandeur et de
leur noblesse. Parmi ceux qui, plus tard, ont écrit
sur ce sujet, il n'en est pas un qui n'ait amplement
•
(i) Platon, népubliquc, X, page 292 ; Lois, fil,. 199.
Lxxx PRÉFACE,
puisé à cette source aussi pure qu'abondante, qui ue
se tarira pas plus que la vérité. Tout en assurant
que la vertu ne peut être enseignée, Socrate n'en
fait pas moins les efforts les plus heureux pour ren-
seigner à renfance, et c'est encore à lui qu'il faut
demander la discipline qui fait les intelligences éclai-
rées, les bons citoyens et les cœurs vertueux.
Jusqu'à présent, nous n'avons étudié sur ses
traces que la vertu considérée en elle-même. Voici
maintenant les conséquences sociales et religieuses
de la vertu. Je commence par les premières.
C'est la vertu qui, s'épanouissaot dans la justice et
la bienveillance, est le véritable lien des. sociétés.
Que deviendraient'Clles sans les relations de toute
sorte que les citoyens qui les composent, foraient
entre eux? Et que seraient ces relations entre des
êtres doués de raison, si la vertu n'eu était la pre-
mière base? C'est Jupiter lui-même qui l'envoya au
genre humain, quand il voulut réformer l'œuvre trop
incomplète des deux fils de Japel. 11 n'y a d'amitié
possible et durable qu'entre les hommes de bien ; et
la vertu, qui est la condition du bonheur individuel,
est aussi la condition du bonheur dans la société.
Les méchants ne peuvent rester longtemps unis. Si
l'intérêt les rapproche un instant, bientôt il les
PRÉFACE. Lxxxi
sépare. LMntérèt, aidé du vice, encolle plus iustabië
que lui, les arme les uns contre les autres ; et la
société, si elle n'était composée que d'êtres mé-
chants, ne pourrait pas subsister un seul jour. Cet
axiome antique, que «Le semblable recherche le
semblable, » n'est vrai qu'à moitié. L^homme de bien
seul est ami de Thcmme de bien. Le méchant ne
saurait former jamais, ni avec le bon, ni avec le
méchant, son semblable, une véritable amitié. Mo-
bile et changeant comme il l'est, toujours diffi^ent
de lui-même et contraire à lui-même, il peut encore
bien moins ressembler à un autre et l'aimer. Plus
un méchant se rapprochera de son pareil et fera
société avec lui ^, plus il devra devenir son ennemi;
car il lui fera quelque injustice. Et comment serait*
il possible que l'offenseur et l'offensé restassent bons
amis ?
Au contraire, la vertu appelle naturellement, entre
deux cœurs qui l'aiment d'une ardeur égale, la bien-
veillance mutuelle, garantie de la paix dans l'État.
Les citoyens sont unis entr'eux, parce qu'ils re-
cherchent en commun le bien, dont ils ont fait le
devoir sacré de toute leur vie. Mais un cœur géné^
(1) Platon, Protagoras, page 38; Lysis, 69 ; Phèdre, 08.
Lxxxii PRÉFACE.
rees ne se conteote pas de celte bienTeillance tonte
spoBtanée pour ceux qui lui ressemblent. La vertu
lui inspire un sentiment plus difficile et plus rare.
Comme il n'a pas seulement des gens de bien autour
de lui, il faut qu'il sache vivre avec les méchants ; et
comme il s'est interdit de jamais Taire le mal, il n'en
fera pas plus à ses ennemis qu'il n'en fait à ses amis.
Loin de là ; il sait que le mal qu'on Tait aux êtres
méchants les rend encore plus vicieux qu'ils ne sont,
comme ces bêtes rétives qu'un écuyer malhabile
rend indomptables, par les coups qu'il leur donne.
Faire du mal, même aux méchants, est une maxime
qui n'est qu'à l'usage des tyrans ou des insensés,
d'un Perdiccas, d'un Périaodre, d'un Xerxès. Le
sage, an contraire, adoucira le méchant par le bien
qu'il lui fera> ou tout au moins par l'exemple de sa
propre justice. Le méchant est par dessus tout digne
de pitié, parce qu'il a l'âme malade, c'est-à-dire la
partie la plus précieuse de lui-même. Il est vrai qu'il
y a des cœurs tellement corrompus qu'ils en sont
iacurables, et leur vices sont montés à un tel excès
qu'il est très^difficile ou même impossible de les gué-
rir, Mais ce sont là des exceptions aussi rares qu'elles
sont douloureuses. Pour la plupart des méchants,
leurs maux laissant quelque espoir de guérison, il
i
PRÉFACE. Lxxxni
faut à leur égard réprimer sa colère, et ne point
se laisser aller à des emportements et à d'aigres ré-
primandes qui ne feraient que les cabrer, et ies éloi-
gner du remède ^.
Ce qui donne à tous ces préceptes de Socrate une
grandeur et une originalité qui leur sont propres,
c^est qu'il ne se borne pas à les exposer : il les pra-
tique, et sa vie' entière n'en est que la longue et
pénible application. Dès qu'il a reçu du Dieu de
Delphes sa mission sainte, et qu'il s'est éclairé lui-
même, il ne cesse d'éclairer ses concitoyens* Sous
les formes les plus bienveillantes, que n'exclut point
ilronie comme il l'entend, il leur donne les plus
utiles conseils, et il porte dans les consciences sin-
cères la lumière qu'il puise dans la sienne. C'est un
devoir si étroit pour lui de faire du bien à ses sem-
blables^ et dû les sauver, s'il le peut^ qu'auprix même
de la vie il ne renoncerait pas à le remplir. Les Âtiié-
niens lui diraient : « Socrate, nous rejetons l'avis
» d'Anytus^ et nous te renvoyons absous; mais c'est à
)» condition que tu ces^râs de philosopher et de faire
» tes recherches accoutumées, et que si tu y re-
» tombes et que tu sois découvert, tu mourras. »
(1) Platon, Lois, T, page 13 ; IV, 264 ; Utpublique, I, 20.
Lxxxïv PRÉFACE.
Socrate n'hésiterait point à leur répondre : « Âtbé-
»» niens, je vous honore et je vous aime ; mais j'obéi-
y> rai au Dieu plutôt qu'à vous. Tant que je respirerai,
» et que j'aurai un peu de force, je ne cesserai de
» tous donner des avertissements et des conseils, et
«
» de tenir à tous ceux que je rencontrerai mon lan-
» gage ordinaire. Si même je me défends à cette
» heure, ce n'est pas pour l'amour de moi, comme
* où pourrait le croire ; c'est pour l'amour de vous,
» de peur qu'en me condamnant vous n'offensiez le
» Dieu. » Telle est la conviction de Socrate, telle est
sa charité envers les autres hommes, que, quand on
a entendu son apologie, on n'est pas étonné de le
voir devancer de quelques siècles le christianisme
lui-même, et dire aux citoyens de sa république :
«Tous tous qui faites partie de l'État, vous êtes
» frères : » car lui-même il n'a pas oublié un. instant
qu'il était le frère de ses bourreaux, i
. On devine assez quelles sont les doctrines reli-
gieuses qui doivent couronner des doctrines morales
de cet ordre, et la théodicéo de Platon et de Socrate
est bien facile à tirer de leur morale. Si la voix qui
(1) Platon, Apologie de Socrate, pages 93, 95 ; République, III,
187.
PRÉFACE. Lxxxv
parle à notre conscience est celle de Dieu ; s'il est la
législateur auquel nous devons tous obéir, si tous les
hommes ne forment qu'une grande famille, il est
clair que leur père commun, c'est Dieu lui-même,
qui leur a permis de l'aimer, comme ils s'aimcui
entr'eux. L'homme est en communication perpé-,
tuelle avec lui. « Il ne saurait jamais lui échapper,
« fût-îl assez petit pour pénétrer dans les profon-
» deurs de la terre, fût-il assez grand pour s'élever
« jusqu'au ciel. » lîncore bien moins pourrait-il rem-
porter jamais sur les. Dieux, et se soustraire à cet
ordre inviolable qu'ils ont établi, et qu'il faut infini-
ment respecter. L'impiété la plus grave, après celle
qui nie l'existence de Dieu, c'est de ne pas croire à
sa providence; c'est de supposer qu'elle puisse un
seul instant délaisser l'homme et le perdre de vue,
livré sans contrôle à la fureur de ses vices ou à
l'impuissance de ses vertus. Le titre le plus beau et
le meilleur de l'homme, c'est d'être « un jouet
« sorti des mains de Dieu. » Nous n'avons rien qui ne
vienne de sa libéralité, et nous ne saurions assez le
remercier par nos prières, par nos offrandes et par un
cuite assidu. Il est notre force, et nous ne sommes rien
sans lui. « t)ieu, suivant l'antique tradition, est le
» commencement, le milieu cl la fin de tous les êtres ;
lAxxvi PRÉFACE.
» il marche toujours en ligne droite, conformémenl
» à sa nature, en même temps qu'il embrasse l'uni-
n vers. La justice le suit, vengeresse des infractions
^ faites à sa loi. Quiconque veut être heureux doit
» s'attacher à elle, marchant humblement et modes-
/ tement sur ses pas. idais, pour celui qui se laisse
^ enfler par l'orgueil, qui livre son cœur au feu des
» passions, et s'imagine n'avoir besoin ni de maître,
» ni de guide. Dieu l'abandonne à lui-même; et,
» ainsi délaissé, il ne tarde pas à payer la dette à
» l'inexwable justice, et finit^ar se perdre, lui, sa
» famille et sa patrie. ^ »
Puisque tel est l'ordre immuable des choses, que
doit penser, et que doit faire le sage ? Évidemment,
tout homme sensé pensera qu'il faut être de ceux
qui s'attachent à Dieu. Mais quelle est la conduite
agréable à Dieu 7 Une seule ; car Dieu étant pour
nous la juste mesure de toutes choses, et non pas
rhomme, comme on l'a si vainement prétendu, il
n'est pas d'antre moyen de s'en faire aimer que de
travailler de tout son pouvoir à loi ressembler,
autant, du moins, qu'il est donné à l'homme d'at-
teindre à cet inaccessible modèle. Assuré de cette
(1) Platon, Lois, liv. X, piiges 267, 253; VU, 39; IV, 235; IV, 233.
PHÉFACE. Lxxxvii
affinité et de cette c parenté divine, » persuadé qae
la Providence veille sans cesse sur lui, comme sar le
reste du monde, soutenu par l'assentinient de sa con-
science lui rendant ce témoignage qu'il se soumet
docilement à l'ordre général, que peut-il craindre dans
r univers entier? Gomment son cœur se refuserait-ii
k croire à cette vérité consolante, qu'il n'y a rien à
redouter pour l'homme de bien, ni durant cette vie,
ni après la mort ? Si quelques revers l'atteignent sur
la terre, comment ne conserverait*il . pas la ferme
conflance que les Dieux lui accorderont ce quMIs ne
manquent jamais d'accorder aux gens de bien, l'adou*
cissement des maux qui les affligent, le changement
de leur condition présente en une meilleure, tandis
qu'au contraire, les biens moraux qu'ils possèdent,
loin d'être passagers, leur sont acquis à jamais?
C'est en de telles espérances, c'est en de « lelle&
« ressouvenaoces • qu'il faut passer sa vie, les rap-
pelant distinctement à soi*même et aux autres, eu
toute occasion, dans les moments sérieux comme
dans ceux d'amusement ^.
11 mesembleque, quand on a bien compris tout ce
qu'a de magnanime et de fortifiant cette absolue
(i) Platon. Lois, liv. IV, page 234; >^, 263; V, 266.
Lxxxvm PRÉFACE.
confiance en Dieu, on comprend mieux la tranquillité
imperturbable de Socrate en face de la mort, sans
d-'ailleurs avoir peut*être la force de la partager.
11 8*est appris dès longtemps à mourir; et la philoso-
phie, qui enseigne à Tâme à subsister de sa vie propre
et à s'isoler de • la folie du corps » , n'est au fond,
comme il le dit, qu'un apprentissage de la mort. Mais
ce n'est pas là ce qui fait son inébranlable sécurité.
11 pourrait être préparé à mourir et redouter cepen-
dant les conséquences dont la mort sera suivie. Mais
pour lui de deux choses l'une : ou la mort est l'anéan-
tissement absolu et la destruction de toute conscience,
comme bien des gens sont trop portés à le croire ; ou
c*est, comme on le dit, un simple changement et le
])assage de l'âme d'un lieu dans un autre. Si la mort
est la privation de tout sentiment, un sommeil sans
aucun songe, quel merveilleux avantage n'est-ce pas
que de mourir? Car que quelqu'un choisisse une
nuit ainsi passée dans un sommeil profond, qu'aucun
songe n'aurait troublé, qu'il compare cette nuit avec
toutes les nuits et tous les jours qui ont rempli le
cours entier de sa vie, et qu'il dise en conscience
combien il a en de jours et de nuits plus heureuses
et plus douces que celle-là. La mort étant quelque
chose de semblable ; elle n'est pas un mal : car alors
1
PRÉFACE. Lxxxix
la durée tout entière ne paraîtrait plus ainsi qu'une
seule nuit. Mais si la mort, comme le croit Socrate,
est le passage de ce séjour à un autre, et que là soit
le rendez- vodis de tous ceux qui ont vécu, quel plus
grand bien peut-on imaginer ? Il n'ose affirmer,
malgré son espoir, quMl s'y réunira bientôt à tous les
hommes vertueux, frappés comme lui par l'iniquité.
Mais ce qu'il affirme sans hésitation, et avec autant
d'assurance qu'il affirmerait son existence présente,
c'est quMl trouvera dans l'autre monde, des Dieux,
amis de l'homme, dont ils sont les vrais juges ; c'est
qu'il est une destinée réservée aux hommes après
leur mort, et que cette destinée, selon la foi antiqui;
du genre humain, doit être meilleure pour les bons
que pour les méchants ^.
Telle est la foi de Socrale; tel est le dogme saint
qu'il n'a point, de son propre aveu, révélé au monde,
mais qu'il a consacré par sa mort, et comme scellé de
son sang.
Ce n'est point ici le lieu de rappeler tous les argu-
ments par lesquels Socrate essaie de démontrer l'im-
mortalité de l'âme dans cette tragédie du Phédon. Je
(1) Platon, Phidon, pages 198, 199, 206; Apologie de Socrate,
page 118.
xc PREFACE.
ne dis pas qu'ils soient tous également puissants.
Mais qu'importe ? Le spectacle de sa grande âme, et
de la foi qu'il confesse en buvant le poison, est le
plus invincible des arguments ; et toos ceux de la
dialectique la plus habile ne valent pas celui-là. Sans
doute, elles sont bien fortes les raisons qui persuadent
Criton, Cébès, Simmias, ApoUodore, et Phédon,
témoin avec eux, et narrateur de ce drame déchi-
rant. Mais l'exemple de Socrate persuade bien mieux
encore. La vérité seule peut donner tant de cons-
tance. Il est vrai que le plus difficile n'est pas de
croire avec Socrate ; ce n'est pas même de mourir avec
autant de courage que lui : c'est de vivre comme il a
vécu ; et nous devons nous dire qu'on n'a tant de
confiance en la justice et la bonté de Dieu, que quand
on les mérite par une irréprochable vie. Il n'y a que
les cœurs purs qui voient aussi clair; et le vice,
même sans être incurable, a cette triste conséquence
qu'en même temps qu'il nous ravit la vertu, il nous
prive encore de la vérité. Il obscurcit la vie future,
autant qu'il ternit et dégrade celle-ci.
Ainsi, pour Platon la vie à venir apparaît sous les
couleurs les plus sereines ; et l'âme du juste peut y
marcher sans trouble. La vie future est le complé-
ment nécessaire de la vie présente. Mais elle n'en
PRÉFACE. xci
est point la réparation. Uhomnie n'a point à se
plaindre ici-bas du sort que lui ont Tait Ie3 Dieux ; et
les biens dont il y jouit sont assez grands, quand il
sait les acquérir par sa vertu, pour qu'il n'ait point
à gémir de sa destinée. Mais il doit rendre compte
de cette destinée à qui la lui a permise; et ce
sont des juges qui le recevront dans Tabtre monde.
11 comparaîtra devant eux dépouillé de tout cet atti-
railqui Tentourait durant Texistence, etqui empêchait
ses semblables de te connaître à son prix réel. Le
juge qui Tattend au-delà de cette vie doit examiner
immédiatement i avec son âme Tâme de chacun, et
il n'y aura point de subterfuge qui puisse lui cacher
les fautes* On peut tromper les hommes sur la terre ;
aux enfers, on ne trompe point Minos ; et la sentence
qu'il rend est infaillible, comme la punition est iné-
vitable pour le méchant qu'il condamne. C'est à
l'homme, pendant qu'il vit, de s'assurer contre des
vengeances qu'il dépend de lui de prévenir ; et s'il a
su jouer < le jeu de la vie, » il n'a d'abord rien à
perdre avec les hommes ; et il a tout à gagner avec
les Dieux, pleins de bienveillance pour la vertu qu'ils
ont inspirée et qu'ils récompensent.
Les adversaires de Socrate comme Callîclès, Polus
(1) Platon, Gorgias, page /i05.
xcii PllÉFACE
et Gorgias, prennent tout cela pour des contes de
vieille femme et n*en font aucun cas. Parce que la
tradition populaire, écho assez obscur de la con-
science humaine, leur présente des fables puériles,
ils rejettent avec elle les graùds principes qu'elle
voile sous des allégories. Il est probable que de nos
jours le scepticisme n*est guère moins répandu qu'au
temps des Sophistes. Mais on peut répondre aux
Calliclès de notre temps ce que Socrate répondait à
ses contradicteurs : « Vous n'auriez droit de ne tenir
» aucun compte de ces préjugés de la foule que si,
« après bien des recherches, vous pouviez trouver
» quelque chose de meilleur et de plus vrai. En
« attendant, vous ne sauriez nous prouver qu'on
•> doive mener une autre vie que celle qui nous sera
» utile^ quand nous serons là-bas. Il nous faut suivre
» la route qui conduit au bonheur et pendant la vie
r> et après la mort ; et le meilleur parti à prendre est
» de vivre et de mourir dans la culture de la justice
» et de la vertu ^. »
Nous pouvons ajouter avec Socrate qu'il n'y a rien
de plus important pour l'homme que d'avoir sur ces
problèmes des idées justes ; car c'est de là que
(1) Platon, Goryias, pages /i05, 411; Lois, VU, hO; X, 220;
Pièpubliquc, S, 266.
PRÉFACE. xciir
dépend sa bonne on sa mauvaise conduite. Les esprits
légers n'y voient nulle conséquence. Mais comme
rintervailc qui sépare notre enfance de la vieillesse
D*est rien en comparaison de la durée entière, il est
bien aveugle Têtre immortel, quiborue ses vues à un
temps si court, au lieu de les étendre à toute la durée.
Voici donc à peu près Tensemble de la morale pla-
tonicienne, considérée dans ses principaux traits, en
laissant de côté tant de détails vrais et gracieux qui
la parent et la complètent : étude approfondie de la
conscience, et dans Tindividu et dans rbumanité;
notion du devoir donné pour guide et pour flambeau
à la vie ; nécessité salutaire de Teipiation ; sagesse con-
sommée, qui, à côté du devoir, ne refuse à Thomme
ni le plaisir ni le bonheur; appréciation exacte de la
nature et des effets de la vertu dans cette vie ; ma-
gnanimité qui prend héroïquement son parti des
épreuves auxquelles elle est soumise ; charité intelli-
gente; humble soumission aux volontés de Dieu;
espérance devant la mort; certitude d'une vie future;
confiance sans bornes en la justice divine, à laquelle
Thomme ne peut se soustraire; tel est le code
moral de Socrate, ou plutôt sa religiou, qui, depuis
lui, n'a point cessé et ne cessera jamais d'être la
religion des âmes éclairées et pures.
xciv PRÉFACE.
J'en terminerais ici l'éloge avec l'exposition, si je
ne tenais à montrer encore quelle est la source oh
Platon a puisé tant de vérité, tant de grandeur et de
justesse. C'est dans l'idée qu'il s^est faite de la nature
humaine, idée pleine de la plus exquise mesure, qui
n'exalte point l'homme et ne le rabaisse point, qui
lui enseigne précisément ce qu'il est, qui ne le met
point au-dessus de sa condition réelle, et qui ne le
ravale point au-dessous, qui lui donne un légitime
orgueil sans rien ôter à son humilité nécessaire, qui
ne le fait ni trop puissant ni trop faible, et qui, sans
l'enlever à aucun de ses devoirs sur la terre, lui
montre sans cesse le ciel auquel il est destiné.
Socrate est le premier, je crois, parmi les sages,
qui ait essayé de prouver, par une étude attentive,
l'empreinte de Dieu marquée dans la nature de
rhomme. Partant de cette idée profonde d'Anaxa-
gore, que, dans le monde, Tintelligence est le prin-
cipe de tout, il en tirait, comme il le dit dans le
Phédon^ cette conséquence qu'une intelligence ordon-
natrice et créatrice doit avoir tout disposé pour le
mieux, et que, pour connaître la nature de chaque
chose, il n'y a qu'à chercher la manière la meilleure
dont elle peut être. L'homme, dans ce qui sei rap-
porte à lui, ne doit chercher à connaître, comme
PRÉFACE. xcv
dans tout le reste, que ce qui est le meilleur et le
plus parfait. Heraclite, avant Socrate, avait bien dit
qu'en comparaison de Thomme, le plus beau des
singes doit semUer laid, de même que Thomme le
plus sage ne paraîtra qu'un singe vis-à-vis de Dieu,
pour la sagesse et la beauté. Mais, loiu de se borner,
comme le philosophe Ionien, à Tétude du corps,
Socrate, guidé par le grand principe du mieux, ne
s'occupe que de Fâme; et c'est par elle seule qu'il
veut étudier la nature humaine. Pour bien savoir ce
qu'est véritablement l'âme, iLn'y a qu'une méthode
efficace et régulière. Au lieu de la considérer, comme
on le fait trop souvent, dans l'état de dégradation où
la mettent son union avec le corps et tant d'autres
misères, il faut la contempler attentivement des
yeux de l'esprit, telle qu'elle est en elle-même,
dégagée de tout ce qui lui est étranger. Mais comme
ceux qui verraient Olaucus le marin auraient peine
à reconnaître sa première forme, défigurée par les
flots, sous des amas de coquillages, d'herbes marines
et de cailloux qui le cachent, ainsi l'âme s'offre à nos
regards défigurée par mille passions et mille maux.
Mais l'endroit par où il la faut considérer, c'est son
goût pour la vérité. Il faut voir à quelles choses elle
s'attache, quels commerces elle recherche, étant par
xcvi PRÉFACE.
sa nature de la même famille que ce qui est dÎTin,
immortel, et impérissable; il faut voir ce qu'elle peut
devenir, lorsque, se livrant tout entière à cette pour-
suite, elle s'élève, par ce noble élan, du fond des
flots qui la couvrent aujourd'hui ^.
Quand donc l'âme trouve-t-elle la vérité ? N'est-ce
pas surtout dans l'acte de la pensée que la réalité se
manifeste à elle ? Ne pense-t-elle pas mieux que
jamais, lorsqu'elle n'est troublée ni par la vue ni par
l'ouïe, ni par la douleur ni par la volupté, et que
renfermée en elle-même, et se délivrant, autant que
cela lui est possible, de tout commerce avec le corps,
elle s'applique directement à ce qui est, aGn de le
connaître ? N'est-ce pas alors que l'âme du philosophe
méprise le corps, qu'elle le fuit et cherche à être
seule avec elle-même? Est-ce par quelque sens cor-
porel qu'elle saisit les Idées du bien, du beau, du
juste, de la grandeur, de la force, en un mot l'es-
sence de toutes les choses ? Est-ce par le moyen du
corps qu'on atteint ce qu'elles ont de plus réel ? Ou
bien ne pénètre-t-on pas d'autant plus avant dans ce
qu'on veut connaître, qu'on y pense davantage et avec
plusde rigueur?
(1) Platon, Pfwdon, page 277; Ilippias, 121; République,
liv. X, 273.
PRÉP'ACE. liCAU
Mais rânic, rattachée à rintelligencc infinie par son
goût pour la vérité, s'y rattache bien plus étroitement
encore par son goût pour le bien. C/est Tldée du bien
qui répand sur les objets de la connaissance, la
lumière de la vérité, et qui donne à Tâme, qui connaît,
la faculté de connaître. Cette Idée est comme le prin-
cipe de la vérité et de la science. Mais quelque
belles que soient la vérité et la science, on ne se trom-
pera point en pensant que Tldée du bien en est
distincte, et les surpasse encore en beauté. De même
que, dans le monde matériel, le soleil rend visibles les
choses visibles, et qu'il leur donne en outre la vie,
faccroissement et la nourriture, sans être lui-même
rien de tout cela ; de même les êtres intelligibles ne
tiennent pas seulement du bien ce qui les rend intel-
ligibles; ils en tiennent encore leur être et leur
essence, quoique le bien lui-même surpasse infiniment
l'essence en puissance et en dignité. Mais Dieu n'a
pas permis uniquement à l'homme de comprendre le
bien , sans lequel l'univers resterait une énigme
inexplicable ; il lui a permis encore de le faire ^,
l'associant ainsi à sa grandeur ineifablc. C'est en
(1) Platon, Phéclon, pages 202, 203; République, VI, M, !\S, 56,
57 ; va, 103, 108.
xcviir PRÉFACE.
réalidant cette Idée du bien qoe la justice et les
autres vertus empruotent d-elle leur utilité et tous
leurs avantages. L'amour sous ses formes les plus
attrayantes ou les plus austères, depuis la Vénus
UraAfe jusqu'à la Vénus populaire, ne consiste qu'à
voutoir posséder le bien. L'homme se trompe souyent
dans la recherche de ce qu'il aime. Mais c'est tou-
jours au lAoiAs sôus l'apparence du bon qu'il le
|)Oursuit; car c'est le bien, avec toutes les choses
divines qui lui ressemblent, le beau et le vrai, qui
nourrit et fortifie les ailes de Fftme, comme au con-
traire tout ce qui est laid et mauvais les souille et les
détruit. On ne désire que ce qu'on croit bon ; et le
bien, qui est la loi du monde et de rintelligence de
Fhommé, est aussi la loi de sa volonté et la condition
dé son bonheur. Quand il ne fait pas le bien, c'est
qu'il rîgnore; S lui suffirait de le voir pour s'y
porter d'un irrésistible instinct. Placer lé bonheur
dans le plaisir, au lieu du bien, c'est la plus grande
des absurdités ; car « c'est croire que les appétits de
la bête sont des garants plus sûrs de la vérité que les
discours inspirés par une muse philosophe. » Ce qui
nous honore véritablement, c'est d'embrasser ce qui
est bien, et de perfectionner ce qui ne l'est pas, mais
peut le devenir. Il n'est rien dans l'homme qui ait
PRÉFACE. xcjx
DatnrelleBient plus de disposition que Tânie à fuir le
mal et à poursuivre ie souverain bien, et lorsqu'elle
Ta atteint, à s*y attacher pour toujours ^.
Quand on se fait une si haute idée de Tbomme, il
n'est pas étonnant qu'on lui propose une si grande
morale, et qu'on lui promette de si belies destinées.
Mais cette théorie est-elle un rêve? L'homme estait
autre en effet qne ne le croit Platon ? Sa nature est-
elle inférieure à ce qu'en dit le philosophe ? Le sage
s'est-il trompé dans ses asi»rations. trop sublimes ou
trop bienveillantes ? Je le demande à la civilisation
tout entière, au christianisme, à la philosophie.
L'homme n'est*-il pas ce que Platon le fait ? Et comme
Timée le dit dans on langage solennel et poétique, et
tout ensemble profondément vrai : < Ne sommes-nous
» pas une plante du ciel et non de la terre ? » Com-
prendre l'homme autrement, c'est le méconnaître.
Que tous les systèmes étroits et dédaigneux qui
nient la grandeur humaine, le sachent bien : ils ne
sont pas seulement dégradés et bas, ils sont de plus
complètement faux. Ils se piquent d'observer les faits.
(1) Platon, Banqmt, pages 306, 312, 318 ; Phèdre, li9 ; Phiièbe,
/i31, 469; Phédon, ^oe, m; République, VI, 56; Vil, 108; Lois,
V, 258.
c PRÉFACE.
et ce sont précisément les Taits les plus manirestes
qui leur échappent. Dans Tordre général de la créa-
tion, la place de rhomme est celle que Platon lui
assigne. Le confondre avec les animaux, même les
plus élevés, c*est être aveugle. Ne point avouer sa
supériorité incommensurable ou plutôt la différence
absolue de sa nature, c'q^t fermer les yeux à la
lumière; c'est employer Tintelligence à renverser
rintelligcnce même. La science, depuis deux mille
ans, en a beaucoup appris sur Torganisation physique
de rhomme, et sur les propriétés de la matière, au
milieu de laquelle il vit. Mais elle ne sait pas un mot
de plus que Socrate sur la nature propre de Tbomme
et sur ses rapports véritables avec le monde et avec
Dieu.
Ce qui me frappe peut-être encore davantage
dans ces théories, que les siècles adoptent sans les
changer, c'est qu'en découvrant à T homme sa gran-
deur, elles ne lui ont rien celé de sa faiblesse. De
telles clartés, entrevues pour la première fois, auraient
pu éblouir de moins fermes regards. Mais ceux de
Socrate ont vu le mal, comme ils voyaient le bien; et
rhumilité de son âme n'a pas été moins sincère que
le juste orgueil permis par de si nobles croyances*
Quand le Dieu de Delphes déclare à Chéréphon qu'il
PRÉFACE. n
n'y a point au monde d'homme plus sage que So-
crate, le philosophe est bien étonné d'un pareil
éloge, qu'il est si loin de se décerner à lui-même. Il
croit cependant à la parole du Dieu ; car un Dieu no
peut mentir ; et il reste longtemps dans une extrême
perplexité sur le sens de Toracle. Il se compare donc
consciencieusement aux autres hommes, et la seule
supériorité qu'il se trouve, c'est que les autres
croient savoir, quand de fait ils ne savent rien, tandis
que lui ne croit point savoir quand il ne sait point.
C'est en cela seulement qu'il est un peu plus sage.
Voilà donc jusqu'où peut aller la sagesse humaine.
Quelle qu'elle soit, elle n'est pas grand'chose, ou
plutôt elle n'est rien; car Apollon seul est sage, et le
plus sensé d'entre les hommes, est celui qui, comme
9
Socrate, reconnaît que sa prétendue sagesse n'est
qu'un néant. Quant à la vertu purement humaine,
elle ne va guère plus loin que la science ; et lorsque
Socrate met les vertus de notre monde en parallèle
avec l'idéal qu'il conçoit, il trouve l'homme moins
vertueux encore que savant. La demeure de la
vertu est dans l'âme des Dieux, et l'on n'en découvre
que de faibles vestiges sur la terre. Ce sentiment de
faiblesse est si naturel à l'homme qu'il n'ose même
pas tout ce qu'il peut, et qu'on n'a jamais vu un
cj( PRÉFACE.
homme parfaitement conforme dans ses actions,
comme dans ses principes, au modèle de la vertu,
autant que le permet Tinfirmité de notre nature.
Entre les mains de la Divinité, les hommes ne
semblent guère à Socrate que des automates, dans
lesquels il se rencontre à peine quelques parcelles
de venu et de vérité; et quand on reproche au philo-
sophe de parler avec bien du mépris de Tespèce
humaine, il demande qu'on excuse tant de dédain ,
parce que c*est en regardant du côté de Dieu que
rimpression de cette vue divine lui a inspiré ces
humbles aveux ^.
Cest que le plus grand mal de T homme est un
défaut que nous apportons tous en naissant, que tout
le monde se pardonne, et dont par conséquent per-
^npe ne cherche à se défaire. On rappelle Tamour-
propre. Sans doute cet amour, précisément parce
que la nature Ta mis en nous, a quelque chose de
légitime et même de nécessaire. Mais il n'en est pas
moins vrai que, quand il est excessif, il est la cause
ordinaire de toutes nos erreurs. On s'aveugle si aisé-
ment sur ce qu'on aime ! On juge si mal de ce qui
(1) Platon, Apologie de So^rmfe, pages 70 à 76; Lois, X, 267;
Ucpublique, VI, 3U et 38; Lois, Vll, 61 ; Plivdon, 299.
PKEFACE. cm
est juste, bon et beau, quand on croit devoir tou-
jours prérérer ses intérêts à ceux de la vérité ! Qui-
conque veut devenir un grand liomme ne doit pas
s'aimer lui-même ni ce qui est à lui. U ne doit aimer
que le bien, soit en lui-*même, soit dans les autres,
sous peine de tomber dans sià conduite en mille
fautes inévitables. Le devoir de tout bomme, c'est
d'être en garde C4)ntre cet amour désordonné de soi-
même, et de ne pas rougir de s'attacher à ceux qui
valent mieux que lui.
Ainsi, de quelque côté que Ton considère la doc-
trine de Platon, elle aboutit à ce grand résultat qu'elle
admet dans la nature humaine deux principes diffé-
rents, unis par des liens qui sont mystérieux, sans
être obscurs. L'un, de ces principes, qui nous
rai^rocbe de Dieu, doit dominer souverainement
l'autre, qui nous ravale à la bête. 11 est donné à
l'boiQme de jouir, pour son bonheur et sa gloire, de
deux ordres de biens, qu'il ne doit jamais confondre
sous peine de se perdre : ici les biens divins de
l'ftme, la prudence, la tempérance, la justice et le
courage, parties de la vertu ; là, les biens humains,
encore précieux sans doute mais inférieurs, la santé,
la beauté, la vigueur et la richesse. 1^'État s'égare
comme l'individu, quand il donuc la préi'éreucc aux
^
ciY PRÉFACE.
seconds sur les premiers, et qu'il tend à développer
la Tort une et le pouvoir des citoyens plus que leur
vertu. *
Pour ma part, je cherche vainement ce qu'on
pourrait objecter à ce noble système. Il n'est pas
seulement le plus beau , il est encore le plus vrai ;
et Texpérience de la vie, pour qui la comprend dans
toute sa sincérité et son étendue, ne Tait que le con-
firmer de plus en plus. La vertu est ditTicile à
l'homme; mais c'est pour lui le plus assuré dos
refuges. C'est elle, malgré des apparences contraires,
qui mesure son bonheur ; et c'est avoir une vue bien
superficielle des choses que de douter de cette frap-
pante vérité. Aussi, je l'avoue, je ne puis tenir le
moindre compte de ces attaques dont le système pla-
tonicien a été, et sera certainement encore, le perpé-
tuel objet. 11 n'est pas pratique, a-t-on dit et
répètera-t-on sans cesse ; et l'on triomphera en pro-
clamant que le philosophe connaît peu les hommes,
qui sont tous si éloignés de l'idéal qu'il leur propose.
D'abord, je crois que Socrate connaissait les hommes
de son temps; et la preuve c'est qu'il ne s'est jamais
(1) Platon, Lois, V, 265; Pkiltbe, Zi69; République, IX, 227;
Lois, I, 20 ; II, 93; V, 289,292 ; XU, 386 ; Rëpubliqiw, II, 65.
N
X
PREFACE. cv
I
trmnpé sur ie sort qui Tattendait. Trente aus avant
d'être frappé par un jugement inique, il le prédisait,
en conversant avec Gorgias et les Sophistes, dont il
réfutait les funestes doctrines. Mais il faut ajouter
que Socrate n'a pas moins bien connu les hommes
de tous les temps. Les sociétés actuelles, bien que
fort améliorées sous tant de rapports, sont encore
bien vicieuses. Mais par leurs progrès moraux, dont
elles sont plus fières apparemment que de leurs
progrès matériels, elles donnent peu à peu raison au
philosophe, qui les conviait à entrer dans ces voies
salutaires. D'ailleurs, la question n'est pas en morale
de savoir ce que sont Jes hommes; elle est surtout
de savoir ce qu'ils peuvent et doivent être; et le
sage trahirait sa conscience, et ceux à qui ses con -
seils s'adressent, s'il pensait plus au succès qu'au
devoir. Au fond, il n'est personne qui conteste ces
principes évidents. Mais comme il est plus aisé de
critiquer ces admirables règles de conduite que de
les suivre, on se dédommage contre le système des
efforts qu'il demande. On le déclare inaccessible à
la faiblesse humaine, pour ne point prendre la peine
de monter jusqu'à lui. On se dispense de le réaliser,
sous le vain prétexte qu'il n'est pas assez positif.
Mais il n'en est rien» malgré tout ce qu'eu peuvent
cvi PRÉFACE.
dire la passiM ou l'intérêt daos leurs aveuglements.
Ce système, tout idéal qu'il est, n'en est pas moins
encore le seul pratique; et les dangers que Ton
court quand on s'en écarte, sont en proportion de
rélcûgnement où Ton s'en tient.
Je termine ici ce que j'avais à dire du système de
Platon, et je passe à celui d'Aristote.
Nous entrons avec lui dans un tout autre monde^
et bien que nous restions encore dans une sphère
très-élevée, nous aurons beaucoup à descendre.
L'esprit grec est à son apogée avant Philippe et
Alexandre ; et la Grèce, qui est sur le point de perdre
sa liberté, va commencer cette longue décadence
qui, de chute en chute, durera encore plus de mille
ans, et toujours au grand profit de l'intelligence
humaine. Je ne dis pas qu'Arislote soit déjà sur la
pente fatale; et à bien des égards, son vaste génie n'a
pas de supérieurs, si même il a des égaux. Mais en
morale, il est bien loin de son maître ; et il est sorti
de ces régions sereines où pendant vingt ans il avait
pu être guidé par lui. Il connaît profondément la vie,
et les tableaux qu'il en trace sont de la plus rare
exactitude. Mais il ne s'élève point assez au-dessus
d'elle. On dirait qu'il croit sullisaut de la peindre,
PRÉFACE. cvii
sans chercher à la juger et surtout à iatconduire. 11
oublie trop souveot, malgré des prétentions con-
traires, que le moraliste doit être un conseiller et non
un historien. Sans doute, rexpérience est une chose
très-précieuse, et il est bon qu'en morale elle tienne
sa place. Mais il ne faut jamais lui accorder qu'une
place secondaire; et quand Thomme doit prendre
une grande décision, il vaut mieux quMl sache ce
qu'il doit faire que de savoir ce que Ton fait. La
conscience l'inspirera toujours mieux que la pratique
la plus consommée de la vie. C'est qu'Aristote s'at-^
tache un peu trop aux faits, et qu'il ne s'attache .point
assez aux idées. Dans toutes les branches de la
science, c'est là une méthode peu sûre, malgré ce
qu'on en croit ordinairement. En morale^ c'est une
méthode fausse, parce que, dans le domaine de la '
liberté, les faits ne sont que ce que nous voulons
qu'ils soient, et qu'ils importent beaucoup moins que
les principes et les intentions qui les produisent.
Cependant, tout différent qu'Aristote est de Platon,
il n'a pour ainsi dire point une seule théorie qu'il
ne la lui emprunte. Toutes celles qu'il expose, il les
lui a prises, en les transformant. Le caractère géné-
rale de sa morale est tout autre ; mais les doctrines
particulières sont uu fond les mêmes. Gela se com-
cviii PRÉFACÉ.
prend saus^iae. On ne peut pas être si longtemps
le disciple d'un tel maître sans recevoir beaucoup de
lui, quelque indépendant et quelque fort qu'on puisse
être par soi-même. On peut bien combattre quelques-
uns des enseignemens qu'on a entend us, comme
Aristote a combattu le système des Idées, avec plus de
sévérité souvent que de justesse. Mais tout eo se
faisant un adversaire, on ne reste bien des fois qu'un
écho, et en désapprouvant l'ensemble de la doc-
trine, on reproduit, à son insu, une foule de détails
qu'on en tire, sans même les reconnaître. Ce n'est
point être injuste envers Aristote que de douter qu'il
eût fait jamais sa morale, s'il n'eût été à l'école de
Platon. C'est là qu'il a trouvé tous les germes de
ses grandes théories sur le bien, sur la vertu, sur la
tempérance et le milieu, sur le courage, sur
l'amitié, etc.
Voilà d'où viennent les ressemblances. La différence
radicale s'explique encore mieux, s'il est possible.
On a vu dans Platon quelle était sa doctrine
psychologique, et la démarcation profonde qu'il
établissait entre l'âme et le corps ; il faudrait dire
plutôt, l'intervalle infranchissable qu'il met entre les
deux principes dont l'homme est composé, comme
l'atteste hautement le témoignage de la conscience
PREFACE. cix
et la voix du genre humain. L*âmeest, pour Platon,
l'élément supérieur et distinct, qui a sa nature et ses
destinées propres ; et lorsque Griton désolé demande
à Socrate qui va boire le poison : a Socrate, com-
» ment l'ensevelirons-nous? » Socrate lui répond:
« Tout comme il vous plaira , si toutefois vous
» pouvez me saisir et que je ne vous écbappe pas. •
Pais regardant a^ec un sourire plein de douceur ses
disciples tout en larmes; « Mes amis, ajouta-t-iU
» soyez donc mes cautions auprès de Criton, mais
» d'une manière toute contraire à celle dont il a
» voulu me cautionner auprès des juges. 11 répon-
» dait pour moi que je ne m'en irais pas. Vous
» an contraire, répondez pour moi que je ne serai
» pas plus tôt mort que je m'en irai jouir de Télicités
» ineffables, afin que le pauvre Criton prenne les
» choses plus doucement, et qu'en voyant brûler
» mon corps ou le mettre en terre, il ne s'afflige pas
» sur moi, comme si je souffrais de grands maux, et
» qu'il ne dise pas à mes funérailles qu'il expose
» Socrate, qu'il le porte, qu'il l'enterre. Car il faut
» que tu saches, mon cher Criton, lui dit-il, que
» parler improprement, ce n'est pas seulement une
>» faute envers les choses ; mais c'est aussi un mal
> que l'on fait aux âmes. 11 faut avoir plus de cou«
ex PRÉFACE.
» rage et dire que c'est moa corps que tu enterres ;
» enterre-le donc comme il te plaira, et de la manière
» qui te paraîtra la plus conforme aux lois K »
Aristote n'a pas profité de cet avertissement su-
prême ; et il est difficile de parler de Tâme plus impro-
prementqu'il ne Ta fait. Il Ta confondue avecle corps,
auquel elle est jointe, et dont elle n'est selon lui que
racbèvement, ou pour prendre son langage, TEnté-
lécbie. Plus coupable que Griton, ce n'est pas sous
le coup de la douleur qu'il commet cette confusion
déplorable; c'est dans un de ses ouvrage les plus
élaborés et les plus approfondis, le Traité de l'âme.
Il parcourt la nature entière pour démontrer que le
principe qui sent et pense en nous, est le même qui
nourrit notre corps et qui fait végéter la plante.
L'âme n'a donc point d'existence propre ; elle est
toute corporelle; et Aristote, par un silence assez
peu philosophique, en ce qu'il est peu courageux,
ne dit pas un mot de l'immortalité de l'âme, que
tend à nier toute sa doctrine unitaire et matérialiste.
Ainsi, Platon distinguant l'esprit et 19 matière a
(1) Platon, Phédon^ page 315 et suiv. de la traduction de
M. Cousin. J'ai déjà cité ce passage, aune intention analogue, dans
ma préface à la traduction du Traité de l'âme, p. LI.
PRÉFACE. CXI
sans cesse les yeux fixés sur la vie future, qui com^
plète et qui explique celle-ci. Âristote, au contraire,
ne s'ioquiète en rien de la vie future, parce qu'il
n'y croit pas, non plus qu'à une àme immatérielle.
»
De là, toute la diiférence des deux systèmes, séparés
de la distance d'opinions diamétralement opposées,
Uft c6ié oii Aristote reprend l'avantage, sans com-
penser d'ailleurs cette profonde infériorité, c'est
celui de la forme. Tout admirable qu'est l'art de
Platoft, on sent de reste que le dialogue ne peut être
l'kistrument de la science. Quand le dialogue repro-
duit les entretins d'an Socrate, et que c'est un
lUaton qui l'emploie, on en comprend la grandeur et
la beauté» Dans d'autres mains, sans parler même
des mains maladroites et vulgaires, c'est un moyen
insuffisant et trop peu sérieux ; c'est un jeu d'esprit
qui fausse et obscurcit la pensée, sans lui donner la
moindre grâce. Aristote s'est bien gardé de suivre ce
dangereux exemple ; et il a imposé à la science la
forme didactique que depuis lors elle n'a point dû
changer. C'est un grand mérite sur lequel j'ai
insisté ailleurs ^, et dont il faut lui savoir beaucoup
de gré. En morale, ce mérite est éclatant ; car la
(i) Voir ma préface à la traduction du Traité de l'âme, p. hXXlL
r
cxïï PRÉFACE.
sévérité même de son géoie s'accorde parraitemenl
avec le grave sujet qu'il traite. Je ne veut pas dire
que la Morale a Nicomaque, le plus achevé des trois
ouvrages de morale qui nous sont parvenus sous le
nom d'Aristote, soit composée d'une manière irré-
prochable. Tant s'en faut. Par suite des circons-
tances qu'on connaît, l'auteur n'a pas pu y mettre
la dernière main ; et de plus, selon toute apparence,
le temps y a fait plus d'une injure. Mais cependant ,
malgré ces ruines trop mauifeste§, la morale a reçu
d'Aristote la forme scientifique qiii lui convient, et
qu'elle ne doit pas quitter. Il en résulte que pour
exposer son système, nous n'aurons point à chercher
un autre ordre que celui qu'il a choisi Ini-mêmo.
Il débute par un excellent principe qu'il demande
à Platon, sans le comprendre d'ailleurs comme lui.
On n'agit jamais, dit-il, qu'en vue du bien. A Ten*
tendre poser cet admirable axiome pour son point de
départ, on pourrait croire qu'il va suivre les traces
de son maître, et marcher dans le même chemin avec
plus de méthode et de régularité. Mais il n'en est
rien; et cette première illusion, qu'on perd bientôt,
sera suivie de bien d* autres, dont il faudra également
se défendre. On agit toujours en vue du bien, mais
c'est en vue de son propre bien ; et Aristote n'hésite
PRÉFACE. . Gxiu
pas à établir comme un principe inconlestable, que
le bonheur est la fin dernière de toutes les actions dé
l'homme. 11 ne s'agit donc plus ni de devoir ni de
vertu, donnés par Socrate et Platon pour la fin su-
prême de la vie humaine; il s'agit du bonheur
uniquement; et le philosophe, sur ce terrain glissant,
va rechercher les conditions du bonheur, tel qu'on
le comprend d'ordinaire et qu'on le poursuit dans
le monde.
11 esta peine besoin de dire qu'on ne trouvera,
dans le système d'Aristote sur le bonheur, aucun de
ces sentiments vulgaires et grossiers, dont plus tard
rÉpicuréisme a fait étalage. Loin de là, Tidée
qu'il se fait du bonheur est délicate et même élevée ;
et cette première et capitale erreur étant admise, il
la corrige, sans d'ailleurs la reconnaître, par les
développements qu*il lui donne. Il se demande avec
une sagacité profonde quelle est la fonction spéciale
de l'homme ; et d'après les grands enseignements qu'il
a reçus dans l'école Platonicienne, il répond que
l'œuvre propre de T homme, et son privilège parmi
tous les êtres animés, c'est l'activité de l'âme
dirigée par la vertu. Ce sera donc là évidemment la
condition première de son bonheur; car un être
qui va conlfe la fin que sa nature lui impose, est à la
cxïv PRÉFACE.
fois un être dépravé et malheureux. Mais il n'est pas
moins évident qoe la vertu à elle seule ne fait pas le
bonheur, et le philosophe en atteste, avec toute vérité,
et Texpérience de la vie, et l'opinion commune, à
laquelle il semble tenir beaucoup plus qu'il ne con*
vient. Il faut lui accorder que la vertu est très-loin
de suflSre au bonheur, tel que le vulgaire l'entend ; et
que réduite à ses propres ressources, elle fait, aux
yeux de la foule, une assez triste flgure. Aussi, à cette
condition première^ Aristote enjoint bien d'autres^ Il
trouve qu'il est très-difficile d'être heureux, quand
on est dénué de tout ; et que ce sont des instruments
indispensables que les amis, la richesse et rinflueûce
politique. Voilà déjà bien des choses. Mais comme il
en est beaucoup d'autres dont la privation altère le
bonheur de ceux à qui elles manquent, il faut joindre
à ces premiers éléments nécessaires pour être heu-
reux, la noblesse de la naissance, une honorable
fatnille et même la beauté : « En ^et, dit assez juste-
* ment Aristote, on ne peut pas affirmer d'un homme
» qu'il soit heureux, quand il est d'une difformité
» repoussante, quand il est d'une mauvaise nais-
» sance, ou quand il est isolé et sans enfapts, ni
» même quand ses enfants et ses amis sont d'une
» perversité incurable. » Ce n'est pas même tout
PRÉFACE. cxv
enœrc. « Comme une senic hirondelle ne fait pas te
» printemps, > et comme un seul acte vertueux ne
constitue pas la vertu, il faut au bonheur une conti-
nuité qui le développe et qui raffermisse. On ne peut
assurer d'un homme qu'il soit heureux, parce quMl
Test quelques instants. Il faut qu'il le soit durant la
meilleure partie de sa vie, si ce n*est durant sa vie
entière. Voilà tout ce qui est requis pour le bonheur
véritable.
Âristote est tellement satisfait et de sa définition
du bonheur et de la haute idée qu'il s'en fait, qu'il
n'hésite point à le regarder comme une chose surhu-
maine. Qui peut se flatter, d'abord, de réunir tant de
conditions exceptionnelles? Et qui peut se flatter
surtout de les conserver longtemps, même quand ii
lui a été donné de les réunir? 11 y a là quelque chose
de mystérieux et de di^in qui dépasse l'homme, bien
que ses efforts personnels ne soient pas tout à fait
impuissants. Le bonheur est donc comme toutes les
choses supérieures et divines : placé au-dessus de nos
louanges, il mérite nos respects et nos hommages, de
même qa'on ne fait pas l'éloge des dieux, mais qu'on
les adore*
Je ne nie pas qu'il y ait du vrai dans cette théorie,
et je conçois jusqu'à certain point ce fétichisme du
cxYi PRÉFACE.
bonheur. Il Taut être bien favorisé du ciel pour réunir
à la rois, et conserver de longues années, vertu,
richesse, naissance, beauté, affections, etc.; et le
fortuné mortel qui jouit de tant de trésors, est assez
rare dans Tespèce humaine pour qu'on Tadmire,
quand il se rencontre. Mais je dis que c'est une
V' erreur déplorable de donner à la vie le bonheur pour
fui suprême. C*est tout ensemble mal observer les
faits, et fausser la conscience. En fait, je soutiens
que rhomme ne recherche pas le bonheur dans tous
ses actes. Il est une foule de cas oh, même sans être
un héros, il sacrifie, de propos délibéré, tout ce qui
s'appelle le bonheur au devoir, bien autrement impé-
rieux que rintérêt. Aristote n'était pas si loin de ces
guerriers de Marathon et des Thcrmopyles, tombés
pour la i3atrie, et qui ne songeaient guère apparem-
ment à leur bonheur, en se faisant tuer à leur poste.
Mais la conscience, interrogée par le philosophe,
répond plus clairement encore que l'histoire; elle
nous dit avec un accent que nous ne pouvons mécon-
naître, que le bonheur n'est rien, quand on le met en
balance avec le devoir, et que c'est une perversité de
lui donner la préférence. En général. Dieu et la con-
science nous demandent très-rarement ces doulou-
reux sacrifices; et la plupart du temps, la vertu
I
PREFACE. cxvii
n'exclut point le bonheur, au sens restreint cii le
comprend Àristote. Dieu a voulu que, dans le cours
ordinaire des choses, rbomme pût rechercher le
bonheur sans manquer à la vertu. Mais il n'estt pas
moins certain qu'il veut aussi que, dans les circons-
tances suprêmes où s'élève le conflit , ce soit le
bonheur qu'on immole, au proGt du devoir qui ne
doit jamais fléchir. C'est là le premier axiome de la
sagesse ; c'est le seul qui soit conforme à la réalité*
et qui soit digne d'une philosophie éclairée. Se trom-
per sur cette base de la loi morale, c'est risquer de
ne rien comprendre à la vie humaine ; et il faudra
bien des efforts de génie pour ne point se perdre sur
cette voie périlleuse.
De cette erreur essentielle, en sont sorties bon
nombre d'autres, moins graves, mais encore très-
fâcheuses.
Celle qui se présente tout d'abord, c'est d'avoir
subordonné la morale à la politique. Au début de
son ouvrage comme à la fin, Aristote soutient cette
opinion étrange, que c'est la politique qUi est la
science fondamentale ou architectoniqùe, pour em-
prunter sou expression ; et il entend par là, « que la
» politique détermine non seulement quelles sont les
> sciences indispensables à l'existence des États,
ctriii PRÉFACE.
» Utils encore celles que les citoyens doivent ap-
» prendre, et dans quelle mesure il faut qu'ils les
» possèdent. » Pour donner à sa pensée toute la
clarté désii*able, il ajoute « que le but de la poli-
» tique embrassant les buts divers de toutes les
» autres sciences, c*est elle qui est la sdencc du
» bien suprême de Tbomme K » Ce n'est donc pas
seulement parce que TÉtat est plus important que
rindividn, et parce qu'il est plus beau de faire le
bonheur d'une nation que celui d*un seul homme,
que la politique est au-dessus de la morale ; elle la
dépasse encore en dignité scientifique, et son objet
est supérieur de toute la distance d'une science
partielle à une science générale et complète. Aussi,
Aristote fait-il de la morale un ûmple préliminaire
. de la politique, qui seule peut « achever selon lui, la
philosophie des choses humaines, > que la morale
ébauche d'une manière assez imparfaite.
Soumettre sous ce rapport la morale à la poli-
tique, ce n^est pas moins que renverser l'ordre des
choses. C'est précisément le contraire qui est le
vrai; et la politique n'a pas un principe que la mo-
(1) Aristote, Morale à JSicomacfuc, livre I, cli. 1, §§ 9 — 12, et la
fin de l'ouvrage.
PRÉFACE. cxix
raie ne le lui donne. Je demande ce que serait la
législation dans les États si la morale ne Tinspirait
pas ; ce que serait le gouvernement sans la justice,
et ce que deviennent les sociétés sans les mœurs. La
science vraiment architectonique, antérieure parce
qu'elle est individuelle, supérieure parce qu'elle
donne la loi et ne la reçoit pps, c'est la morale, La
politique, il faut en convenir, ne lui obéit qu'à
grand'peine. Dans la pratique si difficile de l'admi-
nistration sociale, les gouvernements s'inquiètent
assez peu d'elle, et ils la violent parfois audacieuse-
ment, si ce n'est toujours avec impunité. Mais c'est
là une infériorité de la politique loin d'être son
avantage. Elle ne brave pas, d'ordinaire, la morale
{)ar perversité ; mais elle l'ignore ; et ce sont les
peuples qui paient ses aveuglemeuts et ses vices. A «
un autre point de vue, si l'État peut beaucoup pour
le bonheur de l'individu, étant assez puissant pour
disposer de lui à son gré, il ne peut pas grand' chose
pour sa vertu. Les Athéniens ont beau condamner
Socriate à mort ; ils ne peuvent ni vaincre ni cor-
rompre sa conscience ; et si la liberté lui était
rendue, il n'en userait que pour continuer sa mission
philosophique. Mais on conçoit aisément que, dès
qu'on fait uuc si grande part au bonheur, il faut en
cxx PREFACE.
Taire une noQ moios grande et non moins erronée à
l'État. Il décide du bonheur, puisqu'il dédde de la
vie, s'il le veut ; et l'on arrive ainsi par une consé-
quence assez spécieuse, si ce n'est Tort raisonnable,
à subordonner la morale, qui ne se Oatte guère de
cet absolu pouvoir.
Pour être juste, il faut dire que c'est peut-être
Platon qui a induit Aristote à cette méprise. Dans la
République ^, Socrate exprime cette opinion qu'il
est plus facile d'étudier la justice dans les États que
dans les hommes, de même qu'il est plus facile de
lire de grosses lettres que d'en lire de très-petites ;
et comme les caractères de la justice et des autres
vertus lui semblent plus apparents dans l'État, c'est
là qu'il veut les rechercher. On sait d'ailleurs qu'il
n'en fait rien ; et que c'est tout au contraire à la
conscience de l'individu qu'il s'adresse, projetant
sur la société les clartés de ce foyer, splendide, tout
étroit qu'il est. Mais le disciple a pu se tromper à ce
conseil, que le maître ne suivait pas après l'avoir
donné, et croire que la politique avait des lumières
que la morale ne possédait point et qu'elle ferait
bien d'emprunter.
(l) Platou, République, II, 86, 87.
PRÉFACE. cxxi
Du reste» Aristote ne croit pas qae la science
morale et politique soit susceptible d'une grande
précision ; et il a bien Tair de supposer qu'elle doit
se contenter de simples généralités, plus ou moins
contestables. Que sa modestie s'en remette au temps
du soin de compléter les esquisses qu'il essaie, on
peut le concevoir. Mais il ne s'en tient pas à cette
louable réserve; et se rappelant la certitude des
»
mathématiques, il déclare qu'il ne faut point exiger
de toutes les sciences une rigueur égale. Il se pour-
rait bien que la morale en particulier ne lui parût
capable que d'une simple probabilité. Le motif qu'il
en allègue n'est pas très-fort : mais il est du moins
très-conséquent avec l'ensemble de son système :
c'est qu'il n'y a pas de sujet qui donne lieu k des
opinions plus divergentes et plus larges que le bien
et le juste, puisqu'on va jusqu'à en faire de simples
prescriptions de la loi, sans vouloir leur reconnaître
aucun fondemeut dans la nature. Mais il faut ré-
pondre au philosophe que, si, au lieu de prendre
l'opinion pour guide, il eût pris la conscience, et
qu'il eût donné pour but à la vie humaine le devoir
au lieu du bonheur, il n'aurait point éprouvé ces
hésitations. Oui; les règles du bonheur sont très-
variables, et elles changent à peu près avec chaque
Gxxii PREFACE.
individu; mais celles du devoir ne le sont pas; et
s'il est une science qui puisse être précise, c*est la
morale. Platon, tout admirateur qu'il était des ma-
thématiques, ne les a jamais préférées; et Descartes,
quelque grand mathématicien qu'il fût, n'a pas hésité
à dire que ses démonstrations morales surpassaient
en certitude et en évidence les démonstrations de sa
géométrie ^ Aristote ne parle pas de la morale avec
cette haute conviction; et il transporte dans la
science quelque peu de ce scepticisme dont l'opinion
vulgaire est entachée. Mais les lois de la morale sont
tellement certaines que l'homme très-souvent leur
immole sa vie ; et il n'y a point d'autre science, ce
semble, qui puisse se glorifier d'une autorité pa>
reille.
C'est une faute quMl faut fuir avec soin, d'attacher
à l'opinion commune une importance trop grande.
Elle n'a point à décider en philosophie, quoique la
philosophie ne la dédaigne ni ne la néglige. Ce n'est
point à elle qu'il faut demander quel est le but
suprême de la vie. Mais Aristote voit que la plupart
des hommes recherchent le bonheur, et il en con-
(1) Descartes, Dédicace des méditations, p. 220, édition do
M. V. Cousin.
PREFACE. cxxm
dut qoele bonheur est Te souverain bien, comme si,
dans ces matières il y avait d*aatres oracles que
ceux de la conscience, et que le sens commun pût
£tre substitué à la raison. Platon est bien autrement
sage. Il respecte trop ses semblables, créatures
sorties comme lui des mains de Dieu et capables de
vertu, pour dédaigner même les traditions popu-
laires. Mais il les explique, et ne les subit pas comme
la règle de ses théories. Il les interroge en inter-
prétant leurs réponses ; et Tacquiescement qu'il leur
donne, quand il n'y peut rien substituer de mieux,
est encore une autorité supérieure qu'il leur con-
fère, en les réduisant à la portion de vérité qu'elles
renferment. Il veut bien les consulter sur ces mys-
tères qui dépassent Tintelligence humaine, tout en
la sollicitant. Mais pour ces grandes vérités que la
conscience porte si clairement en elle, il ne consulte
que la conscience; et c'est à l'observation attentive
de l'âme qu'il les demande, sans s'occuper en rien
de l'opinion ou des apparences.
Voici encore une conséquence fâcheuse de cette
fausse théorie du souverain bien confondu avec le
bonheur. Ârlstote n'a rien compris, qu'on me passe
la hardiesse de cette censure, à la théorie de Platon
sur le bien en soi. Il traite le système de son înfail-
çxxiv PRÉFACE.
lible maitrc avec une sévérité qui, à bien des yeux,
peut passer pour une injustice. Je ne m'arrête pas
aux arguments trop subtils quMl lui oppose; on les
trouvera dans ses ouvrages. Mais je les résume tous
en un seul qui, sans être formellement exprimé,
ressort de Tensemble de tous les autres : la théorie
du bien en soi est une chimère; elle n'a rien de
réel ni de pratique; elle est aussi peu utile que
vaine. Aristote insiste beaucoup sur cette considéra-
tion que le bien quMl cherche^ et que doit étudier la
morale, est un bien purement humain, un bien
accessible à Thomme. On dirait vraiment à Feu-
tendre que Socrate a vécu dans le monde des songes;
et que ce long exercice d'une vertu héroïque n'a
été qu'un long malentendu de sa part, et une perpé-
tuelle duperie. Mais Platon se flatte, tout aussi bien
qu'un autre, de ne chercher qu'un bien humain. Qu'a-
t-il donc voulu dire en parlant du bien en soi,
considéré dans ses rapports à la conduite de la vie?
Uniquement ceci : qu'en écoutant les inspirations de
la conscience, chacun de nous doit faire ce qui lui
semble bien, indépendamment de toutes les eonsé*
quences utiles ou nuisibles que peut avoir l'acte
imposé par la loi morale. Mais Aristote, qui ne yoitic
bien que dans le bonheur, et qui, sans se l'avouer
PRÉFACE. cxxr
positivemeot, ne juge uo acte bon qu'autant quMI est
profitable, se demande bien vainement où est ce bien
ea soi et ce qu'il est. II reproche à Platon d'avoir
placé ce bien imaginaire en dehors des choses dont il
le sépare, et d'avoir créé une Idée parfaitement
creuse et sans substance. C'est une accusation abso-
lument insoutenable ; et s'il est un philosophe qui ait
mêlé le bien aux choses, et qui Tait retrouvé sous
toutes les formes dans le monde entier, c'est Platon,
à qui l'on a pu avec toute raison attribuer l'invention
de l'optimisme. Seulement, Âristote,que l'on croit le
plus exact des observateurs, a négligé en ceci un fait
considérable que n'a point omis Platon. Toutes les
consciences éclairées et veitueuses s'accordent sur
les principes généraux qui doivent conduire la vie et
s'appliquer aux actes particuliers. Telle circonstance
étant donnée, on peut être certain que deux cœurs
vertueux se conduiront identiquement, et par les
mêmes motifs. D'où vient cet accord de deux âmes
qui ne se communiquent point? Gomment s'entendent-
elles sans se parler? C'est qu'une même voix leur
parle à l'une et à l'autre; c'est que le bien qu'elles
pratiquent, en y obéissant, ne vient pas d'elles et
découle d'une source plus haute, que Platon dérive
de Dieu lui-même. Tel est le bien en soi, que l'homme
Gxxvi PRÉFACE.
réalise autant que le permet sa faiblesse, en faisant le
bien, uniquement parce qu'il est le bien ; et qu'il fait
remonter jusqu'à Dieu, quand il veut savoir d'où
viennent les échos de sa conscience.
La connaissance du bien en soi n'est donc pas aussi
futile qu'Àristote veut bien se le persuader. Sans
doule elle ne peut pas servir, comme 11 le lui reproche
ironiquement, à donner au tisserand, au maçon, au
général, au médecin plus d'habileté dans leur art
spécial. Mais elle est indispensable à l'homme pour
savoir quelle est la loi morale qui doit le régir et d'où
elle yient. H n'y aurait plus qu'à déclarer que le
médecin, le général, lé maçon et le tisserand ne sont
pas des hommes. Il faut estimer certainement très-
haut les services qu'ils rendent à la société. Mais la
philosophie, qui ne connaît point toutes ces distinc-
tions superficielles, croit qu'elle doit s'occuper beau-
coup plus de leur vertu que de leur fortune; et
voilà pourquoi elle leur conseille, non point comme
artistes, mais comme hommes, de penser au bien en
soi, qui tient à leur insu beaucoup plus de place
dans leur vie que les arts qui les font vivre.
Kant prétend que les Ëcoles grecques ne purent
jamais résoudre leur problème de la possibilité pra-
tique du souverain bien, parce que s'en tenant à
PRÉFACE. ex X vil
rasage que rhooime fait de sa libre volonté, elles
croyaient, dit-4U « n'avoir pas besoin en cela de
» l'existence de Dieu ^. » On voit combien le reproche
serait injuste et faux, si on l'appliquait à Platon. Mais
il n'est que trop vrai si Kant entend parler d'Âristote.
Il a mal résolu la question du souverain bien ; et il
n'y a fait intervenir Dieu à aucun degré, si ce n'est
de cette intervention obscure qu'on appelle le
hasard, dans la distribution des biens extérieurs.
Mais ce n'est pas précisément parce qu'Aristote se
passe de Dieu qu'il résout mal le problème ; c'est
parce qu'il confond le bien et le bonheur, tout dis-
tincts qu'ils sont, et qu'il communique à l'un, qui
devrait être immuable et absolu, toute la caducité et
l'inconsistance de l'autre.
Je viens de signaler une erreur capitale dans le
système d'Aristote ; et je ne me suis pas fait faute de
montrer tout ce qu'elle avait de déplorable. Mais
cette erreur n'a pas eu toutes les conséquences dé-
sastreuses qu'elle pouvait avoir; et elle s'est trouvée
corrigée par l'âme élevée du philosophe, comme
celle que je reprochais à Platon sur la liberté.
(1) Kant, C?Htîque de la raison pratique, livre ir, ch. 5, p. 33(5,
traduction de M. Barni.
cxxvjii PRÉFACE.
Aristote n'a point versé dans ces théories égoïstes
que suggère trop aisément rEudémonisme ; et il n*a
jamais supposé que le bonheur de Tbomme pût
consister à sMsoler de la société, au milieu de laquelle
il vit, et pour laquelle la nature Ta créé, ainsi quMI
Ta si souvent répété dans sa Morale et dans sa Poli-
tique. En outre, comme il a donné la première
place à la vertu parmi les éléments indispensables du
^v bonheur, il s'est attaché à elle à peu près exclusive-
ment , et il a négligé ces conditions secondaires dont
il semblait un instant faire un cas exagéré. Aussi, à
part cette première et très-grave critique que j'ai dû
lui adresser, je n'aurai plus guère pour lui que des
éloges.
Sans pouvoir se rendre compte aussi clairement
que Platon de la méthode qu'il suivait, et se défiant
même un peu de la science morale, il a souvent
porté dans ses analyses une précision et une rigueur
qu'il serait impossible de surpasser. On pourrait les
prendre pour de vrais modèles, si les allures du
génie n'étaient point inimitables. Je citerai particu-
lièrement l'analyse de la vertu, à laquelle il a consa-
cré plus d'un livre entier. Selon lui, on ne peut
bien comprendre et s'assurer le bonheur qu'à la
condition de savoir ce qu'est la vertu ; et la vertu
PRÉFACE. VAUX
dle-même ne se comprend que par Tétude de VAme,
qu'Aristote recommande, par un conseil assez vain, à
Thomme d'État aussi bien qu'au philosophe, il
reconnaît dans l'âme deui parties distinctes, sans
parler d'autres facultés secondaires : la partie douée
de raison, et la partie i^ui, sans posséder la raison
en propre, est capable cependant de Tentendre et
d'y obéir« Cette division n'est pas tout à Tait origi^
nale, et elle est empruntée peut-ôlre à Platon, Mais
Aristote en tire une conséquence complètement
neuve : il partage les vertus en deux grandes classes,
les unes qu'il nomme intellectuelles, et les autres
qu'il nomme spécialement morales. La prudence,
par exemple, est une vertu intellectuelle, tandis que
le courage est une vertu morale. La prudence
semble s'identifier avec l'intelligence et n'est qu'une
de ses faces, tandis que le courage ne peut se suffire
à lui-même et n'est rien sans la faculté supérieure
de la raison, qui l'éclairé, et à laquelle il doit se
soumettre. C'est ainsi que Platon avait déjà reconnu
la partie raisonnable de l'homme^ et la partie pas-
sionnée, appelée par lui la colère, qui se portait au
secours de la raison contre la partie brutale de notre
nature, miiqucment dominée par les instincts et les
besoins maiéricls.
/ -*
cxxx PREFACE.
On a pu trouver qu'Âristote n^avaît point appro-
fondi suffisamment cette distinction; et dans scfî
ouvrages, tels du moins quMIs nous sont parvenus,
la théorie des vertus intellectuelles est un peu sa-
crifiée à celle des vertus morales. Ce défaut est
réeU bien qu'Aristote n*en soit peut-être pas respon-
sable. Mais la distinction qu'il fait n'en est pas moins
vraie, et elle ne mérite pas lés critiques que lui
ont adressées quelques moralistes, Scbleiermacher
entr'autres. Les qualités de Tesprit ne sont pas taut
à fait celles du cœur, et Ton aura toujours raison de
les distinguer dans la science, comme on les dis-
tingue dans les relations de la vie. Le pbilos(|pbe n'a
pas voulu dire autre chose ; et le seul reproche qu'il
ait encouru, c'est de n'avoir point poussé cett^
théorie assez loin. Elle vaudrait bien la peine qu'une
main habile la reprit sur ces traces et en tirât tout
ce qu'elle renferme.
Si les vertus intellectuelles se dévelof^nt par
l'enseignement et l'expérieDce, la vertu morale se
développe surtout par l'habitude ; et Aristote insiste
beaucoup plus que ne l'avait fait Platon sur ce carac-
tère essentiel de la vertu. Il s'ensuit que la vertu et
le vice ne sont pas donnés à l'homme par la nature :
elle n'en donne que les germes, et c'est ensuite à
PRÉFACE. ' (wxxï
chacun de nous, par les actes qu'il répète, d'ac-
crottre ou d'étoufiêr ces germes bons ou mauvais. Les
choses de nature ne changent pas; et la pierre, qui
a la propriété naturelle de tomber par sa pesanteur, ,
fût-elle lancée mille fois en l'air, ne prendra jamais
Tbabitude d'y monter. L'bomme, au contraire, qui
n'est pas soumis aux lois immuables de la matière,
peut changer ses habitudes à son gré; et plus il fera
souvent une chose, plus il apprendra à la bien faire.
De là, dans l'éducation, l'importance décisive d'in-
culquer, dès le début, à l'enfant de bonnes habitudes,
qu'il puisse continuer durant le reste de sa vie, et
de lui apprendre, dès son âge le plus tendre, comme
le veut si bien Platon, où il doit placer ses joies et
ses peines; car c'est en observant ce que nous
causent de plaisir ou de douleur les actes de vertu,
que nous pourrons juger des progrès que nous
aurons faits dans la route du devoir.
Trois conditions sont requises pour qu'une action
soit réellement vertueuse : d'abord, il faut que celui
qui l'accomplit sache bien ce qu'il fait ; en second
lieu, il faut qu'il la veuille par un choix réfléchi et
désintéressé ; et enfin qu'il agisse avec la résolution
ifiébranlable de ne jamais faire autrement* De ces
trois conditions, la première, a laquelle Socratc et
f:\x\ii PRÉFACE.
Platon donnaient beaucoup trop d'importance, en a
bien moins que les deux autres. Le point essentiel,
en morale, c'est d'agir ; car on n'est vertueux que si
l'on fait habituellement des actes de vertu; et le
vulgaire, qui ne prend dans la science et dans la
philosophie que de vaines paroles, ne s'aperçoit pas
qu'il ressemble tout à fait à ces malades qui écoutent
bien soigneusement le médecin, mais qui ne font
rien de ce qu'il ordonne.
Voilà déjà une esquisse générale de la vertu.
Mais il faut préciser davantage, et puisqu'il s'agit
surtout de pratique, il est bon de montrer comment,
dans la pratique, la vertu s'exerce et se développe.
Un fait incontestable d'observation, c'est que les
choses se conservent et se perdent par les mêmes
causes, suivant que ces causes agissent dans une
certaine mesure. C'est en mangeant que l'on main-
tient le corps en bonne santé; mais on le ruine
également, soit en mangeant trop, soit en ne man-
géant point assez. It en est de même des choses
morales : elles se maintiennent par un certain
exercice que règle la droite raison ; elles se
perdent par une action exagérée, soit en trop, soit
en moins. Le courage consiste à braver certains
dangers et à en éviter certains autres. Mais affronter
i
PREFACE. cxxxiii
sans discernement tous les périls, ce n'est plus du
courage, c'est de la témérité; de même que fuir tous
les dangers, quels qu'ils soient, 9St le fait de la lâcheté,
qui craint tout et ne sait rien souffrir. La vertu est
donc une sorte de milieu entre deux excès qui ont
également pour résultat de la détruire. Elle seule,
par sa modération et sa juste mesure, peut mainte-
nir Thomme dans cette heureuse disposition qui lui
permet d'accomplir en tout temps, dans toute occa-
sion, sa fonction propre. Actes et sentiments, il faut
que tout se tieqne dans une prQp^ortion raisonnable,
laquelle varie d'ailleurs avec les individus, avec les
circonstances et les relations de tout ordre que le
mouvement naturel des choses amène sans cesse.
Telle est cette fameuse théorie du milieu, qui^
prise dans cette généralité, est aussi exacte qu'elle
est sage dans la pratique, et que l'on a si souvent
critiquée, parce qu'on Ta trop peu comprise ^.
Aristote n'a jamais dit que toute vertu, sans
aucune exception, fût placée à égale distaqce entre
deux vices contraires, et il a signalé tout le premier
(1) Kant a combattu cette théorie d* Aristote dans son Introduc-^
tion de la Morale, traduction française de .^î. J. Tissot, 3* édition,
pages 187 et 233.
cxxxiY PRÉFACE.
(les exceptions très-nombreuses et très-frappantes. Il
sait fort bien que t toute action, toute passion n*est
» pas susceptible de ce milieu, »et qifil y a « tel acte
» qui, du moment qu'on en prononce le nom, emporte
» avec lui Tidée de mal et de vice, » sans qu'aucune
atténuation puisse le ramener par degrés à cet état
moyen où il deviendrait une vertu. Il sait fort bien
encore que le langage se refuse à rendre toutes ces
nuances, et qu'il y a telle série où le vice par excès
n'a pas de nom spécial, tandis que dans telle autre,
c'est le vice par défaut, ou que dans telle autre
encore, c'est le milieu, c'est-à-dire la vertu môme,
qui est restée sans dénomination. Âristote ne se fait
donc aucune illusion sur les lacunes de sa théorie.
Mais il n'eu soutient pas moins que le caractère véri-
table de la vertu, c'est d'être un milieu dicté par la
raison, tout en reconnaissant que, dans ses rapports
avec la perfection et le bien, elle n'est plus un moyen
terme qui puisse être dépassé, mais, au contraire,
un sommet supérieur à tout le reste, que l'homme
n'atteint que bien rarement. Ainsi entendue, la
théorie du milieu, indiquée déjà par Platon, est par-
faitement vraie. Qui pourrait nier contre Aristote que
le courage ne soit placé entre la témérité et la la-
cbelé, la libéralilc entre la prodigalité et l'avarice,
PRÉFACE. cxxxv
la tempérance entre la débauche et Tinsensibilité^ la
grandeur d'âme entre Finsolence et la bassesse,
etc. ? Mais le philosophe demande à ces considéra-
tions des conseils dont la pratique puisse faire son
profit; et le vrai moyen* pour chacun de nous,
d'atteindre à ce milieu qui est la vertu, c'est de con-
naître les penchants naturels que Ton a, et de les
combattre, s'ils sont mauvais, en se rejetant autant
qu'on le peut vers l'extrême opposé. I^ théorie
d'Âristote n'a donc que les défauts qu'on lui prête
gratuitement; et, telle qu'il la donne lui-même, elle
est acceptable de tout point. Théoriquement, elle n'a
rien de faux, quand on la limite ; pratiquement, c'est
une règle de conduite excellente, quand on est assez
fort pour l'appliquer.
Mais il ne suffit pas de savoir quels sont les con-
ditions, les caractères et les diverses espèces de la
vertu. L'homme doit surtout savoir qu'elle est
volontaire et qu'elle ne dépend que de lui.
Nous avons vu que les théories de Platon sur le
grand fait de la liberté n'étaient pas très*satlsfai-
santés, et qu'il avait obscurci ce principe essentiel
par une trop bonne opinion de l'humanité. Aristote,
au contraire, l'a mis dans tout son jour, et il s'est
plu en quelque sorte à eu accumuler les preuves.
ex XX ri PRÉt'ACE,
11 n'admet point cette maxime platonicienne,
que la faute est inyolontaire, et il la renverse en
faisant appel à tous les arguments qpi peuvent en
démontrer la fausseté. Il explique avec le plus grand
soin ce que Ton doit entendre par le volontaire et
r in volontaire; et il distingue, dans les nuances les
plus tsubt|lçs, la volonté, l'intendon, la préférence.
In délibération. 11 en atteste et la conscience que
rbomroe a, dans une foule de cas, d'être la cause des
actes qu'il produit, et le sens commun, qui estime
certaines actions et en mépri;$e certaines autres, et la
pratique constante des législateurs qui punissent ou
absolvent, selpn que la libre volonté du coupable
est intervenue ou qu'elle a été absente. En un mot,
il fait une théorie de la liberté, si ce n'est très-cora-
plète, au moins très-étendue. C'est la première en
date» puisque Platon n'en a fait qu'une esquisse
insuffisante.
Par un contraste assez singulier, Aristote ne tire
pas pluej de sa théorie, qui est eîçcellente, toutes les
conséquences qu'elle porte, que Platon n^avait laissé
sortir de la sienne, qui est incertaine et mauvaise,
tous les dangers qu'elle peut produire. Aristote ne
s'est pas demandé d'où vient ce privilège extraordi-
naire coucédé à l'homme ; et il n'est point moQté assez
PRÉFACE. cxxxvn
haut poar s'en rendre raison. 11 n*a pas vu davan-
tage que la liberté de nos actes entraîne la responsa-
bilité au-delà de cette vie, et que Texercice de cette
Taculté admirable suppose nécessairement un juge
suprême qui doit en apprécier Tusa^^e. Le phi-^
losopbe s'en est tenu au phénomène incontestable
que la conscience nous atteste, sans vouloir en sonder
Torigine, ni essayer d'en démêler la fin, C'est une
timidité trop grande; et cette réticence, qui passe
peut-être pour prudente auprès de quelques esprits,
n'est sans donte qu'un aveu déguisé de doute ou d'in^
différence. Mais la science morate a plus de portée
qu'Aristote ne lui en accorde ; et elle ne sort pas du
domaine qui lui est propre en allant de la liberté,
qu'elle étudie dans l'homme, à Dieu qui nous l'a
donnée, et qui en reste le juge comme il en est le
législateur. On comprend sans peine comment les
théories du philosophe sur la nature de l'âme ne lut
ont permis de découvrir ni la cause de la liberté ni
son but. Mais ii ne serait pas très-juste d'inr
sisler sur ces lacunes ; et je crois préférable de louer
dans Aristole cet essai, qui est fort heureux, tout
incomplet qu'il est. Ce n'était peut-être pas très-
conséquent dans son système de proclamer si haute-
ment la llbçrté^ qui suppose dans l'âme humaine uu
1
cxxxviii PREFACE.
cléinenl entièremeul différent de tous ceux qu'il y
trouve; mais il Taut d'autant plus admirer cette con-
tradiction qu'elle est plus Trappante.
J'en arrive sur les pas même d'Âristote à cette
partie de sa morale où il excelle. Ce sont les analyses
des vertus particulières, ou plutôt les portraits. Sous
ce rapport, je ne lui connais point d'égal ni dans
Théophraste, son élève, inspiré par lui, ni dans La
Bruyère, inspiré par tous deux, eu même temps que
par le xvir siècle. Les esquisses de Tbéopbraste sont
un peu mesquines, et La Bruyère tourne trop à la
satyre en peignant la société qui l'entoure. Il fait de
l'histoire en miniature plutôt que de la morale ; il
circonscrit son cadre pour le rendre plus brillant.
Mais la science ne s'arrange pas de ces calculs un
peu trop littéraires; et ce qu'elle demande avant
tout, c'est la peinture de l'homme, bien plutôt que
celle d'un siècle, tout grand qu'il est, ou d'une société
quelles qu'en soient la politesse et l'élégance. Les
portraits d'Aristote n'ont rien qui sente l'époque ni
la nation pour laquelle ils ont été tracés. Us repré-
sentent la nature humaine dans ce qu'elle a de plus
général et de plus permanent ; et comme ce ne sont
pas là des couleurs qui changent, il en résulte que
les tableaux du philosophe sont aussi Trais que s'ils
PRÉFACE. cxxxix
étaient d'hier. Rien n*a vieilli dans ces physionomies
qui ne sont pas celles d'Athènes uniquement, et qui
sont les nôtres, aussi bien qu'elles seront celles de
nos descendants. 11 n'y a pas plus de rides qu'il n'y a
de grimace sur ces figures, dont l'empreinte est
inaltérable. Elles sont indestructibles comme la
vérité. ,
Je pourrais citer les analyses du courage, de la
tempérance, de la libéralité, de la magnificence, etc«
Mais si l'on veut connaître à plein la manière d' Aris-<
lote, c'est surtout le portrait du magnanime qu'il
faut lire. 11 n'a rien écrit de plhs simple, de plus
grand, de plus naturel. Dans ce tableau achevé,
il n'est point une nuance qui ne soit importante
et réelle; pas un trait qui n'ait sa valeur et son
but. Quand on a eu dans sa vie le bonheur de ren-*
contrer une de ces âmes supérieures, et de l'observer
à loisir, on est tout étonné de l'exactitude de cette
noble peinture. 11 n'est pas jusqu'aux allures corpo-
relles du maguanime que le regard attentif du
philosophe n'ait remarquées. Mais par une imitation
involontaire, quelque chose de l'original est passé
dans cette copie si fidèle. Le style d'Aristote y est
solide, puissant et serein comme le magnanime lui-
même. Mais il a un peu aussi de sou laisser aller et
cxt PREFACE.
de son abandou. Lui non plus ne s'occupe point des
détails ; et dans ce morceau, qui est un chef-d'œuvre,
je ne crois pas qu'on puisse trouver une expression
saillante. L'ensemble seul est saisissant de grandeur
et de beauté; il a le reflet de la majesté silencieuse
de celui qu'il peint, comme il en a la force et la
sobriété.
J'aJ0Mt9 qu'on ne peint guère des tableaux aussi
admirables, sans mériter soi-même un peu de cette
admiration qu'on décrit si bien et qu'on excite pour
un autre. A mon avis, ce portrait du magnanime est
fait pour donner la plus haute idée de Fâme d'Aris-
tote. J'estime beaucoup son génie ^, mais ici je re-
trouve une révélation de son cœur; et je ne crois
pas qu'on représente si naturellement la grandeur
d'âme, à moins d'en avoir personnellement une assez
large part. Le talent de l'écrivain, tout éclatant
qu'il est, disparait à mes yeux; et je ne vois plus
que les qualités et les sentiments qu'il devait «voir
puisqu'il les a reproduits avec une si parfaite jus-
tesse. Sans doute, il n'a pas eu la vanité de se
prendre pour modèle; mais il était digne d'en servir.
Après^ ces analyses de quelques vertus particu-
lières, je signalerai deux grandes théories où se
retrouve encore Arislole tout entier. Ce sont celle
PRÉFACE. cxri
de la justice et celle de ramitié. Platon les avait
esquissées Tune et Tautre ; mais le disciple les a
ioimensément développées; et Ton peut presque
dire qu'elles sont épuisées par lui.
•le crois qu'on peut lui attribuer la gloire d'avoir
le premier nettement distingué les deux faces prin-*
cipales de la justice : Tune, qui s'appelle la justice
politique, et l'autre, la justice légale ; la première,
qui règle entre les membres d'une même société la
distribution des droits, des richesses et des hon-
neurs ; la seconde, qui répare au nom de la puis-
sance sociale le dommage fait à un citoyen par un
autre citoyen. La distinction est profonde, et elle
est tellement réelle qu'on peut la retrouver sous les
formes les plus diverses dans toutes les sociétés sans
aucune exception. Chez les nations modernes les plus
civilisées, le besoin s'en est fait tellement sentir que
les deux espèces de justice sont réglées dans des
contrats séparés et solennels. Tandis que les garan-
ties ^e la justice politique sont déposées dans la
Constitution, les prescriptions de la justice légale le
sont dans des lois spéciales.
Avec une pénétration qui n'a été surpassée par
personne, Aristote a reconnu à la justice distribu-
tive ces deux caractères essentiels : d'abord qu'elle
cxLii PRÉFACK.
concerne à la fois les personnes et les choses, et
ensuite qu'elle est une égalité proportionnelle. Pour
que la justice distributive et politique soit tout ce
qu'elle doit être, il faut qu'elle établisse entre les
personties qu'elle concerne deux à deux , et les
choses qu'elle leur répartit, une proportion dont les
quatre termes s'enchatnent mutuellement comme
ceux d'une proportion géométrique, comparaison
fort exacte quoiqu'un peu recherchée. Les droits
politiques doivent être entr'eux comme le sont les
personnes; et l'égalité absolue, qui consisterait à
donner une portion identique aux individus les plus
différents, serait à la fois une chimère et un danger.
Elle compromettrait le repos, l'ordre et Texistence
même de la société trop peu intelligente qui pour-
suivrait ce fantôme. Sans doute, tous les citoyens
doivent être égaux, en tant que citoyens. Mais il
faut que la constitution laisse aux facultés diverses
des individus leur jeu naturel ; et alors tout se classe
harmonieusement selon le mérite. Personne n'a le
droit de se plaindre ; car chacun a le sort qu'il s'est
fait ; et la raison veut que les honneurs et les ri-
chesses, avec leurs privilèges, aillent à qui les a
gagnés.
Dans la justice légale ou réparatrice, il n'y a plus
PRÉFACE, ex LUI
rien de pareil. Les personnes n*y comptent plus,
quels que soient leur rang et leur mérite. Devant le
tribunal, il n'y a pas de distinction possible. Il no
s'agit plus d'apprécier les gens ; il n'y a qu'un délit
ou un dommage, qu'il faut punir ou réparer. La loi
praponce avec sa rigueur et ses formules univer-
selles, ^sans acception des individus, à moins qu'elle
ne prévarique. Mais comme elle ne peut, avec ses
prescriptions inflexibles, ni prévoirions les cas, ni
tenir compte de toutes les nuances, l'honnêteté indi-
viduelle vient à son secours, et comble ses lacunes
«
dans le sens d'un adoucissement équitable. L'homme
honnête pourra, dans une foule de circonstances,
tempérer la loi par une bienveillance plus juste
qu'elle, parce qu'il peut avoir plus de discernement ;
il n'acceptera pas tout ce qu'elle lui accorde, et il
la corrigera par une délicatesse et une bienveillance
qu'elle ne peut avoir. C'est de même que, dans
l'ordre de la justice politique, la proportion atténue
les effets d'une égalité grossière et impossible.
Aristote n'a pas consacré moins de deux livres à
l'amitié ; ce sont les plus beaux et les phis lou-
chants de son ouvrage. Il a embrassé ce vaste sujet
sous toutes ses faces avec une sagacité et une étendue
de coup d'œll qui ne laissent plus guère qu'à glaner
cxijv PRÉFACE.
après lui. Mais quand je dis amitié, je parle grec;
car il s'agit bien plutôt de Tamour, si ce mot lui-
' même, dans son acception ordinaire^ n'était point
aussi trop étroit, de Ma bienveillance, de la charité,
des affections de toutes sortes, qui sont les liens des
êtres humains entr'eux. Dans notre langue, Tan^ur
n'est qu'une affection particulière qui unit le plus
souvent deux personnes de sexe différent. Mais dans
la langue grecque, l'amitié va beaucoup plus loin ;
elle comprend, outre le sentiment que nous appel-
ions de ce nom spécial, toutes les affections, depuis
celles de la simple hospitalité, du compagnonnage et
de la camaraderie, jusqu'à celles des parents et des
enfants, et même le dévouement du citoyeu à la
patrie. Il est assez remarquable que les nations chré-
tiennes, chez lesquelles les sentimeuts de cet ordre se
sont tellement développés, n'aient pas une expres^on
générale qui les embrasse tous, et qui les rende dans
ce qu'ils ont de commun. Je n'affirme pas que la
langue grecque soit plus riche; mais celle d'Aristote
l'est davantage ; et voilà tout ce qu'il faut entendre
par l'amitié telle qu'il l'étudié et l'envisage.
11 s'attache d'abord à montrer l'importance de
l'amitié pour la vie des individus et pour l'existence
même des États. L'homme est un être si éminemment
PRÉFACE. cxr.v
sociable qu'il peut à peine vivre, s'il n'a autour de lui
d'autres êtres qu'il aime et dont il soit aimé. Quant
à rÉtat, il ne subsiste que si les citoyens ont cette
bienveillance réciproque, qui est aussi de l'amitié,
et qui est le gage de la concorde sociale. L'amour
aide puissamment à la justice ; souvent même, il la
*
remplace et la supplée. Mais la justice ne peut
jamais suppléer à l'amour. L'amitié est donc néces-
saire dans les sociétés humaines. Mais en outre, elle
est aussi belle et aussi honorable qu'elle est utile ; et
l'on pourrait, à bien des égards, la confondre avec la
vertu elle-même. C'est là ce qui fait qu'elle doit
figurer dans un traité de morale. L'amitié n'a que
trois motifs : le bien, le plaisir ou l'intérêt. Les ami-
tiés fondées sur l'intérêt et le plaisir, varient comlhe
les bases instables sur lesquelles elles reposent ; un
plaisir plus vif, un intérêt plus pressant les détruit,
comme il les a formées. Mais les amitiés fondées sur
la vertu sont inébranlables. Elles sont à la fois les
plus rares et les plus lentes à se former. Il faut du
temps pour se connaître et s'apprécier. Mais une
fois cimentées par une estime mutuelle et par de
sérieuses épreuves, elles ne changent plus; elles
résistent au temps, à l'absence, à la calomnie. Â vrai
dire,* l'amitié par vertu est la seule; les deux autres
3
cxLYi PRÉFACE.
n*en sont que des espèces infémures, qui ne valent
que dans la proportion où elles s'en rapprochent. On
n*a guère plus d'un ami, et il faut bien prendre garde,
en donnant son cœur à trop de gens, de ne le dopqer à
personne» D'ordinaire, Tamitié unit des êtres égaux.
Mais dans le large cercle qu'elle embrasse, elle peut
subsister aussi çntre des êtres dont l'un est supérieur
à rautre« L'affection n'est pas moins vive entre les
parents et les en&nts, bien que d'un côté elle soit
mêlée de respect et de déférence. Il ne &ut pas d'ail-
leurs que la distance soit trop grande ; car alors I9
relation n'est plus possible. Sur la terre, les rois ne
peuvent avoir d'amis, précisément parce qu'ils sont
placés trop au-dessus des autres hommes; et ce serait
lia sacrilège ridiciile que de dire que les Dieux en
ont. La plupart des hommes, par une sorte d'ambition
assez égoïste, préfièrent se laisser aimer plutôt que
d'aimer eux*mèmes. Mais au fottd, l'amitié consiste
bien plus à aimer qu'à être aimé.
Je ne voudrais point m'arrêter trop longtemps
sur ces considérations, et j'ai hâte de poursuivre une
route qui doit être eiicwe longue. Mais il serait
injuste de ne pas signaler toute la grandeur et la
vérité pratique de ces théories. Tout ce que dit
Artstote sur la famille, et sur les rapporta du mliri à
PRÉFACE. cxLvn
la femme, est partidiUèrcment digne de remarque.
Nous croyons trop facilement que ces déreloppe-
ments de la morale sociale n^ont point été connus de
Tantiquité, et nous les attribuons, non sans quelque
retour orgueilleux sur nous-mêmes^ à ded temps
postérieurs. Mais on voit, en lisant Aristote, que
c'est une erreur assez grave. Le philosophe com-
prend la famille tout aussi bien que nous pouvons la
comprendre, au sein de notre civilisation. Dans l'an-
tiquité, la législation, en ce qui concerne la famille,
était beaucoup moins avancée qu'elle ne Test aujour-
d'hui. Mais les philosophes s^étaient faits déjà les
fidèles interprètes de tous les sentiments que la nature
inspire, et que la loi n'a sanctionnés que longtemps
après les spéculations philosophiques.
La morale d'Aristote se termine par une théorie
sur le bonheur, qu^on peut regarder à la fois comme
le résumé et comme la clé de tout l'ouvrage. Après
avoir écarté le plaisir, qui ne peut être le souverain
bien, à peu près comme Platon l'écarté dans le
Piiîlèbe, avec la même fermeté et la même modé-
ration, Aristole établit que le vrai bonheur consiste
pour l'homme dans les occupations de l'esprit et les
contemplations de l'intelligence. « Peut-être, dît-il
» dans son langage austère, cette noble vie est-elle
cxLviïi PRÉFACE.
» au-dessus des forces de rbomme; ou du moins
n rbomme vit ainsi, non pas en tant qu'il est homme,
» mais en tant qu'il y a en lui quelque chose de
» divin. Autant ce divin principe est au-dessus du
» composé auquel il est joint, autant Tacte de ce
» principe est supérieur à tout autre acte. Si donc
» Tentendement est une chose divine par rapport au
» reste de T homme, la vie propre do rentendement
» est une vie divine par rapport à la vie ordinaire de
» l'humanité ; et puisque l'entendement est vraiment
» tout l'homme, c'est aussi l'existence la plus heu-
1» reuse que l'homme puisse mener. » Afin qu'il n^
reste poiçt d'obscurité sur sa pensée véritable, Aris-
tote s'efforce de prouver que la vertu, qui exige pour
s'exercer bien plus de ressources matérielles que
l'intelligence, est aussi fort au-dessous d'elle ; que le
bonheur de Dieu ne peut être que l'acte éternel de
l'entendement ; et que si les animaux ne peuvent être
heureux, c'est qu'ils ne pensent point. En un mot, il
conclut que le bonheur est un acte de contemplation^
et que le sage est le seul qui soit aussi parfaitement
heureux qu'on puisse l'être sur cette terre, sans
d'ailleurs, à ce qu'il semble, attendre rien au-delà.
Voilà donc la vraie pensée d'Aristote. Quand il
nous disait que le but suprême de la vie est l'acti-
PRÉFACE. fjiux
vite de renie conforme à la vertu « ce n'est pas une
vertu qui agisse extérieurement; c'est une vertu qui
pense, et qui ne sort point, en s'abaissant, des limites
immobiles et sereines de Tentendement. Ce principe
poussé un peu plus loin, comme il Ta été par les
Alexandrins, mène au mysticisme et aux aberrations
de Textase. Aristote n*est point tombé dans ces excès;
mais il y conduisait ; et c'est là une conclusion assez
inaltendue de son traité de morale. D'ordinaire, on
prête des idées de ce genre bien plutôt à Platon, qui
n'en a point une seule, tandis qu'on en disculpe
Aristote. Mais l'opinion commune se trompe en ceci
comme en plus d'une autre occasion. Ce serait une
injustice d'accuser Aristote d'être mystique. Mais il
est bien plus près de l'être que son rival, qui lui a X
«
été si souvent sacrifié par des esprits trop légers.
Platon ne conseillait pas à la philosophie de se
retirer des affaires et des devoirs du monde ; il mon-
trait seulenœnt, en le regrettant, pourquoi elle peut si
rarement y prendre part avec profit. L'isolement du
sage était à ses yeux une nécessité qu'il fallait subir.
Pour Aristote, c'est un conseil qu'il donne ; car, si le
bonheur est le but de la vie, et que le bonheur con-
siste dans la contemplation, c'est à la contemplation
que doit s'attacher le sage; c'est à elle qu'il doit cqu-
CL PRÉFACE-
sacrer sa vie. Ed ceci, tout ce qu'o» pe»t concéder,
c'est qu'en effet le bouheur se trouve dans ractivUc
de l'entendement plus que partout attleurs, &fais
comme le bonheur n'est pas le souverain bien, ce
n'est ni à la contemplation, ni à la recherche du
bonheur, que l'homme doit donner le dévouement de
son âme et l'énergie de sa volonté.
On doit voir maintenant assez nettement ce qu'est
ta morale d^Aristote* Elle vaut surtout par une con-
naissance du monde très-exacte et très-étendue. Elle
est remplie des observations les plus sagaces et des
maximes les plus vraies. Mais elle pèche à la fois par
son principe et par ses conclusions. En un mot, je la
mets, toute grande qu'elle est encore, fort au-dessous
de celle de Platon et de Socrate. Brucker est même
pins sévère ; et il pense que cette morale, inspirée
par le spectacle des cours où^Âristote a vécu, n'est
bonne qu'à former des courtisans plus soucieux de
leur fortune que de leur honneur^ ou des princes,
comme Alexandre, plus passionnés pour k gloire
que pour la vertu. C'est là une accusation trop peu
impartiale ; et elle sent la réaction du xviir siècle.
11 est probable que la fréquentation des cours, mémo
de la cour de Macédoine, a pu donner au philosoplie
cette politesse et cet esprit de société qu'attestent
tant de passages de ses livres. Mais elle ne Ta pas
corrompu ; et Brucker s'est montré beaucoup plus
ombrageux que Bossuet, qui faisait des extraits de la
Morale à Nicomaque pour instruire le Dauphin, sans
redouter de pervertir son élève.
Après Platon et Aristote, je ne veux considérer
dans l'antiquité que les Stoïciens ; et encore, je m*y
arrêterai peu, ne m'occupant que du Stoïcisme
primitir, tel qu*il fut en Grèce à son berceau. Le
Stoïcisme romain, sans rien emprunter au Christia-
nisme, se trouve cependant dans le même courant de
civilisation que lui ; et il ne pourrait servir de mesure
exacte pour apprécier les principes originaux de
Técole stoïcienne.
Le Stoïcisme grec a beaucoup de défauts en mémo
temps que beaucoup de grandeur, quoique cette
grandeur soit un peu factice. Mais Tamour enthou-
siaste et sincère qu'il professe, et même qu'il inspire,
pour la vertu et le devoir, doit lui concUier notre
indulgence avec notre respect. Ses erreurs sont
encore plus à plaindre qu'à blâmer. L'excès du
bien est assez rare parmi nous, et, en somme, assez
peu contagieux, pour qu'on puisse ne pas être sévère,
comme on Test envers ces doctrines honteuses de
cMi PRÉFACE.
rÉpicaréisme qui systémaliseot le vice et le rendent
altrayaot. Il ne faut jamais oublier que le Stoïcisme
appartient à une époque de décadence. Ou a perdu
déjà le sentiment de la vraie beauté en toutes choses.
On force tout, parce que Ton n*a plus la raison qui
mesure et qui proportionne. On se jette dans les
exagérations, parce qu'on ne sait plus être naturel et
simple, même dans le bien ; et tandis que d'autres se
plongent dans les voluptés, qui n'assouvissent pas
plus le corps qu'elles ne contentent l'esprit, le
Stoïcisme inaugure une doctrine farouche, qui rend la
vertu inabordable et parfois même ridicule. Elle perd
entre ses mains tous les charmes dont Platon, sans
lui rien ôter de sa force et de, son abnégation, avait
su la revêtir et l'orner. Elle cesse d'être humaine,
et l'idéal inaccessible dans lequel on l'exile n'a
même rien de désirable. Le sage, avec son indiffé-
rence et son insensibilité, est à peine encore un
homme ; il n'est certainement plus un citoyen ; et,
dans son indépendance altière, comme il n'a besoin
de personne, il fuit la société qu'il dédaigne, parce
qu'il ne peut la réformer sur son impassible modèle,
en attendant qu'il fuie la vie, dont il dispose comme
si c'était lui qui se la fût donnée. Le Stoïcisme n'est
qu'une sorte de désespoir. C'est l'homme qui, ayant
PRÉFACE. Chili
encore un puissant instinct de ses liantes destinées,
les comprend mal et s*insarge contre elles, sans
pouvoir les changer. LUncorable tristesse dont il est
atteint, démontre assez les ténèbres oii il marche.
La raison, à laquelle il veut se fier, n'a plus de
lumières pour lui ; et tandis qu'elle guidait infailli-
blement Socrate, elle égare les Stoïciens et ne les
mène que de chute en chute. Les desseins sont les
mêmes. Mais les temps sont autres ; et le flambeau
qui éclairait l'école socratique, n'a plus que des
lueurs ou douteuses ou sinistres. Les Stoïciens veulent
vivre selon la nature, et ils la méconnaissent, quand
ils ne Toutragent pas.
C'est qu'ils ne l'ont point assez observée. Le grand
principe de l'oracle de Delphes leur échappe; et
l'homme qu'ils n'étudient point, malgré d'illustres et
récents exemples, demeure pour eux une énigme
dont ils cherchent vainement le mot. Ils se sont Tait
une psychologie imaginaire. Ils ont réduit l'intelli-
gence presque entière à la sensation; et, de cette
première erreur, il en est sorti une foule d'autres
qui, de l'honune, se sont étendues au monde et à Dieu.
Ils reconnaissent bien la liberté ; et même ils l'exaltent
sans mesure ; et cependant, ils admettent aussi le
destin et la fatalité. Dans leur doctrine, qui ne
CUV PRÉFACE.
I
redoute pas les contradictions, parce qu'elle ne tes
voit pas, ils proclament que rhouimé est libre ; et ils
le soumettent à une puissance aveugle qu'ils quali-
fient bien vainement du nom de providence. La
providence stoïcienne n'aime point le monde, qu'elle
régit et qu'elle a ordonné, sans peut-être le faire*
Elle laisse l'homme, sans espoir, se débattre ici-bas
avec un courage digne d'un meilleur sort, contre
les maux de tout ordre qui l'assiègent, et qui ne
doivent point aroir de compensation. Le sage prend
héroïquement son parti de cet abandon, et il ne s'en
fie qu'à lui seul, non point de son bonheur, auquel il
ne tient pas, mais de sa vertu, oii il concentre toute sa
gloire et sa grandeur.
Le malheur du Stoïcisme, c'est de n'avoir point
mis l'homme à sa vraie place. Une va pas à ces absur-
dités sacrilèges qui, de nos jours, ont détrôné Dieu
pour y substituer l'humauité. il parait même, à
bien des égards, d'une piété sincère-; et il n'y a pas
d'âme plus religieuse ni plus tendre que celle d'E-
pictète ou de Marc-Âurèle. Mais, au fond, l'homme
du Stoïcisme est plus grand que le Dieu auquel il
s'adresse, tout en lui parlant quelquefois dans le
magnifique langage de Gléanthe. 11 se passe de lui,
tout en l'invoquant; et comme il n'a point à le
PREFACE. CLV
retrouver dans ud autre inonde, il l'oublie à peu
près complètement dans celui-ci. De là, cet orgueil
si éloigné de l'humilité socratique et de la vérité. Le
sage ne cherche qu*en lui seul un point d'appui
qu'il n'a pas su trouver dans la toute-puissance de
Dieu ; et les démentis perpétuels que sa caducité lui
inflige, ne le tirent point de la méprise déplorable où
il tombe. Cet idéal, qu'il a trop rabaissé en le pla-
çant en lui, le punit cruellement do sa témérité en
restant à son niveau. Le sage a beau faille et s'étour-
dir sur ses propres fautes, il les sent ; et, comme il
en rougit tout en les commettant, il n'a plus qu'à
les déclarer indifférentes, puisqu'il ne peut les em-
pêcher, ni toutes les prévenir. Il est là sur une pente
où le pied lui glissera jusque dans les plus profonds
abîmes, et la subtilité qu'atteste sa logique ne lui
servira qu'à se pervertir de plus en plus. 11 se dira
qu'il peut se couvrir de tous les vices et de tous les
crimes, sans que sa pureté en soit altérée en rien ;
horrible maxime, que la casuistique la plus corrompue
du mysticisme n'a pas dépassée, mais qui se conçoit
dans le Stoïcisme ! L'idéal ne peut pas périr; il ne
peut pas mênijie être terni ; et puisqu'il n'est que
dans l'homme, il faut que les dégradations humaines
ne l'atteignent point. Ce paradoxe extravagant est
CLvi PRÉFACE.
une GODséqueoce rigoureuse du principe; et le
Stoïcisme alidiquerait s*it ne Tadmettait pas.
De là encore dans le Stoïcisme cet effort perpé-
tuel, et comme il le dit lui-même, cette tension,
dont il fait la loi de Texistence humaine. Il faut se
raidir sans cesse; et c'est au prix d'une vigilance et
d'une vigueur toujours en action, que la vertu
s'obtient et se garde. Elle exige les plus pénibles
travaux, dont ceux d'Hercule lui-même ne sont
qu'un pâle exemple; et tandis que, dans Socrate, elle
s'alliait à la sérénité du cœur et à l'assurance imper-
turbable de l'esprit, elle a, dans le Stoïcisme, quelque
chose d'inquiet et de sombre qui lui convient fort
peu. Le sage a peur, on dirait, qu'elle ne lui échappe
à tout instant; et en dépit de tout son oi^ueil, il a
trop vivement la conscience de sa fragilité pour ne
pas redouter une chute toujours imminente. 11 a
comme de continuelles angoisses. Quoi qu'il fasse, il
a une secrète défiance de lui-même. Sans se dire
qu'il tente quelque chose de surhumain, il le sent
confusément; et il craint toujours d'échouer dans
son entreprisé impossible.
Mais cette prétention, tout insensée qu'elle est,
annonce à la fois la plus grande énergie, et une
haute opinion de la dignité humaine. Le Stoïcisme
PRÉFACE. cLvii
ne peut jamais aller aux âmes faibles et vulgaires.
11 est fait surtout pour séduire la jeunesse, qui ne
connaft point les choses, et qui conçoit une idée
exagérée de ses forces, parce qu'elle ne les a point
encore éprouvées et qu'elle en a beaucoup. On serait
étonné de le voir naître dans un temps de décadence,
s'il y était seul sur la scène, et si TËpicuréisme n'était
venu à la même époque parler à la foule, tandis que
lui n'était entendu que des âmes d'élite* Il a rendu
de grands services dans l'antiquité ; et je ne dis pas
qu'il ne puisse encore eu rendre. Mais on doit plaindre
les siècles, ou les cœurs, qui en ont besoin ; car ii
faut que les vraies croyances de l'humanité se soient
obscurcies pour eux ; et qu'ils exagèrent l'homme fol*
lement, parce qu'ils ont aveuglément nié ou rabaissé
Dieu. Je conçois et je partage dans une certaine
mesure l'estime et l'admiration qu'excite le Stoïcisme.
Mais j'estime et j'admire bien davantage encore la sa-
gesse platonicienne, qui place tout à son rang, qui
laisse l'homme au sien, qui, loin de tout excès, a
trouvé la vérité, et qui est mille fois plus pratique,
plus aimable et plus sûre.
Après le Stoïcisme, et sans m'arrêter ni à Cicéron
ni à Sénèque, je franchis vingt siècles ; et je passe ù
cL\iii PRÉFACE.
Kant, le pliis grand moraliste des temps modernes*
Nous retrouverons dans ses théories un mélange et
un héritage des trois doctrines que nous venons de
passer en revue. Ainsi que nous Tavons fait pour
Aristote, nous n'aarons en exposant son système
qu'à le suivre pas à pas, sans rien changer à Tordre
didactique qu^il donne à ses pensées. Seulement, nous
emprunterons le moins que nous pourrons son lan-
gage, dont il a cru plus d'une Tois devoir s'excuser,
et dont la bizarrerie, en effet, n'était pas indi^n-
sable« Nous nous occuperons plus particulièrement
de denx de ses ouvrages : l'un. Les Fondements de la
métaphysique des mœurs ; l'autre, La Critique de la
Raison pratique, qui se lient et forment un tont.
J'ai déjà eu plus haut ^ l'occasion de signaler le
vice de la méthode de Kant. Il prétend trouva et
établir le principe suprême de la moralité, en ne
demandant rien à la psydM^ogie et en ne s'adressant
qu'à la raison. La psychologie lui semble entachée
d'empirisme; et il croirait, en se servant de ses
données, compromettre la pureté de la morale, qui
ne peut se fonder que sur des principes à priori,
il faut croire que Kant confond la raison pure et la
(1) Voir plus haut, page XI.
PRÉFACE. eux
conscience ; car aiilrement on serait en droit de lui
demander oU il prend ces principes qnMl vent nous
imposer, et qui ne doivent cependant avoir de valeur
qu'autant qu'ils reposent sur des observations exactes,
et sur des faits qui n'ont rien d'arbitraire* Si chacun
de nous ne les porte pas en lui-»niême, ils sont pour
nous coQiàie s'ils n'étaient pas; el le philosophe
court grand risque de ne travailler que dans le vide
et pour lui seul. 11 faut bien prendre garde aussi^
eu plaçant les principes de la morale dans de si
hautes abstractions, de les rendre trop peu pra-
tiques. Kant ne veut pa3 les emprunter à l'expé-^
rience ; et il fait bien. Mais si cependant ils sont
tellement loin de l'expérience qu'ils n'aient plus de
relation avec elle, ils demenrent stériles dans l'obs-*
curité d'oii n'a pas su les tirer celui même qui les
invente. Il est plus simple et beaucoup plus vrai de
dire avec Platon et notre philosophie contemporaine,
qu'il faut étudier les principes de la morale dans
l'âme et dans la conscience, oii ils apparaissent avec
une évidence irrésistible, et avec une lumière que
l'homme pe«it sans cesse retrouver, quand il veut
se connaître et suivre le précepte d'Apollon. Raison
pure ou conscience, ce ne serait ici qu'une querelle
de mots, si l'effrayant appareil de logique dont Kant
CLX PRÉFACE.
croit avoir besoin pour constmire ses théories, ne
proavait pas que la raison n*est trop souvent pour lui
que Técharaudage des raisonnements les plus subtils
et les plus contestables.
Les Fondements de la métaphysique des mœurs se
divisent en trois parties. Dans la première, Kant
essaie de s'élever de la connaissance commune de la
morale à la connaissance philosophique. Dans la
seconde, il passe de la philosophie vulgaire à la mé-
taphysique des mœurs. Dans la troisième, il en
vient, par un dernier pas, de la métaphysique des
mœurs à la critique de la raison pratique.
On s'attendrait à ce qu'il va d'abord rechercher
quelles sont les opinions, plus ou moins explicites du
vulgaire, sur le principe de la moralité. Mais il n'en
Tait rien ; et il pose, en débutant, cet axiome, que
l'on ne peut rien concevoir au monde qui soit abso-
lument bon, si ce n'est une bonne volonté. Il entend
par la bonne volonté, celle qui ne tire pas sa bonté de
ses effets ou de ses résultats plus ou moins utiles,
mais seulement du vouloir, c'est-à-dire d'elle-même.
« Quand un sort contraire, dit-il, ou l'avarice d'une
» nature marâtre priverait cette volohté de tous les
» moyens d'exécuter ses desseins; quand ses plus
» grands efforts n'aboutiraient à rien ; et quand il ne
PRÉFACE. rxxc
n resterait que la bonne volonté toute seule, elle bril-
n lerait encore de son propre éclat comme une pierre
» précieuse ; car elle tire d'elle-même toute sa va-
» leur. » Cependant, tout en trouvant que cette idée de
la valeur absolue de la simple volonté, indépendam-
tuent de toute utilité, est conforme à Fopinion com-
mune, Kant y voit quelque chose de si étrange qu'il
se sent conduit à la justifier; et Texplication qu'il en
donne est des plus ingénieuses et des plus vraies.
Si la nature, en créant un être raisonnable, n'avait
eu pour but que le bonheur de cet être, elle aurait
bien mal pris ses mesures en confiant ce soin à la
raison. En effet, toutes les actions que la créature
doit faire pour arriver à ce but, l'iustinct les lui
révélerait avec bien plus d'exactitude; et le but serait
bien plus sûrement rempli. La nature aurait empêché
que la raison ne servit à un usage pratique, et n'eût
la présomption de découvrir, avec sa faible vue, tout le
système du bonheur et des moyens d'y parvenir.
Elle ne nous aurait pas seulement enlevé le choix des
fins, mais aussi le choix des moyens ; et elle aurait
sagendent confié l'un et l'autre à l'instinct, qui eût été
infaillible. Si donc la raison ne nous a pas été donnée
pour nous assurer le bonheur, qu'elle manque si
souvent, et si néanmoins elle doit, comme faculté
CLXii PllÉFAOE,
pratique, avoir de rinfluence sur la Tolonlé, il reste
que sa vraie destination soit de produire une volonté
bonne, non pas comme moyen pour un but étranger,
mais en soi. Cette tM>nne volonté peut n'être pas le
seul bien, ni le bien tout entier ; mais elle doit être
regardée comme le bien suprême, et la condition à
laquelle doit être subordonné tout autre bien.
ifin de se rendre compte de cette idée, ou comme
il dit, de ce concept d'une bonne volonté, Kant eo
prend un autre qui contient celai4à, le concept du
devoir; et il analyse ce concept plus large. Pour
qu'une action ait une valeur morale, il faut que non*
seulement elle soit conforme au devoir, mais qu'elle
soit Taite par devoir, et non par inclination ou par
intérêt. De plus, l'action faite par devoir ne tire pas
sa valeur du but qu'elle doit atteindre, mais de la
maxime qui la détermine, et du principe d'après
lequel la volonté se résout à celte action. « Ainsi, le
* devoir est la nécessité de faire une action par
» respect pour la loi. Se représenter la loi en elle*
» même, ce qui n'est donné qu'à un être raisonnable,
» et placer dans cette représentation le principe
>^ déterminant de la volonté, voilà ce qui peut seul
» constituer ce bien si éminent que nous appelons le
» bien uforal. » Mais quelle est cette loi dont la
PRÉFACE. CLMii
«
représentation doit déterminer la volonté par elle
sente et indépendamment de la considération de
l'effet attendu? Kant répond : « Puisque j'ai écarté
» de la volonté toutes les impulsions qu'elle pourrait
n trouver dans l'espérance de ce que promettait
» l'exécution d'une loi, il ne reste plus que la légiti-
9 mité universelle des actions qui puisse lui servir de
» prindpe, c'est-à-dire que je dois toujours agir de
» telle sorte que je puisse vouloir que tna maxime
» devi^ine une loi universelle. »
Kant se persuade que le sens commun est parrai*
tement d'accord avec lui, et que» sans concevoir ce
principe sons une forme générale et abstraite, il l'a
toQ^urs réellement sous les yeux et s'en sert comme
d*tttte règle dans ses jugements, i Ce compas à la
» main, dit-il, le sens commun sait parfaitement dis-
» tinguer dans tous les cas ce qui est bien et ce qui
» est mal, ce qui est conforme et ce qui est con-
» traire an devoir. » Kant admire beaucoup ce dis*
cernement de la raisoâ commune ; et il serait assez
di^wié à lui sacrifier la philosophie, qui n'a pas cette
rectitude et cette heureuse simplicité. Mais il fait
grâce à la science, parce qu'elle est nécessaire pour
donner aux principes de la sagesse plus d'autorité et
de consistance, et peut-être même aussi plus d'utilité
pratique.
coiv PREFACE-
Telles sont les premières théories de Kant, doDt
les autres ne seront guère qu'un développement plus
ou moins heureux. Elles sont moins justes qu'elles
ne sont élevées; et si le sens commun en savait
aussi long que Kant le suppose, on ne voit pas
trop ce qui resterait à faire à la philosophie. J'ac-
corde bien que « il n'est pas besoin de science
» et de philosophie pour savoir comment ou peut
» devenir honnête et bon, et même sage et ver-
» tueux. t J'accorde de plus que t nécessairement
» la connaissance de ce que chacun est obligé de
» faire, et par conséquent de savoir, est à la portée
» de tout homme et même du plus vulgaire. » Mais le
sens commun ne se conduit pas par le précepte
fameux de législation universelle. Ce n'est pas à
cette mesure qu'il juge. En face d'une action qu'il
s'agit d'apprécier moralement, le vulgaire s'en remet
au jugement immédiat qu'il en porte dans sa cons-
cience, et dans sa raison désintéressée. Cette action
lui semble bonne ou mauvaise selon les motifs qu'il
lui prête ; et il ne la respecte et ne l'estime que sous
la condition de cette bonne volonté dont parle Kant.
Mais certainement, il ne se demande pas si la maxime
qui a provoqué cette action pourrait être érigée eu
loi universelle. Le philosophe lui-même ne se guide
pas plus que le vulgaire par cette considération ; et
PRÉFACE. OLXv
s'il (levait s'y arrêter toutes les fois quMI doit agir, il
est évident que dans la plupart des cas il- n'agirait
point. Si Ton objecte que ce précepte n'est d'applica-
tion que dans les circonstances graves, oii la délibé-
ration mûre et réfléchie est possible, je dis encore,
sauf le respect que j'ai pour Kant, que sa règle n'est
pas bonne, et l'exemple qu'il cite lui-même aurait dû
le lui prouver. • Puîs-je, pour me tirer d'embarras,
» faire une promesse, que je n'ai pas Tintenlion de
0 tenir ?» Je demande si, pour résoudre une question
pareille, il est besoin de se faire cette autre question :
« Yerrais-je avec satisfaction ma maxime érigée en
» une loi universelle ?» Il est trop clair qu'il n'en
ost absolument rien, et que, quand on se demande si
le mensonge est un moyen légitime de sortir d'em-
barras, on se répond sur le champ que le mensonge
n'est pas permis, i Je puis bien vouloir le mensonge,
» ajoute Kant ; mais je reconnais aussitôt que je ne
» puis vouloir en faire une loi universelle. » Puisque
Kant fait appel à l'expérience, il fout lui dire que les
choses ne se passent point du tout ainsi. Ou meiil
parfois tout en se disant qu'on fait mal de mentir.
Mais l'intérêt du moment qui presse, et la faiblesse
de l'âme s'accordent pour nous faire succomber,
Kant, en outre, ne s'aperçoit pas que par son pvè-
f:Lxvi PRÉFACE.
cepte il retombe précisément dans ces coDsidérations
et ces calculs d'intérêt qoMl veut avec tant de raison
proscrire de la morale. « Pourquoi, dit-il, ne ferais-je
» pas du mensonge une loi nniverselie 7 C'est qu'a-
9 lors il n'y aurait plus proprement de promesses ;
» car à quoi me servirait-il d'annoncer mes intentions
)» pour l'avenir à des hommes qui ne croiraient plus
>' à ma parole, ou qui, s'ils y ajoutaient foi légère-
^ ment, pourraient bien, revenus de leur erreur, me
^ payer de la même monnaie ? » Ainsi, Kant, bien
que certainement il ne le veuille pas, donne en défi-
nitive l'intérêt pour base à la morale; et s'il défend
le mensonge, c'est qu'érigé en loi universelle le men-
songe aurait de très^fâcheuses conséquences , si
d'ailleurs il peut être utile dans quelque cas parti-
culier *.
^objection, faite ici h l'bypothèse du mensonge,
serait la même pour toute autre hypothèse ; et je
crains bien que cette prétendue sanclion d'une loi
universelle ne soit une subtilité, qui n'a pas môme
l'avantage de recommander le désintéressement.
(1) J'ai du reste Kant pour appui, contre Kant lui-même. Dans
les Principes métaphysiqttes de la Morale, métfwlogie, il juge le
mensonge comme je le fais ici, sans regarder en rien aux consé-
«luences, page 313, traduction de M. J. Tissot.
PRÉFACE. cLxvii
DaM la réalité, les choses soot bien plus simples. Le
vulgaire et le philosophe n'ont point à se Taire ces
questions qui sentent trop la casuistique ; et quand
le sage veut se rendre compte scientifiquement des
déterminations de sa volonté,, il voit qu'en dernière
analyse, Tidée du bien est irréductible à toute autre,
et qu'il fait le bien uniquement parce que c'est le
bien. Platon est en ceci plus savant que le moraliste
du dix-huitième siècle ; car il a placé l'Idée du bien
au sommet du monde intelligible, pour marquer qu'il
n'y a rien au-dessus d'elle. Kant fait les lois de Dieu
beaucoup plus compliquées qu'elles ne le sont. S'il
ne nous a pas conduits directement au bonheur par
rinstinct, ce qui nous aurait enlevé toute valeur
morale, il nous conduit très-directement à la notion
du bien par la conscience, qui ne nous trompe guère,
quoique nous ne suivions pas toujours ses inspi-
rations.
Parvenu à se faire une idée assez nette du devoir,
Kant veut monter plus haut; et de cette première
tentative de la philosophie, passer à ce qu'il appelle
la métaphysique des mœurs, « s'il est encore permis,
» dit-il, de se servir d'un mot si décrié. > Malheu-
reusement, le style de Kant est moins propre que
tout autre à faire cesser ce décri. Comme la volonté
CLxviii PRÉFACE.
n'est pas toujours et oécessairement bonne dans
rbomaie, c'est-à-dire qu'elle n'obéit pas toujours à la
raison, Kant prend une peine infinie pour découyrir
les rapports de la raison à la volonté. La raison
donne des ordres, qui d'ailleurs sont ou ne sont
pas suivis ; et la formule de l'ordre se nomme dans
le langage kantien un impératif. Il y a deux espèces
d'impératifs ou d'ordres de la raison : les uns bypo*
thétiques, qui ordonnent une action comme moyeu
pour arriver à quelqu'autre chose ; les autres, caté-
goriques, qui ordonnent uue action comme étant
bonne en soi. Les impératifs hypothétiques se par-
tagent ouK^mémes en deux classes, selon qu'ils se
rapportent à des fins particulières, ou à cette fin
générale de tous les êtres raisonnables, le bonheur.
Dans le premier cas, les impératifs hypothétiques
sont de simples règles d'habileté qui, une (in étant
désirée, indiquent les moyens les plus sûrs de l'at-
teindre. Dans le second cas, les impératifs hypo-
thétiques sont des conseils de prudence, qui nous
apprennent la route du véritable bonheur. Quant aux
impératifs catégoriques, ils sont les lois incondition-
nelles de la mo^alité.
Comme Kant a la prétention de se passer abso-
lumeut de loute psychologie, il ue se demande pas
PRÉFACE. cixjx
coonnent en effet ces iaipéralifs sont dans Tâme
bumaine. Mais il recherche seuJement comment ils
sont possibles. Il fait assez bon marché des impéra*
tifs hypothétiques* Mais il s'arrête longtemps à
1 impératif catégorique, qui est unique, et qui ne
peut jamais avoir que cette forme : « Agis toujours
• d'après une maxime telle que tu puisses vouloir
» qu'elle soit une loi universelle, « axiome dont
Kant s'est déjà servi, mais auquel il prétend donner
ici une valeur nouvelle. L'impératif catégorique, qui
ordonne au nom de la raison sans aucuqe restriction,
sans aucune limite, n'est possible que s'il s'adresse à
un être qui existe, ainsi que lui, comme fin en soi, et
non pas simplement comme moyen, pour l'usage ar-
bitraire d'une volonté autre que la sienne.
Ainsi, la volonté ne doit pas être considérée seule-
ment comme soumise à une loi, mais Qomme se
donnante elle-même la loi, et comme étant ^ l'auteur
» de cette loi à laquelle elle se SQumèt. » Yoiià ce
que Kant appelle Vautonamie de la volonté, qu'il pro-
clame, dans la sphère de tout individu raisonnable,
une législatrice universelle, non pas préçisémeqt que
chaque volonté individuelle donne 'de$ lois à l'uni-
vers, mais parce qu'elle doit toujours agir de telle
sorte qu'elle puisse se considérer elle-même comme
rux PRÉFACE.
fltctaoi par ses maximes des lois universelles. Kant
est si charmé de son principe de Tantonomie, qu'il
y trouve Torigine de la dignité de la nature humaine,
ou de toute autre nature raisonnable, et qu'il en fait
le critérium sur lequel il juge tous les autres prircipes
de moralité, condamnés sous le nom é* hétéranomie.
Quoique toutes ces théories soient inspirées, je le
reconnais volontiers par les sentiments les plus
nobles, je ne puis les admettre ; et Tautonomie de la
volonté me parait spécialement un principe erroné,
et dangereux par les interprétations diverses dont
il est susceptible. Que Tbomme se donne à lui-même
les lois morales qui doivent le régir, c'est ce que con-
tredit formellement le témoignage de la conscience,
auquel on peut ajouter Topinion commune. La
conscience, éclairée par la raison, se sent soumise à
(les lois qu'elles n'a point faites, et qu'elle ne peut
clianger, bicu qu'elle puisse s'y soustraire. Si l'homme
faisait ces lois, il pourrait les modifier à son caprice.
Sans doute, c'est lui assiguer un grand rôle que de
l'élever à la dignité de législateur. Mais loin de pou-
voir promulguer des lois universelles, c'est à peine
s'il peut s'impost^r le joug des lois les plus étroites et
les plus mobiles. C'est revenir à l'orgueil stoïcien, et
à des aveuglements dont on pouvait espérer que
i
PREFACE. cixxi
l*espril bumaîo était guéri. Le sage du Stoïcisme se
croyait également autonome; et l*on sait à quelles
aberrations cette indépendance hautaine et fausse a
conduit le prétendu législateur. Kant est incapable des
paradoxes stoïciens, quoiqu'il s*en soit permis de bien
surprenants. Mais son principe est celui qui les
produit. Si T homme est en effet législateur « il devient
la mesure de tout, et il se méprend à 80^ gré sur sa
nature et sa destinée. Surtout il ignore sa faiblesse ;
et Thumilité, qui est si nécessaire et qui lui sied si
bien, ne lui donne plus ses utiles avertissements. Je
crois qu'il est beaucoup plus siiùple et beaucoup plus
osact, au lieu de faire Thomme autonome, de recon-^
naître qu'il est libre, c'est-à-dire qu'il peut obéir ou
résister à la loi qui ne vient pas de lui, et qui est à la
fois sa vertu quand il l'observe, et son châtiment
quand il l'enfreint.
Ici Kant, malgré sa pente naturelle à se singula-
riser, sent pourtant qu'il est hors des chemins battus,
c'est-à--dire hors de la vérité ; et dans la troisième
partie de son ouvrage, oii il passe de la métaphysique
des mœurs à la critique de la raison pratique, il
ne parle guère que de la liberté. Mais comment en
parle-t-il7 La liberté, selon lui, donnerait l'explication
cofijplèle de l'aulonomie de la volonté. Sciilemcnt,
cLxxii PRÉFACE.
par un scrupule qu'il s'abstient de justifier, il ne
croit pas ici pouvoir Tadaiettre, sauf à y reveuir. Eu
attendant, il veut bien la supposer ; et il va même
jusqu'à se dire qu'il suffirait d'en analyser le concept
pour en dériver la moralité tout entière avec son
principe. Mais il n'ose point se risquer au-delà de
cette hypothèse suffisamment audacieuse à ses yeux.
11 avoue que t tous les hommes s'attribuent une
» volonté libre ; mais comme cette liberté n'est pas
» lin concept de l'expérience, » . Kant la réduit à
n'être que « une idée de la raison, dont la réalité
» objective est douteuse en soi, et qui, échappant
» à toute analogie et à tout exemple, ne peut par cela
» même ni être comprise, ni même être saisie. » 11
termine en faisant une allusion assez obscure à l'exis-
tence de Dieu, qu'il regarde comme une consé-
quence nécessaire de l'usage spéculatif de la raisou,
dans son rapport avec la nature.
Tel est le premier ouvrage de Kant que je me pro-
posais d'examiner. 11 peut donner une assez juste
idée de sa méthode, de ses principes, de l'élévation
de ses sentiments moraux^ et malheureusement aussi
de ses défauts, qui sont bien graves.
Le second qui est encore plus difficile à lire est la
Critique de la raison pratique, destinée à faire peu-
PRÉFACE. cLxxiii
dant à la Critique de la raison pure. 11 achève et
développe les Fondements de la métaphysique des
mœurs, c qui nous avalent fait faire provisoirement
» connaissance avec le principe du devoir, et nous
» en avaient ^onné une formule déterminée. • A tra-*
vers des discussions diffuses et obscures, aussi pé^
nibles, ce semble, pour Tauteur que pour les lecteurs,
et qui n'ont aucune rigueur malgré leur forme toute
géométrique, Kant ne fait guère que se répéter dans
toute la première partie. La seule théorie nouvelle
quMl ajoute, si Ton peut donner ce beau nom de
théorie à des assertions gratuites qu'il ne fait reposer
sur rien, c'est celle de la liberté à laquelle il revient.
Mais quelle opinion il en a ! A l'entendre, la liberté
n'est qu'une conséquence logique de la loi morale,
telle que la raison nous la révèle. Du moment que par
la raison pratique nous/comprenons que nous sommes
soumis au devoir, nous comprenons aussi que néces-
sairement nous sommes libres, ou plutôt que nous
devons l'être ; car l'obligation sans la liberté n'aurait
pas de sens. Ainsi, la liberté est une pure déduction
rationnelle, selon le système de Kant ; elle n'est pas
un fait. Mais quoi, la liberté n'est que cela I C'est par
un raisonnement que nous Tatteignons ! Sans les
exigences d'une logique timorée, elle nous resterait
rxxxiY PRÉrACE.
inconnue ! Vraiment, c^est à n'y pas croire. Et c'est
là qa*en arrive le philosophe qai prétend réformer
toute la métaphysique, et la tirer du discrédit oiielle
est tombée ! En présence de ce fait éclatant de la
liberté que nous atteste la conscience par ses déposi-
tions les plus constantes et les plus irrésistibles,
Kant Terme les ^enx à la lumière et se retranche dans
une subtilité. Il ne voit donc pas que c'est mettre en
péril le plus essentiel héritage de Tâme humaine,
qute c'est compromettre la loi morale tout entière. Si
la liberté n'existe qu'en vertu d'un raisonnement, elle
est bien près de ne pas exister ; car tout raisonne-
ment est contestable ; et Kant ne prétend point sans
doute à rinfiaillibilitév Si encore, après avoir constaté
préalabl^nent le fait de la liberté, il avait démontré
que logiquement la liberté n'est pas moins nécessaire
qu'elle n'est réelle effectivement, on le concevrait.
Mais qu'il ait préféré dans une question de cet ordre
U réponse d'une raison toujours chancelante au cri
de cet instinct, qu'il voulait cependant tout à l'heure
charger du soin de notre félicité, c'est une hken
lourde méprise. C'est faire par trop de cas de la
t*aison pure que de lui donner à créer cet attribut
diviuv II Vaut mieux avec le sens commun s'en remettre
à Dieu de cette création surhumaine. La liberté
PREFACE. cLxxv
serait encore à nature, s'il eût dépendu de nous seuls
de Tenfanter par un acte de notre raison. 11 faut
Ta vouer : ee face d'une telle aberration du philo-
sophe, la psychologie s'est bieo vengée du dédain
s]i»téniatique où il prétend la tenir. Par on ne sait
qwAte crainte puérile de l'empirisme, Kant ne veut
pas interroger la conscience. C'est à la raison, pure
de tout élément empiri(|ue , qu'il veut s'adresser, et
voîlà les oracles que promulgue la raison pure 1 Gé
que nous savons de la science la plus manifeste et là
plus splen^de, ce qu'implique le moindre mouve-
ment de notre corps, la moindrie pensée de notre
intelligence,, ce qui se confond avec notre vie elle*
même, c'est à la suite d'un syllogisme que nous
devons l'apprendre ! La psychologie, si Kant eût bien
voulu l'interroger , lui aurait répondu comme répond
le genre humain tout entier, sauf quelques sophistes,
comme répondent les législations de tous les peuples,
que l'homme est libre et responsable, qu'il le sent
dans les profondeurs lumineuses de sa conscience ; et
que c'est là précisément ce qui fait 'Son privilège
entre toutes les créatures, sa dignité et sa grandeur,
qui le rapproche de Dieu même. Mais Kant, qui se
montre si scrupuleux à l'égard de la liberté, où a-t-il
appris que l'homme est doué de la faculté de vou-
*■
CLXxvi PRÉFACE.
loir ? Et si c'est la psychologie qui le lui enseigne*
comment en récuser Fautorité, quand elle nous dit
aussi clairement que cet être qui veut, peut encore ne
pas vouloir ? Kant pourrait41 nous expliquer ce que
c'est pour lui qu'une volonté qui n'est pas libre? Une
volonté sans liberté n'est plus une volonté ; et ce
n'est pas s'entendre soi-même, que de séparer deux
concepts qui n'en forment qu'un K
Mais à quoi bon poursuivre cette argumentation ?
L'erreur de Kant est évidente ; il suflSt de l'avoir
signalée. Elle remplit malheureusement presque toute
la première partie de la Critique de la raison pra-
tique. Il semble s'y complaire, ou plntêtil n'en peut
sortir; et sauf des observations de détail très-sagaces
ou de nobles élans, comme sa fameuse apostrophe au
devoir, il n'avance point d'un seul pas. Il n'a de
théories vraiment nouvelles que dans la seconde
*
partie qu'il intitule Dialectique de la raison pratique.
C'est là qu'il faut le suivre, quelque embarrassée que
sa marche y soit encore.
Kant distingue entre le principe déterminant de
la volonté et l'objet de la volonté. Le principe déter*
(i) Il faut lire sur toute cette partie de la doctrine kantienne
Texcellente et complète dis^cussion de M. J. Barni, Examen de la
Critique de la raison pratique, pages 249 et suivantes.
PRÉFACE. ciAxvii
rainant, c'est la loi morale ; Tobjet, c^est le souverain
bien. Il va donc analyser le concept du souveratn
bien, comme il avait analysé ceux du devoir et de la
bonne volonté. Mais auparavant, il faut prendre garde
à une équivoque qui pourrait donner lieu à des dis-
putes inutiles. Le mot « souverain » peut vouloir
dire, ou suprême, ou complet. La vertu est le bien
suprême; mais elle n'est pas pour cela le bien tout
entier, le bien «complet; et pour avoir ce caractère,
il faut qu'elle soit accompagnée du bonheur. Le
bonheur et la vertu constituent ensemble la possession
du souverain bien. La vertu d'ailleurs est toujours
supérieure au bonheur, parce qu'elle ne le suppose
pas, tandis que le bonheur suppose toujours, comme
condition, une conduite moralement bonne. Ainsi, les
ê
deux éléments du souverain bien, quoique également
indispedsables pour le former, sont cependant scien-
tifiquement distincts; et ce serait une très-grande
erreur de les croire identiques, contme l'ont fait les
Épicuriens et les Stoïciens, à des points de vue très-
opposés.
Mais ici se présente, à ce que dit Kant, l'antinomie
de la raison pratique, c'est-à-dire une double impos-
sibilité. La raison nous fait un devoir de poursuivre
le souverain bien; et cependant, nous ne pouvons
cLxxvur PRÉFACE.
Tatteindre pour deux motifs. D'une part, si l'on pla-
çait le principe déterminant de la Tolonté dans le
désir du bonheur personnel^ on ruinerait toute
morale et toute vertu ; par conséquent^ on détruirait
Vun des deux éléments constituants du souverain
bien. D'autre part, les lois de la nature, dont nous ne
disposons pas, s'opposent à ce qu'il y ait dans le
monde une liaison nécessaire de cause à effet entre
la vertu et le bonheur. Ainsi, le désir du bonheur ne
peut être le mobile des maximes de la vertu ; et les
maximes de la vertu ne peuvent être la cause du
bonheur qu'on cherche. Telle est l'antinomie.
Kant la résout par le moyen de ce qu'il appelle
les Postulats de la raison pratique, c'est-à-dire les
eonditions logiques que la raison impose à la réalisa-
tion du souverain bien. Puisque ce bien n'est pas
possible ici-bas, notre volonté n'étant jamais assez
parfaitement conforme à la loi morale, il faut suppo-
ser une existence et une personnalité indéfiniment
persistantes, qui permettent à l'être raisonnable
d'approcher de plus en plus, avec le temps, de la per-
fection et de la sainteté, et même d'y atteindre plei-
nement dans l'infinité de sa durée. L'immortalité de
Tâme, qui ne peut être démontrée, est donc un
postulat de la rait^on pratique. Un second, plus
PRÉFACE. (j.xxix
essentiel encore, c'est Texistence de Dieu. Par la
sainteté, on se rend digne du bonheur ; mais il n'y a
qu'une intelligence suprême, un être tout-puissant,
qui puisse rassurer, en dehors des lois de la nature,
aux êtres saints qui Ton! mérité. Il est donc morale-
ment nécessaire d'admettre Texistence de Dieu.
Mais ce n'est là pourtant qu'une hypothèse, Kant le
dit en propres termes. C'est simplement un principe
d'explication pour la raison théorique ; et pour la
raison pratique, c'est un acte de foi, mais de foi
purement rationnelle, puisque la raison pure est
Tunique source d'où il dérive.
A ces deux postulats, il faut en joindre un troi-
sième, que l'on a indiqué déjà ; c'est la liberté. Voilà
tout ce que demanda, ce que postule, ci^mme parle
Kant, la raison pratique, afin de pouvqir comprendre
la loi morale dans son principe et son aceompUssc--
ment. La liberté, l'immortalité et Dieu ne servent
qu'à éclaircir un concept, qui sans eux resterait inex-
plicable. Kant veut si bien qu'on n'accorde à cvs
idées qu'une valeur simplement hypothétique, qu'il
insiste avec la plus grande ^rce et qu'il ajoute :
« Nous ne connaissons par là ni la nature de notre
)> âme, ni le monde intelligible, ni l'être suprême,
n comme ils sont en soi ; nous nous bornons à en
awx PREFACE.
I» lier les concepts au concept pratiqne du souverain
» bien, comme objet de notre volonté. Comment la
» liberté est-elle possible, et comment peut-on se
y* représenter théoriquement et positivement cette
» espèce de causalité, c'est ce qu'on ne voit même
» point par là. Il en est de môme des autres idées ;
» aucun entendement humain n'en découvrira jamais
» la possibilité* Mais en revanche, il n'y a pas de
n sophisme qui puisse persuader, même aux hommes
» les plus vulgaires, que ce ne sont pas là de véri-
» tables concepts. » Mais Kant tient à détruire l'espé-
rance qu'il semble donner par ces derniers mots, et
il a bien soin de dire que des concepts ne peuvent
jamais Taire connaître l'existence, et que d'un concept
qui est dans l'entendement, il est interdit de conclure
à un objet hors de l'entendement. Ainsi, la liberté,
l'immortalité de l'âme et Dieu lui-même ne sont que
des concepts, éléments inférieurs d'un concept plus
général, mais sans doute tout aussi vide de substance,
celui du souverain bien, qui se rattache lui-même à
celui de la loi morale.
11 faut convenir que, si c'est là une réforme que
Kant essaie d'introduire dans la métaphysique et la
philosophie, cette reforme n'est pas heureuse.
Pour ma part, je préfère hautement la méthode de
PRÉFACE. rxxxxi
Descartes et celle de Platon. Lorsqu'on peut s'ap-
puyer sur les faits les plus certains et les plus ordi-
naires, il y a danger à se contenter de subtilités
logiques, qui, malgré tous les efforts du génie, sont
dénuées de toute autorité, et qui provoquent les plus
tristes désordres dans la pensée commune. C'est ris-
quer la liberté, rimmortalité deTâme et rexistencc
de Dieu, que de les réduire à n'être que des concepts
dérivés, hypothèses ou postulats, comme Kant voudra
les nommer. Pour la liberté, elle est un fait vivant,
qui n'a point besoin de démonstration et qu'il sufBl
d'attester. La seule question qui puisse s'élever , c'est
de savoir comment ce privilège qui soustrait l'homme
aux lois universelles des choses, peut s'accorder avec
ces lois et avec la providence qu'elles révèlent.
Mais cette question n'a rien à faire dans la morale,
et Kant qu'elle embarrasse bien vainement, eût beau--
coup mieux fait de la renvoyer h la métaphysique.
Quant à l'âme, les arguments qu'on tire de sa nature
propre pour démontrer qu'elle est immortelle, sont
bien autrement solides que ceux que Kant prétend y
substituer. Si Ton peut constater par les observa-
tions les plus précises que le principe qui, dans
l'homme, sent, veut et pense, est tout autre que le
principe qui nourrit et fait végéter le corps, on peut
rxxxxiï PREFACE.
conclure iégUiiuement que des principes aussi diffé-
rents ont des destinées différentes» et l'on peut arri-
ver, sur les pas de Socrate ou de Descartes^ aux
croyances inébranlables du Phédonj et des MéditcH
iions métaphysiques. Enfin, quant à Dieu, on peut
renvoyer Kant au dixième livre des Lois et au Dis-
cours de la méUéode. Ce sont là des écoles auxquelles
il n'aurait ^as voulu se mettre, selon toute appa-
rence. Mais il est fâcheux pour lui que ce soient les
écoles de la vérité. Si à toutes les preuves reçues de
la liberté, de Timmortalité et de l'existence de Dieu,
Kant eût ajouté modestement les siennes, il aurait pn
contribuer à accroître le trésor commun. Mais
comme il les a toutes rejetées et qu'il a prétendu,
par un orgueil peul-ôtre un peu aveugle, remplacer
tous ses prédécesseurs, on peut sans injustice le
rendre responsable des naufrages où il a conduit la
métaphysique allemande. C'est à sa voix qu'elle
a inauguré ces systèmes nés de sa Critique^ et qui
resteront comme une des pages les plus douloureuses
de l'histoire de la philosophie.
Kant est, du reste, si convaincu de la théorie du
souverain bien, qu'il n'hésite pas à condamner sur
cette mesure les Écoles grecques, qui, selon lui,
ont échoué dans la solution de ce problème. Par
PRÉFACE. cLxxxm
les Écoles grecques, il entend surtout les Épicuriens
et les Stoïciens. Cest à peine sMI prononce les noms
<r Aristote et de son maître ; et le peu qu'il en dit
annonce une connaissance bien incomplète de leurs
doctrines. Mais cette ignorance même excuse en par-
tie les erreurs de Kanl, si elle ne les justifie pas. Il
eût peut-être été plus réservé dans son entreprise,
s*it avait plus dignement apprécié les tentatives faites
avant la sienne. S*il eût suffisamment étudié Platon,
il se serait trouvé avec lui plus d'une affinité secrète;
et il n'eût pas fait tant de cas d'Épicure, dont il est si
loin; car il va jusqu'à lui donner le nom de vertmux
et à l'appeler un grand homme. II admire beaucoup
et avec tonte raison la doctrine du Christianisme sur
le souverain bien. Mais il ne voit pas qu'en en faisant
réloge, c'est louer aussi la morale platonicienne,
dont il parait oublier les services.
Au fond, la théorie de Kant est très-éloignée d'être
aussi vraie qu'il l'imagine. La loi morale, telle q^ie la
conscience nous la dicte, n'exige pas du tout de
l'homme, comme il le croît, qu'il poursuive le souve-
rain bien ; elle en exige seulement la pratique du
bien. Le bonheur, tout mérité qu'il peut être, n'est
qu'une considération secondaire ; ou plutôt, ce n'est
pas même une considération dont la raison ait à tenir
GLXXxiv PRÉFACE.
compte. C^cst là un principe que Kaot, plus que tout
autre moraliste, devait emk'asser, sans craindre de
tomber dans les exagérations du Stoïcisme. Personne
mieux que lui n'a démontré toute la pureté de la loi
morale, et la nécessité absolue pour Thomme de ne
se décider, dans sa volonté et ses actes, que par la
représentation de cette loi. Or, le devoir est si loin
de prescrire la recherche du bonheur que très-
souvent il le sacrifie. Kant serait le premier à le
reconnaître ; car c'est lui qui a dit dans un langage
austère et solennel : « Devoir^ mot grand et sublime,
• quelle origine est digne de toi ? Où trouver la racine
n de ta noble tige, qui repousse fièrement toute
» alliance avec les penchants. » Or, s'il est un pen-
chant naturel au cœur de Thomme, c'est sans con--
iredit le désir du bonheur ; car celui-là résume tous
les autres; et par conséquent, c'est celui-là surtout
<iue le devoir combat en nous, et qu'il doit quelque-
fois détruire, sous peine d'être lui-même vaincu. 11
parait donc que Kant a eu tort de faire du souverain
bien l'objet de la volonté, du moment qu'il fait entrer
le bonheur comme élément constitutif dans le souve-
rain bien. 11 ne s'aperçoit pas que c'est retomber
dans la faute qu'il reproche aux Écoles grecques, et
que c'est encore identifier dans une certaine mesure
PRÉFACE. a.xxxv
la vertu et le bonheur. Il a beau dire que la vertu
n*eo reste pas moins le bien suprême ; il en diminue
la pureté, en Tassociant à cet autre bien, qui la com-
plète et qui la récompense. Il est périlleux de sou-
mettre Tbomme à cette alternative délicate ; et dans
son intérêt, comme dans celui de la vérité, il faut dire
résolument, et malgré toutes les réclamations de la
sensibilité, que le souverain bien, le bien suprême et
complet, c*est la vertu, à laquelle nous nous devons
tout entiers, et sans le moindre retour sur le salaire
dont elle peut être suivie, et qu^elle s'assure d*aulant
plus certainement qu'elle y pense moins.
J'ai grand'peine, je Tavoue, à me séparer de Kant
sur une question de cet ordre, surtout quand je
pense qu'il a tâché d'y apporter toute l'attention
dont sa grande âme était capable. Il sentait bien,
ainsi qu'il le dit, que < dans la détermination
» des principes moraux, la plus légère confusion
» peut corrompre la pureté des idées. » Mais cepen-
dant, je n'éprouve pas la moindre incertitude ; et je
crois que ce noble cœur s'est trompé. Voici, ce
semble, d'où est venue son illusion. Oui, il est vrai
que là raison , quand elle s'interroge elle-même
impartialement, voit entre la vertu et le bonheur
une connexion nécessaire, et que cependant cette
CLWXTi PRÉFACE.
connexion est irréalisable ici-bas. Oui, il est vrai que
la vertu doit être récompensée, et que la justice de
Dieu est indérectible. Mais je dis que c*est là une
conséquence qui ne' regarde point Tbomme, et qu'il
doit laisser tout entière au souverain juge. C'est
usurper en quelque sorte sur sa toute-puissance que
de vouloir régler humainement cette proportion équi-
table entre la vertu et le bonheur, dont lui seul a le
sefcret. Kant apparemment ne médit pas de la vie et
du monde, ainsi que le font trop souvent les âmes
Taibles. Comme la prudence n'est pas interdite à
la vertu, il ne trouve pas sans doute qu'elle soit
nécessairement malheureuse ici*bas. Ce n'est donc
pas une question pratique, c'est une question de pure
théorie que celle du souverain bien, telle qu'il se la
pose. Dans la philosophie grecque, on la conçoit
mieux, parce que le souverain bien était considéré,
comme le but suprême de la vie, et qu'il paraissait
bon d'indiquer à Thomme ce but, ^ur lequel il devait,
comme un habile archer, avoir les regards sans cesse
fixés ^. Mais quand on comprend la loi morale ,
comme le fait Kant, et qu'on la donne si sagement
l>our le principe déterminant de la volonté, il faut
(l) \ristotc, Morale à Mrowrtqtw, livre î, ch. 1, S ^7.
PRÉTACE. CLxxxMi
laisser le boobeur pour ce quMI est, c'est-à-dire une
sorte d'accident favorable, qui dépend en partie de
nous dans celte vie, et dont il faut nous remettre pour
Tautre à la justice et à la bonté de Dieu.
Dans le système de Kant, la théorie du souverain '
bien, toute fausse qu'on a pu la trouver, était indis-
pensable. Sans le souverain bien, il lui fallait renoncer
à l'immortalité de l'âme et à l'existence de Dieu.
Dans les conflits imaginaires qu'il suppose entre la
raison spéculative et la raison pratique, c'est la seule
issue qu'il découvre ; et il y tient d'autant plus que,
sans cette planche fragile, le naufrage qu'il redoute
serait irréparable. Sur les pas de Hume, il a craint
d'aller se briser contre l'écueil du scepticisme. Mais
il y dérive malgré tous ses efforts. La raison théo-
rique l'a laissé sans secours. La raison pratique ne
semble pas devoir lui être beaucoup plus utile, quand
il aperçoit tout à coup cette lueur sur laquelle il se
précipite. Ce n'est pas une lumière bien éclatante ni
bien sûre; mais c'est la seule ; et si Kant ne la suit
pas, il se condamne à rester dans des ténèbres que
rien désormais ne peut dissiper. Voilà comment il
s^attache avec tant d'énergie à la théorie du souverain
bien. Toute caduque qu'elle est, il n'y a qu'elle
qui puisses le sauver. Mais ce n'était pas la peine de
cLxxwiii PRÉFACE.
tant s'éloigDer des routes ordioaires, pour y revenir
enfin par ce chemin détourné, il valait mieux croire,
comme tout le monde, à la juste autorité de la raison
et de la conscience, et s'en tenir aui grandes
croyances qu'elles attestent, sur la nature et Tavenir
de Tâme et sur l'être infini.
Kant termine la Critique de la raison pratique par
quelques conseils généraux et fort élevés, sur la
méthode qu'il faut suivre dans l'éducation pour la
culture de la morale, et dans la philosophie, pour les
progrès de cette partie de la science. J'y reviendrai
plus loin.
On a dit en parlant de cet ouvrage de Kant que
c'était le plus solide monument que le génie philoso-
phique eût élevé à la vertu *. L'éloge est vrai, si Ion
veut faire abstraction et de la forme et de la méthode
et même des principaux résultats, qu'on peut blâmer
ainsi que nous l'avons fait, et si l'on ne considère
que les intentions de l'auteur et le projet général de
son admirable entreprise. Kant a recherché après
Platon, et sans se douter qu'il l'imitait, ce qu'est la
vertu dans l'âme humaine, en elle-même et dans son
inaltérable candeur. Lui aussi il Ta étudiée « loin des
(1) M. Cousin, trad. de Platon, Argummi cULPhilèhc, p. 280.
PRÉFACE, CLxixix
» regards des hommes et des dieux, sans s'arrêter ni à
» Topinion ni à l'apparence ; » et il a poussé cette diffi-
cile étude à des profondeurs où il semblait que jus-
qu'alors personne n'eût osé la poursuivre. 11 s'est
enfermé seul avec la raison, qu'il prend pour la
conscience, dans ce labyrinthe, dont il connaît tous
les détours. Le fil qu'il déroule est bien quelquefois
un peu confus; et ce n'est pas sans peine qu'on
marche sur ses traces souvent obscures. Mais l'ap-
plication même qu'il apporte à en démêler tous les
replis, attache et intéresse. Il n'y a pas jusqu'aux
subtilités et aux embarras de son propre système qui
ne redoublent l'attention passionnée de ceux qui se
font, pour un instant, ses compagnons ; et l'on arrive
à la fin de ce noble voyage, si ce n'est bien convaincu
d'avoir suivi le meilleur et le plus court chemin, du
moins pénétré de respect pour celui qui vous y a
guidé. On en rapporte, malgré tant d'épines, quelque
chose de cette sérénité du cœur qu'on ressent à la vue
d'une belle chose, ou mieux encore à la suite d'une
belle action. On vient de contempler la vertu, si non
tout à fait dans le tableau que Kant en a tracé, au
moins dans l'âme de Kant lui-même, qui vaut mieux
«
que ce tableau parfois trop peu fidèle. En ce sens, il
n'est pas d'éloges que ne mérite la Critique de la
c.xc PREFACE.
raison pratique. Daos tes œuvres de l'esprit hu-
main, il n'y a que les grands dialogues de Platon qui
puissent rivaliser avec elle, sans parler de la grâce
suprême dont ils conserveront éternellement le pri-
vilège. Jamais le devoir n*eut un plus digne organe:
et la vertu, si elle peut trouver des mains plus habiles
pour la peindre, ne trouvera point d'intelligence plus
grande pour la comprendre, ni de cœur plus pur
pour la faire aimer.
Afin d'achever cet examen des services que Kant a
rendus à la science morale, il faudrait apprécier en-
core deux autres grands ouvrages qui renferment
Tapplication des théories posées dans les premiers.
Ce sont les Principes métaphysiques de ta morale
et les Principes métaphysiques du droit. Je n'étu-
dierai pas tout au long ces deux monuments, malgré
leur mérite. Mais il serait injuste de les passer sous
silence; ce ne serait pas connaître le génie tout
entier de Kant. Ils seront donc ici l'objet de quelques
remarques.
Ces deux ouvrages d'abord sont parfaitement com*
posés ; et le premier surtout. Les divisions en sont si
nettes, le style en est si précis, malgré les formules
dont ils sont hérissés, que la lecture en est relative*
ment facile, en supposant d'ailleurs la connaissance
PRÉFACE. axa
préalable des théories kaotieones. Une fois bors des
abstractions pures, et en contact avec la réalité,^ la
pensée da philosophe devient beaucoup plus claire et
beaucoup plus instructive. Il connatt à fond les ma-
tières dont il traite, et il sait les rendre accessibles
à tous les esprits attentifs, quelque sérieuses qu'elles
soient. Les points de vue les plus nouveaux et les
plus inattendus y abondent ; et nulle part le génie de
Kaot ne se montre ni plus sagace, ni plus fin, ni plus
régulier. Il est bon d'insister sur cet éloge qu'on ne
peut lui adresser que bien rarement. Kant est original
et profond dans toute sa métaphysique. Mais que de
peine n'a-t-on pas à l'y suivre? Et lui-même, que de
peine n'a-t-il pas à s'y orienter, à défaut de la psy-
chologie, le vrai guide, qu'il récuse ! Ici, au contraire,
quoique le professeur de Kœnigsberg ait peu fréquenté
le monde, et qu'il ne soit point un légiste de profes-
sion, il a pénétré tous les secrets du cœur humain,
et les arcanes les plus cachés du droit. La lumière
qu'il a puisée dans cette étude approfondie, se répand
de sa pensée jusque sur la forme dont il la revêt.
Quand on veut apprécier le style de Kant, c'est à ces
deux ouvrages qu'il faut recourir, bien qu'ils ne
soient ni les plus fameux ni les plus importants.
Les Principes métaphysiques de la morale so par-
cxcii PRÉFACE.
tagent eu deux livres, oatre V Introduction, dont le
premier traite des devoirs envers soi-même, et le
second, des devoirs envers autrui, division très*simple
et cependant complète que Kant a fécondée par la
plus pénétrante analyse. Nulle part la grandeur de la
personne humaine n'a été mieux comprise ni mieux
expliquée. Nulle part les mystères de notre nature
morale n'ont été dévoilés avec une science aussi
exacte. Les questions casuistiques dont il a fait suivre
chacun dé ces chapitres, sont comme une application
positive de ces théories. En les voyant ramenées aux
incidents les plus vulgaires de la vie de chaque jour,'
on en comprend mieux la justesse et la portée; et
bien que cette espèce de chicane morale offre quelque
bizarrerie, elle intéresse autant qu'elle instruit. Parfois
les expressions du philosophe y sont un peu crues ;
mais cette crudité de langage n'est jamais déplacée
dans les sujets où il se la permet ; elle contribue même
singulièrement à la clarté et à la vigueur des pré-
ceptes.
Je ne ferai sur les Principes métaphysiques de la
morale que deux observations : Tune en ce qui
regarde l'amitié, l'autre, eu ce qui regarde la reli-
gion.
Kant définit admirablement l'amitié, qui, selon lui.
PRÉFACE. rAciii
est Tiinion intime de l'amour avce le respect. Platon
et Âristote ii*ont jamais aussi bieu dit. Mais Kaiit
place si haut cet idéal de ramftiéi qu'il la crcHt à
peine possible dans la réalité; et il raille les écrirains
romains, qui, se rappelant les exemples d'Oreste et
de Pylade, de Thésée et de Piritbotts, en ont fait*
dit-^il, « leur cheval de bataille^ » Je ne relèverais
pas ce scepticisme par trop misantbropique, siRant ne
l'appuyait sur une prétendue maxime d' Âristote:
« Mes cbers amis, il n'y a point d'amis. » 11 faut
bien savoir qu' Aristote n'a jamais avancé une héréi^
pareille; et deux livres de la Morale à Nicomaque,
les plus beaux peut-être, sont là pour démentir le
propos peu charitable qu'on lui prête. Ce qu' Aristote
a dit, c'est que, quand on a beaucoup, d'amis on ne
possède pas un seul ami véritable K 11 a suffi d'une
faute d'orthographe dans le texte grec pour induire
Kant en erreur ; et c'est un accent (esprit) mal mis
qui lui a fait commettre cette méprise. La philologie
pourrait aisément la lui pardonner. Mais la morale
lie saurait avoir la même indulgence ; et Rant« se
eroyant fort de l'autorité d' Aristote, que d'ordinaire
il ne respecte point autant, essaie par diverses obser-
(1) Aristote, Morale à Eudème, livre Vf ï, ch. 12, $ 18.
7n
cxrjv PRÉFACE.
vaiioM qu'il croit irréfutables, dedémanlrer Timpos-
sibilité à peu près absolue de Tamitié. Les difficultés
qu'il indique soot réelies ; mais elles ne sont point
insurmontables ; et l'expérience de la fie nous moutrc
assez souvent des amitiés sincères pour que le doute
ne soit pas permis* Tout ce quMl prouve de Ift part
de Kant, c'est que, selon toute apparence, il était per*
sonnellement peu porté à Tamltié ; et que, soit froi-
deur d'âme, soit méfiance exagérée, il ne s'était pas
fait d'amis fidèles. C'est une disposition assez fâcheuse
pour un moraliste ; et elle est de nature à lui voiler
les parties les plus douces et les plus consolantes du
noble sujet qu'il étudie.
€'est que Kant se fait cette sigulière opinion de
l'homme, qu'il e&t insociable, tout en étant destiné à
la société. Les anciens, et Aristote surtout, avaient
été beaucoup plus sages, en disant an contraire que
l'homme est un être essentiellement sociable et poli-
tique. Mais d'où vient cette insociabilité dont Kant
accuse notre espèce? Uniquement de ceci, que
l'homme naturellement porté à s'ouvrir à ses sem-
blables, doit craindre cependant de leur confier ses
secrets, de peur qu'ils n'en abusent, ou contre sa
considération, ou contre sa sécurité. Il est possible
que le philosophe, sous le gouvernement et dans la
PRÉFACE. c\(v
société où il vivait, eût de très-bonnes raisons de
conseiller la prudence et la réserve. Mais il était
digne de sa grande âme de s'élever an dessus de ces
accidents misérables, et de ne pas elivelopper la
nature humaine dans une réprobation qui ne s'adres-
sait avec justice qu^à un temps et à un pays en partie
culien Kant aura soulTert plus d^une Tois sans doute
des relations sociales qu'il était forcé d^entretenipf
dans un milieu peut-être assez peu digne de lui ; et
cédant à des préventions toutes personnelles^ il aura
transporté à la nature de rbotnme ce qui n^était
qu'une nécessité de sa propre situation. Mais quoi^
qu'il ait pu en penser, l'homme n^est pas insociable,
même au sens ob il le croit. Seulement^ sons certains
gouvernements, avec certaines personnes, il faut
savoir se taire^ si l'on tient à son repos, et si le
devoir ne vous ordonne point une francbise dange^
reuse. Mais voilà comment Kant a pu douter de
Famitié, et peut'-être a eu le malheur d'en éiro
privé.
La remarque que je veux faire sur la religion est
beaucoup plus grave.
Kant prétend que la science des devoir^ envers
Dieu est en dehors de la Philosophie morale; v\ sa
conviction sur ce point est si bien arrôléc qu'il y est
cxcvi PRÉFACE.
revenu à deux ou trois reprises différenles, et toii^
jours avec la même force. C'est là une théorie assez
importante, pour qu'il faille en peser attentivement
les motifs* Afistote, dans sa Morale, s'était fort peu
occupé des rapports de Tt^omme à Dieu, parce qu'il
ne croyait ni à la providence, ni à l'immortalité de
l'âme. Platon, au contraire, leur avait fait une très-
grande place; et dans le dialogue admirable des
LaiSj le dernier fruit et le plus mûr de sa sagesse, il y
avait insisté avec une solennelle énergie. Kànt vent
retrancher absolument ces questions du domaine de
la morale» Il me semble que c'est là une erreur très-
fâcheuse.
Voici les arguments de Kant :
« La forme de toute religion, si l'on entend par
» religion l'ensemble de tous les devoirs comme pré-
» ceptes divins, appartient à la philosophie morale,
» parce qu'il ne s'agit en cela que du rapport de la
» raison à l'idée qu'elle se fait de Dieu. Mais la reli-
» gion, quant à la matière, c'est-à*dire à l'ensemble
» des devoirs envers Dieu^ ou le culte qui doit lui être
» rendu, est placée hors des bornes de la morale philo^
p sophique pure. Pour nous rendre sensible l'obliga-
n tion morale^ la raison doit supposer un être étranger
» qui nous l'impose. Mais ce devoir ne va pas au-delà
PRÉFACE, cxcvii
» de ridée que nous nous faisons d'un tel être. Cest un
» devoir de rbomnie envers lui-même. Ce n'est pas une
» obligation objective de rendre certains devoirs à un
» autre être ^. C'est une obligation purement subjec-*
> tive, qui a pour but d'affermir le motif moral dans
» notre propre raison législative. » Si l'on veut aller
plus loin, la religion considérée dans les limites de
la simple raison, ne peut être que l'accord de
la raison pratique avec une doctrine révélée ' ;
et Kant s'applaudit de n'avoir point fait entrer la
religion dans la morale, comme on le fait ordinai-
rement. *
Dans le système de Platon, dans celui de Des*
cartes, s'il est une question qui appartienne néces-
sairement à la philosophie, c'est celle de l'existence
de Dieu. L'un et t'autre ont consacré toute la puis-
sance de leur génie à démontrer c^tte vérité, cause
de toutes les autres. Kant, par des scrupules de
pure logique, et peut-être aussi par le désir assez
(1) Voir, outre les Fondements de la métaphysique des mœurs,
et la Critique de la raison pratique, les Principes métapfiysiquas
de la morale, p. 251, trad. de M. J. Tissot, 3* édition.
(2) Kant a tenté cet accord dans un ouvrage spécial : w La
religion dans les limites de la raison, » traduit en français par
M. ïruUard, MM. liouillier et Lortet en ont traduit l'abrégé qu'on
attribue aussi à Kant
(AVAUi PKÉFACE.
vaio de s'éloigocr des routes commanes, n'a pas eu
tant de sagesse. 11 refuse d'abord à la raison pure le
droit de connaître Dieu ; et il nie en métaphysique
cette notion essemielle, que Descartes confondait
avec la notion même de notre propre existence, et de
notre propre pensée. .Puis, dans le domaine de la
raison pratique, Kant croit pouvoir se hasarder
jusqu'à faire de Texistence de Dieu un postulat ,
en d'autres termes une hypothèse, indispensable à
l'explication logique d'un concept moral ; c'est-à-dire
que Kant, qui n'ose point atGrmcr Dieu au nom de la
raison spéculative, n'en affirme que l'idée au nom de
}a raison pratique. Dieu est donc une simple idée
que l'homme ne porte mênie pas en lui, et qu'il se
crée pour le besoin de s'entendre avec lui-même. Dieu
réduit à ces proportions n'a guère de droit, j'en con-
viens, à l'adoration et au culte de l'homme ; et l'on
conçoit dès-lors comment le philosophe bannit de la
science la tbéodiçée tout entière, malgré les plus
illqstres exemples de ses prédécesseurs.
Mais c'/^st bien vainement que Kaqt appelle du qom
de (religion Teosemble de tous les devoirs que Dieu
iiqpose à l'homme, ou plutôt, pour rester Adèle .1 la
tbéorie de l'autonomie, que l'homme s'impose à lui-
même. Personne n'a jamais compris la religion en ce
PRÉFACE. cxcix
sens. L'enseoible des devoirs s^appelle U morale ; et
la religion est, parmi ces devoirs, rensenible de teux
qai établissent certains rapports entre rtaomme et
Fétre infini de qui il tient^ avec son existence, la loi
morale qoi doit le régir, et te fait ce qnMl est. La
légion ainsi entendue est une partie nécessaire de
la morale ; et je ne crois pas qu'il y ait un seul mora<*
liste, qui puisse aujourd'boi partager les scrupnles
de Kant, à moins de partager aussi tout son système.
De son propre aveu, Thomme reconnaît dans sa raison
une loi morale, à laquelle il se sent obligé d'obéir ; il
lui doit avec l'obéissance un antre sentiment, le
respect. Et en se soumettant ainsi à la loi, il ne doit
rien au législateur I .La contradiction est vraimeot
par trop choquaiAe ; et quand on vénère la loi morale
aussi sincèrement que Kant le fait, il semble qu'on
éxAi an moins quelque reconnaissance à celui qui
nous a permis de la suivre, en nous rendant capables
de la comprendre. Mais la doctrine de la Raison pure
s'y oppose sans doute ; et elle pèse encore de tout
son poids sur la Raison pratique, qui essaie cependant
d'en secouer le joug trop lourd et trop étroit.
Est-ce qu'à côté du culte extérieur, qall n'appar-
tient point à la morale de régler, il n'y a pas tout on
culte intérieur, dont Kant ne veut pas tenir pUis de
ce PRÉFACE.
compte ? Le passer soQs silence, ce n*est pas le liup*
primer ; et le pliUosopbe a beau foire : si rexisteoce
de Dieu est un postulat de la raison, quand elle veut
épuiser ses concepts, le culte que lui rendent le cœur
et la raison de rbomme, est ^n postulat bien autre-
ment impérieux ; et c'est une doctrine à la fois bien
aveugle et bien sècbe que celle qui prétend nier ou
supprimer ces nobles besoins.
On pourrait croire que ces théories de Kant sont
jMTOToquées par une légitime déférence pourlarelH(ion
dans laquelle il vit, et quMl craint d'empiéter sur des
droits qu'il regarde comme une des garanties de
l'ordre social. Mais il ne cède pas à des ménagements
de ce genre. I^e Christianisme, il l'interprète à sa
guise ; et il a donné, un des premiers, l'exemple de
oes audacieuses explications que d'autres ont pous*
sées sur ses traces bien plus loin qpe lui. il entend
si peu nier la juridktion de la philosophie sur ces
matières, qu'il Ta constatée par plusieurs ouvrages ;
€'t il ne les a pas regardés sans doute comme les
fooios utiles qu'il ait faits. Mais il refuse à la morale
toute cette partie de la théodicée qui concerne les
devoirs de l'iipmme envers Dieu ; et il nous laisse, en
face du Créateur» à peu près aussi indiiTérents que si
nous ne lui devions aucune gratitude ni aucun hom-
PRÉFACE. cet
mage. Je n*liésite pas à blâmer cette grande lacune
dans le système moral de Kant L'admettre comme il
le fait, c'est donner trop aisément gain de cause aux
ennemis de la raison, qui lui dénient toute puissance
de s'élever jusqu'à Dieu, de le connaître et de l'aimer.
C'est là une des conséquences les plus déplorables du
scepticisme kantien.
A la suite des Principes métaphtfsiqu^ dt la mo-
rale^ je me borne à nommer un admirable traité de
Pédagogie, tout en regrettant de n'en faire que
cette mention fugitive. C'est « un livre d'or, » comme
rappellent les Allemands, pour la sagesse et l'étendue
des principes pratiques qu'il contient ^.
Je ne m'arrêterai pas davantage, quoique pour
d'autres raisons, aux Principes métaphysiques du
droit. Ce serait un peu trop sortir du sujet que je
tiens à traiter exclusivement. Platon, dans les Loisj,
avait fait une sorte de code. Ce n'est pas tout à fait
le but que Kant se propose, et il se borne à établir
les principes les plus généraux du droit privé et du
(i) Ce petit ouvrage n'est p§us écrit de la main de Kant ; ce n'est
qu'un résumé de ses leçons approuvé par lui. M, J. Tissot en a
donné la traduction, faite en partie par son jeune fils. Paris,
ln-8% lS5/ii, dans la troisième édition des Principes métaphysiques
de la morale.
ccii . PRÉFACE,
droit public Personne n*a mieux, fait voir les liens
étroits qui rattachent le droit à la morale. La meta**
physique des mœurs les renferme Tun et l'autre,
comme deux parties également essentielles. Tons les
devoirs se partagent en devoirs de droit, c'est-à-dîre
dont la législation peut être extérieure ; et en devoirs
de vertu, qui ne sont soumis qu'à une législation
tout interne. De là, la distinction profonde de la
morale et du droit. La morale nons prescrit certaines
dictions en faisant du devoir seul le motif de ces
actions. Le droit nous fait un devoir de certaines
actions, quel qu'en soit d'ailleurs le motif, laissé à
notre libre arbitre. La légalité est le domaine de la
contrainte ; la moralité est au contraire le domaine
de la liberté ou de l'autonomie. Tous les devoirs de
droit peuvent être aussi des devoirs de vertu. Mais
les devoirs de vertu ne sont pas toujours des devoirs
de droit.
Si Kant subordonne ainsi le droit à la morale, à
plus forte raison lui subordonne-t-il la politique.
H a l'esprit trop sensé pour ne pas comprendre, et
jusqu'à un certain point, excuser les embarras à peu
près inextricables où la politique se débat. Mais il
voudrait la ramener à des voies meilleures ; et il ne
désespère pas de la convertir. 11 voit bien que la
PRÉFACE. cciii
philosophie eo est encore réduite de son temps à
rabsteutioQ platonicien ne. Mais il prend part persou-
nellement, dans la mesure où il le peut, aux affaires
générales de son siècle, et il ne craint pas de pro*
poser un projet de paix perpétuelle, au moment
même où la grande guerre de notre Résolution
embrase l'Europe et le monde entier. Il affronte le
ridicule d'une protestation aussi raine, parce quMl la
regarde sans doute comme un devoir; et les idées
bienfaisantes quMl propose à la méditation des peuples
et de leurs chefs, n'ont rien de chimérique, si d'aiU
leurs elles sont actuellement impraticables. Tout
stériles que restent ses conseils, il est consolant d'en-r
londre le sage dire aux peuples et aux rois : « Il faut
» que le peuple règle sa conduite dans chaque Étal
» sur les principes de la morale et du droit, et les
» États, leurs relations réciproques, quelque spé-r
» cicuses que soient les objections que la politique
< déduit de Texpérience. Ainsi, la vraie politique ne
» saurait faire un pas sans avoir auparavant rendu
> hommage à la morale; unie à celle-ci, elle n'est
> plus un art difBcile ni compliqué ; la morale tranche
» le nœud, que la politique est incapable de délier. Il
» faut tenir pour sacrés les droits de l'homme, dussent
» les souverains y faire les plus grands sacrifices. Ou
cciv PRÉFACE.
» ne peut pas se partager ici entre le droit et Tuti-
» tilité. La politique doit plier le genou devant la
» morale. »
Il y a soixante ans (1795) que Kant proclamait ces
salutaires maximes. Mais, malgré les progrès qu'a
faits dans cet intervalle la raison publique, que nous
sommes loin encore du but marqué par la sagesse et
Tbumanité du philosophe 1 11 parait que les peuples et
les souverains n'ont point encore reçu d'assez rudes
leçons. Mais je détourne les yeux de ce spectacle ; et
je reviens à la morale, que sur les pas de Kant
j'avais un instant quittée.
D'après l'analyse que je viens de donner des prin-»
cipaux ouvrages de Kant, on peut voir en résumé
quelle a été la hardiesse et la grandeur de son entre-
prise. H a d'abord étudié la raison en elle-même,
indépendamment de toute donnée empirique, et^ à
ce qu'il croit, de toute application. Il l'a étudiée
ensuite dans son application à la morale. Voilà les
deux assises de l'édifice. Puis, il a suivi la science
dans ses développements les plus importants, la
morale proprement dite, et le droit, en faisant quel-
ques excursions sur le terrain de la politique. H a
donc essayé d'approfondir la morale dans son origine
la plus reculée, dans ses principes spéciaux et dans
PRÉFACE. ccv
Stô conséquences. Il a continné ce long travail, de
propos délibéré^ dans plnsieursouvrages, sans perdre
de vue un seul instant son objet et ses desseins. Il a
réussi à faire de la morale une science complète et
lui a donné, à certains égards, une rigueur qu'elle
n'avait jamais eue, et dont elle semble encore inca-
pable, malgré ce décisif exemple, à bien des esprits
prévenus. Tout en la plaçant sur des fondations assez
chancelantes, dans le scepticisme de la Raison pure,
il Ta portée à une hauteur d'où rien désormais ne
peut la faire descendre ; et si la loi du devoir avait
«
encore besmn d'une démonstration invincible, c'est
hii qui la lui a donnée. Il pouvait faire cette démons*
tration plus simple^ et plus attrayante ; il ne pouvait
la faire plus forte. La forme de Kant a quelque chose
de pédantesque et de repoussant, que même un pro*^
fesseur n'était pas tenu d'avoir. Mais ce style qui
nuit à la propagation de la vérité, était peut-être
nécessaire à son génie pour qu'il la trouvât. Le dia-
logue platonicien, mis à part, pour les motifs que
l'on sait, la forme d'Aristote est préférable à celle de
Kant. Mais si Kant en eût adopté une autre qui lui
aurait été moins naturelle, il est à craindre qu'il
n'eût point été tout ce qu'il est. Lui seul enseigne
véritablement la morale, tandis que les autres ou
ccvi PRÉFACE,
Texposent, on Tinspireot. C'est une étude souvent
pénible qnMl nous fait faire. Mais le sujet vaut bien
la peine quMl exige. Qui la prendra sous sa con-
m
dnite ne regrettera pas de Tavoir prise. La récompense
austère qu'il donne dépasse de beaucoup les soins
qu'elle a coûtés.
Je m'arrête ici en ce que je veox dire sur Kant.
Si maintenant il faut assigner des rangs aux grands
hommes dont je viens d'analyser les idées, je mettrais
sans hésitation, et au nom de la vérité, Aristote an
troisième rang, Kant au second, et Platon au pre«
mier. La mesurée laquelle je rapporte ce jugement
est bien simple : c'est celle des croyances que chacun
d'enx a soutenues et démontrées. Je n^onbHe pas dans
Aristote les admirables théories de la vertu, de la
liberté, de la justice et de l'amitié. Mais Aristote
s'est trompé sur le but même de la vie, en supposant
que c'est le bonheur ; il n'a pas cru à l'avenir de
l'âme, et il n'a rien dit sur ses rapports avec Dieu,
irrémédiables lacunes dans un système de morale.
Kant n'a nié aucune des croyances essentielles de
l'esprit humain. Mais, sauf la loi morale, que nul
n'a comprise plus purement que lui, tout en la dépla-
çant, il ne les admet qu'indirectement ; et les démons-
PRÉFACE. ccvii
trattoos obliques qu*il en propose, sont loin de les
raffermir dans des temps de doute et d'incrédulité.
Le Criticisme est trop timide en métaphysique pour
être décidé même en morale ; et la raison pratique ne
se permet qu'un dogmatisme équivoque sous le scep^
ticisme de la Raison pure. Dans le système de Kant,
la liberté, rimmortalité deFâme et la providence sont
plutôt possibles que réelles. Quant à Platon, quelle
immense distance et de son disciple et de son rival !
Sauf quelques légers nuages sur la liberté, il n'est
pas une des grandes croyances de la raison humaine
qui lui ait manqué et qu'il n'ait mise dans une écla-
tante lumière. Depuis lui, qu'a-t-on pu ajouter à ce
trésor? Quel principe nouveau a-t-on découvert?
Quelle démonstration, inconnue de son génie, a-t-on
essayée? On a pu être plus profond ; a-t-on pu être
plus complet ? J'interroge vainement les siècles ; ils
répondent en montrant ce qu'ils ont puisé et puise-
ront éternellement à cette source intarissable.
Et qu'on ne s'étonne pas si c'est à cette mesure des
croyances que je crois devoir juger ces trois sys-
tèmes. En morale, comme le dit si bien Aristote ,
c'est la pratique qui importe plus que la théorie. Et
qu'est-ce qui peut régler la pratique, si ce n'est les
croyances? Explicites ou cachées, claires ou aveugles,
ccvm PRÉFACE.
spontanées ou réfléchies, ce sont elles qoi dominent
la conduite, mônie au milieu des orages de la passion
ou des calculs de Tintérêt. Elles sont les mobiles
secrets et tout puissants du cœur ; et même, dans les
natures les plus grossières et les plus ignorantes, ce
sont encore elles qui sont les seuls guides. Elles ne
se montrent pas toujours quand elles sont mauvaises,
et [mrfois il faut les arracher à Tobscurité où elles se
dérobent, comme Socrate les arrache à Gorglas, à
Poius, à Galliclès. Mais leur empire n'en est pas
moins certain ni moins fort ; il résulte de la nature
même de Fhomme ; et ce serait une contradiction
incompréhensible d'imaginer un être raisonnable qui
pût s'y soustraire. Il est donc de la dernière impor-
tance en morale de former des croyances ; car tout
est là, et le moraliste est le plus grand, qui â trouvé
les plus vraies, les meilleures et les plus fermes. A
tous ces titres, qui pourrait^n égaler au disciple de
Socrate ? Ou plutôt, qui ne doit-on pas mettre au-
dessous de lui ?
Ajoutez qu'il est le premier en date, comme il est
le premier en génie ; et que, si la postérité lui doit
tant, 11 doit bien peu, lui et son maître, à ce qui les a
précédés. Qu'est-ce que la morale avant Socrate et
Platon? Et depuis eux, qui a pu ébranler celle qu'ils
PRÉFACE. ccix
ont fondée, et à laqaelle le Christianisme est venu
donner la sanction môme de Dieu? Il faut bien que la
sagesse de notre âge se le dise : en fait de croyances
morales,c'està la philosophie grecque que nous devons
tout ; et la Grèce, qui a tant de titres à la reconnais-
sance deTesprit humain, n'en a pas de plus beau ni de
plus sacré que celui-là. Cet aveu n'a pas de quoi
nous humilier; il n'été rien à la valeur propre que
nous pouvons avoir, et que le Christianisme a tant
accrue. Mais c'est aussi un devoir imposé par la
morale que de conserver une juste gratitude à qui
elle est due. On serait coupable de jouir de sa for-
tune sans se rappeler quelquefois de qui on la tient ;
et la faute s'accroît par la grandeur même des
lÂenfaits qu'on oublie. Les croyances influent au
moins autant sur les sociétés que sur les individus ;
et la civilisation moderne, dont nous sommes si fiers
à bon droit, ne serait pas ce qu'elle est, si elle ne
pensait point de la nature de Tbomme et de sa dignité,
de ses devoirs et de ses destinées,ce qne Platon en a
pensé. A regarder les choses de près, il est facile de
découvrir entre le Platonisme et nous une commu^
nauté de foi toute pareille; et il suffit, pour s'en
convaincre, de rapprocher Kant, le représentant de
n
ccx PIIÉFACE.
notre temps, avec Socrate, le représentant du siècle
de Pérklés.
Tant que Tbistoire de Tintelligence buniaine s'est
bornée ponr nous à celle de Tantiquité païenne, il ne
nous a guère été possible de juger équitablement ce
qu'elle, et nous, ses béritiers directs, nous valons.
Habitués à vivre dans celte saine atmosphère, nous
MUS sommes un peu trop accoutumés à croire qu'il
n'y en a point d'autre. Malgré les nuances qu'on a
voulu parfois exagérer entre le Christianisme et le
Paganisme, nous nous sommes toujours sentis» par l'esr
prit, par le goût et par la morale, de la même famille.
Sauf les progrès que le temps amène néeessairement
avec lui, dans les races auxquelles nous appar-
tenons, nous ne faisons guère de différence entre les
anciens et nous ; et nous vivons encore de leur vie*
Nous avons beau nous comparer à eux, notre oi^ueil,
aussi bien qne notre modestie, a grand'peine à nous
en dislinguer, parce que les termes de comparaison
sont trop proches, et qu'en effet nous nous régissons
moralement par les mêmes maximes. Les rapports de
l'homme à la nature, à Dieu, à ses semblables, sont à
peu près les mêmes ; ils se sont amëHoré&, ils n'ont
pdnt changé. L'homme s'est toujours cru fait pour
PRÉFACE. mm
dompter la nature dont il est le maitre, pour adorer
Dieu dont il est la créature, et jouir de la liberté pour
laquelle il est né.
Mais à mesure que nous connaissons mieux un
passé antérieur à celui du Paganisme, qui en est
peut-être issu, nous nous apercevons que les croyances
morales, prises par nous pour le patrimcMue cow&ian
de rbumamté, sont le privilège exclusif de nos pères
et le nôtre. Des monuments authentiques et sacrés
nous révèlent chez des peuples^ d^aiUeurs fort intelli-
gents, des convictions non moins réfléchies, mais
absolument diverses de celles que nous avons. Ces
peuples ont étudié ces graves $i\jets autant que nous
et les Grecs, nous avons pu le faire ; les ouvrages où
ils ont déposé leur foi sont sans nombre; et ils con^
tredisent de fond en comble les principes qui nous
semblent les plus évidents et les plus essentiels.
Là, tout est nié; ou plutôt, tout est ignoré, de eeque
nous regardons comme des vérités indéfectibles : la
personnalité de Tbomme, la Ube? té, la ^^ritualité de
Fâme» son avenir et sa destinée, qui n'est plw que le
néant d'où elle est sortie et où elle retoqrn^, Texis-
tence de Dieu, qu'on ne parait même point soup-
çonner et qu'on ne trouve pas nécessaire, pour com-
prendre, ni la witure qu'on redoute, ni la raison qu'on
rcxri PRÉFACE.
niécoQDàit, Dî la vie qu*on abhorre. Après les médi-
tatfOBS les f>lus longues et les plus sincères, T homme
n'a pu en arriver à se distinguer de la matière au
milieu de laquelle il vit. Il s'est ravalé au niveau de
la brute, et même fort au-dessous d'elle, confondu
avec les éléments informes et dénués de toute orga-
nisation. Il s'est cru soumis à des métamorphoses
douloureuses et sans fln, sous le coup d'une nécessité
à laquelle il n'a pas même osé donner de nom. Il n'a
rien senti ni de sa force, ni de sa grandeur, ni de sa
vraie nature ; et tout en n'en appelant qu'à lui seul
pour se sauver, il n'a su trouver dans son désespoir
ni énergie, ni dignité. Seulement, comme malgré ses
aberrations les plus monstrueuses, il ne peut s'abdi-
quer complètement, c'est encore à la vertu qu'il a cru
rendre hommage par ces sacrifices et ce suicide, qui
n'ont plus rien d'humain.
On voit que je veux parler des doctrines indiennes
et particulièrement de celles du Bouddhisme, qui
«
nous sont aujourd'hui mieux connues peut-être que
l'antiquité païenne, grâce à d'admirables travaux
de philologie en Angleterre, en France, en Alle-
magne.
Si ces croyances déplorables étaient l'œuvre de
quelques philosophes, isolés autant qu'aveugles dans
PREFACE. ccxiu
leur Toi hideuse, ou pourrait les passer sous un dé-
daigneux silence, et Thistoire de la philosophie n*aiH
rait qu'à les flétrir d'un regard. Mais leur empire est
bienaulremeot vaste, et leur influence, bien autrement
pernicieuse. Ce sont les contrées les plus peuplées
du globe qui les ont professées, et qui les professent
encore, avec une ferveur que rien ne peut éteindre et
qui méritait mieux. Le tiers peut-être de T humanité
accepte et adore le Bouddhisme, subissant cette per-
version profonde de rintelligence et de la raison. La
transmigration et le néant sont les dogmes auxquels se
rattache la meilleure partie de TAsie, inébranlables
autant qu'ils sont antiques, aussi vénérés qu'hor-
ribles. Entre ces deux principes, trop évidents aux
yeux de ces peuples pour qu'ils consentent même
à les discuter, une morale raffinée et subtile essaie
d'éclairer et de conduire l'homme dans celte vie^
« qui n'est qu'un grand amas de douleurs, » et de le
mener à un but qui ne fait cesser tant de mal que
pour y substituer le plus grand des maux, l'anéantis-
sement absolu.
Il ne faut point trop s'arrêter à ce spectacle ua-
vrant^ et, auprès des systèmes que nous venons de
parcourir, ce serait leur faire iqjure que de placer,
même à titre de contraste, le tableau un peu dévc*-
ccwr PKÉFACE.
loppé de ces systèmes dégradants. Mais il est bon de
rappeler ce souvenir, quelque doolonreui qn*il soit,
et par là de faire mieux apprécier la grandeur et la
nature des choses. 11 faut nous dire que, si la civili*-
sation s'ei^ arrêtée au point misérable où nous la
voyons en Asie, et si elle n*a jamais pu y former
des sociétés dignes de Tiiomme; si, au contraire,
elle a fait panni bous tant de progrès, gages de pro^
grès plus admirables encore, c'est aux croyances
morales que, de part et d'autre, ces résultats sont
dus, merveillrax ou abominables, dignes de respect
ou d'horrenr. A quelle hauteur ne montent point
alors ces doctrines qui ont inauguré pour nous tant
de bienfaits ! Quelle reconnaissance ne doit-^on pas à
ces âmes surhumaines qui ont révélé ces nobles
secrets et dissipé de si fatates ténèbres! Quelle
piété, quelle vén^ation n'est-il pasjoste de ressentir
envers elles ! Et si, après plus de deux mille ans, nous
les trouvons capables encore de nous instruire, mal-
gi^ tout ce que nous avons appris, quel culte ne
devons-nous pas à ces instituteurs infaillibles de nos
cœurs I La Grèce, notre mère, a plus fait encore pour
nos âmes que pour nos esprits; elle a plus contribué
à former nos mœurs qu'à éclairer nos intelligences.
Nous sommes ses fils légitimes, quoiqu'un peu ou-
PR^iJ'ACE. ccxY
Mieux et parfois tentés de la renier. Mais le jour où,
par impossible, nous perdrions sou patrimoine moral,
serait le jour cte notre déshonneur et de notre ruine.
Je serais arrivé, avec Kant, à la fin de la tàcbe
que je me suis proposée, si je ne croyais nécessaire,
sur ses pas, de tirer de tout ce qui précède quelques
conséquences pratiques, dont notre temps, peut-être,
aurait à profiter.
SMl est un fait éclatant qui ressorte des considéra-
tions précédentes, c'est que les principes de la morale
n^ont pas changé, et qu'en réalité nous les retrouvons
dans Rant ce que nous les avons trouvés dans Platon,
interprètes tous les deux de la conscience humaine^ et
d'accord, sous les formes les plus diverses et aux
deux extrémités des temps. Ce sont donc des prin-
cipes certains; et il suffit à un cœur sincère de
descendre un instant en lui-même, pour y découvrir
cette loi morale, que la philosophie a si bien décrite,
mais qu'elle n'a point faite, et dont la gloire n'appar-
tient qu'à Dieu. Les leçons des sages et le témoignage
de la conscience se réunissent pour attester la
vérité, la grandeur et l'immutabilité de cette loi, que
d'autres peuples ont pu ne pas connaître, mais que
nous connaissons clairement, sans que le doute soit
ccxvi PRÉFACE.
permis, si ce n'est au vice qui s'y déroi>e, et qui vou-
drait la détruire, dans la crainte du châtiment dont il
se sent menacé. Qu'avons-nous à faire, sinon d'ap-
prendre à suivre docilement cette loi, je ne dis pas
dans toute sa rigueur, mais dans toute sa bienfaisante
austérité? Comment l'homme peut-il se sauver en ce
monde et dans l'autre, si ce n'est en l'appliquant?
Comment faut-il qu'on lui enseigne à l'appliquer?
Et puisqu'il est, parmi tous les êtres, ie seul dont
l'éducation puisse former le cœur, à quelle discipline
extérieure faudra-t*il le soumettre, en attendant quMl
sache se discipliner et se conduire?
C'est là une question toute pratique, sans doute ;
mais la science se manquerait à elle-même en ne se
la posant pas ; et si elle ne venait pas aboutir enfin
à ce résultat utile, elle ne mériterait guère notre
étude, ni notre estime.
Platon, Aristote et Kant se sont beaucoup occupés
de l'éducation, que les Stoïciens ont à peu près tout à
fait omise. Platon y a consacré les plus belles pages
de la République et des ljds\ Aristote, un livre
presque entier de sa Politique. Kant en a traité,
indépendamment de l'ouvrage spécial de pédago*
gique, dans la Critique de la Raison pratique et dans
\e^ Principes métaphysiques de la Morale. 11 crée
PRÉFACE. (cxMi
même un mot nouveau pour cette braucbe de la
science, qu'il appelle la Méthodologie morale ^. Il ne
se borne pas à des conseils généraux, et il donne un
spécimen de catéchisme et d'enseignement. 11 semble
à cet égard, bien loin de Platon et de Socrate, qui
avaient paru croire que la vertu ne peut s'apprendre,
et qu'elle est, ou une faveur de la nature, ou une
conquête pénible qu'on ne doit^qu'à soi-même. Kant,
au contraire, soutient que la morale n'est pas innée
et qu'elle peut et doit être apprise. Au fond, c'est
aussi, comme je l'ai remarqué, la pensée de Platon ;
car autrement, l'éducation, qui n'est qu'un appren-
tissage de la vertu, n'aurait point si vivement ei^eité
sa sollicitude ; et le soin qu'il y donne, proteste contre
sa propre tbjéorie. Kaht n'a point à se contredire en
traitant ce sujet, qui est à ses yeux le complément
indispensable de la science. Je veux rappeller ses
conseils, qui sont les plus propres à nous être utiles
puisqu'ils sont les plus rapprochés de nous; et, d'aiK
leurs, ils confirment ceux de l'antiquité, tout en les
transformant.
(1) Cette partie de la Critique de la raison pratique correspond
à la méthodologie transcendentale, qui remplît le dernier livre
de la Critique de ta Baison pure. Voir la traduction de M. J. Tissot,
tome n, p. 312 et suiv.
1
ccAViii PRÉFACE.
Kant, dans sa baule eslime pour la nature bumnine,
est persuadé que « Texhibitiou de la pure vertu, >
comme il dit, a bien plus de puissance sur Tàme que
rattrait du bonheur, de quelque séduction qu'on l'en-
tonre, plaisir, intérêt, crainte de la douleur et du
mal; etc. Selon lui, il suffit de montrer à F homme le
devoir dans toute sa pureté, dégagé de tout Hiotif
intéressé, pour qu'il le^ reconnaisse, et même pour
qu'il s'y soumette, non pas seulement dans ses actes,
mais encore dans ses intentions. « S'il en était autre-
» ment, dit-il, la représentation de la loi ayant besoin
• de moyens détournés de recommandation, il n'y
» aurait jamais d'intention vraiment morale. Tout
» s^*ait pure dissimulation. La loi serait haïe ou même
» méprisée, et on ne la suivrait que par intérêt ; et
> comme, malgré tous nos efforts, nous ne parvenons
» jamais à nous dépouiller entièrement de notre
> raison dans nos jugements, nous nous regarderions
» inévitablement nous-mêmes comme des êtres sans
» valeur, tout en cherchant à compenser la peine que
» nous infligerait le tribunal intérieur, par la jouis*
» sance des plaisirs qu'une loi naturelle ou divine,
» admise par nous, aurait liés, suivant notre opinion,
» à un mécanisme de police morale réglé uniquement
» sur des actions, et non sur les motifs par lesquels
PRÉFACE. ccxix
» t>o agit. » Ce a'est que pour mettre dans la voie
du bien une &me inculte ou dégradée, que Kant per-
met d'employer sur elle momentanément, ou Tappât
de l'avantage personnel, ou la crainte de quelque
danger. Mais dès que c cette lisière a produit son
» eSeif » il faut se hâter de revenir au motif moral
et de le découvrir à Tâme dans toute sa candeur ; car
c'est c le seul moyen de fonder un caractère, c'est-à-
» dire une manière d'être conséquente, appuyée sur
> des maximes immuables, et de nous apprendre à
» sentir notre dignité personnelle. »
Tel est le principe général de la méthode qu'il faut
suivre dans l'enseignement de la morale, soit qu'on
s'adresse à des enfants qu'il s'agit de former au bien,
soit qu'on s'adresse à des cœurs ignorants on corrom**
pus qu'il s'agit d'instruire ou de redresser.
€etie méthode, toute puissante quoique très-^us-^
tèi*e, n'a jamais été mise en pratique, à ce que le
, philosophe assure. Mais il n'en soutient pas moins
qu'elle est la seule bonne et la seule efDcace. Il en
donne pour preuve l'intérêt excité, dans les conversa-
tions les plus ordinaires, par toutes les discussions sur
la valeur morale des actions, et l'aptitude même des
gens les moins cultivés à en juger avec subtilité et
parfaite justesse. Kant reproche aux instituteurs dtî
cGxi PRÉFACE.
la jeunesse de n'avoir pas mis à proGt depuis long-
temps ce penchant de la raison, qui nous fait trouver
un vif plaisir dans Texamen le plus raflSné des ques-
tions pratiques qu'on nous propose. 11 voudrait qu*eo
prenant pour texte des leçons un catéchisme pure-
ment moral, on habituât les enfants, par des exemples
choisis dans l'histoire, à discerner le plus ou le moins
de valeur morale des actions. Mais il recommande
instamment de leur épargner ces éloges c d'actions
» prétendues nobles et plus que méritoires, dont nos 1
> écrits sentimentaux font tant de bruit,» et de rappor-
ter tout au devoir exclusivement. Il craint, en effet,
« que dévalues aspirations vers une perfection iuacces-
»sible ne fassent des héros de roman qui, en cherchant
» une grandeur imaginaire, s'affranchissent des devoirs
» ordinaires de la vie, devenus pour eux trop insigni-
» fiants. > C'est que, dans son rigorisme, il ne veut
même pas qu'on pratique la loi morale par amour ;
il veut qu*on la pratique uniquement par devoir ; car .
il n'augure rien de bon de ces exaltations passagères
de l'âme, qui la laissent retomber ensuite dans sa lan-
gueur accoutumée, et de ces sentiments qui gonflent
le cœur sans le fortifier. On exercera donc le juge-
ment moral du docile élève à distinguer, dans les
exemples qu'on lui fera discuter, les diverses espèces
PRÉFACE. ecxxi
de devoirs, essentiels on accidentels, et les véritables
intentions des actes, faits, ou non, en vue de la loi
morale. Puis, en lui apprenant à reconnaître, dans
certains cas^ la parfaite pureté de la volonté, on appel-
lera son attention sur la conscience qu'il a en lui*
même de cette puissance intérieure qu'on appelle la
liberté ^, et qui lui permet, à lui aussi, comme aux
grands hommes qu'il admire, « de s'affranchir si bien
n du joug violent des penchants que pas un, pas même
» le plus cher, n'influe sur une résolution qui ne doit
» émaner que de sa seule raison. » C'est par la con-
science de notre liberté, dont la pratique du devoir
nous fait sentir la valeur positive, que se produit et s'é-
tablit dans le cœur le respect de soi. L'homme, une fois
qu'il a fait cette sainte conquête, ne craint rien autant
que de se trouver, en s'examinant lui-même, con-
damnable à ses propres yeux; et l'on peut enter
désormais sur ce sentiment toutes les bonnes inten-
tions morales. < Sa liberté affermie, en même temps
' que sa dignité et sa noblesse, n'est plus vénale et
» ne peut plus être achetée au prix que ses penchants
» trompeurs lui en offrent. »
(1) Cette théorie de la liberté, qui est la vraie, contredît un peu
cette théorie toute différente de Kant que j'ai dû réfuter plus
haut , p. GLXXIII et suiv., et qui tire la liberté, à Tétat de
simple postulat ou hypothèse, du concept de la loi morale.
iT.xxu PRÉFACE.
A ces préceptes^ qai concerneot plus parttcQlière-
nient la jeunesse, Kant en joint d'autres qui s'a-
dressent et peuvent profiter à tout le monde.
La culture de la vertu, ou comme il dit, Taseétique
morale, exige deux dispositions du cœur« Le courage
d'abord, et ensuite la satisfaction, que doit proearer
Taccomplissement du devoir. Le courage est néces-
saire ; car la vertu a des obstacles à combattre ; et
souvent, elle n'a pas trop de toutes ses forces pour les
vaincre. Bien des plaisirs de la vie doivent être sa-
erifiés, et la perte de ces plaisirs pourrait plus d'ime
fois attrister l'âme, si elle ne plaçait point ailleurs et
plus haut son légitime contentement La devise do
courage moral, qui soutient notre résolution dans
l'exercice de la vertu, est celle des Stoïciens : Sustine
et obstine, c'est*à*dire : Accoutume-toi aux incommo-
dites de la vie, et ne sois pas esclave de ses commo^
dites. C'est une espèce de diéUHfue pour se conserver
moralement sain. Mais ce n'est là qu'une santé néga-
tive, qui ne peut être sentie par elle-même. Il faut
quelque chose de positif, qui procure la jouissance
de la vie et qui soit cependant moral. C'est la satis-
faction constante de l'homme vertueux, idée dont
Kant fait bien gratuitement honneur au système
d'Épicure; c'est la paix intérieure qu'éprouve habi-
tuellement le cœur, qui, < conscient de n'avoir violé
PRÉrACE. Gcxxiii
» à desseia aucune de ses obligations, est certain de
» ne jamais tomber dans une semblaMe faute. » Cette
satisfaction» qui accompagne Faction vertueuse, n'est
pas moins nécessaire que le courage, qui (a prépare ;
car < ce qu'on ne fait pas avec joie, mais seulement
» par esprit de servitude et de contrainte, n'a aucune
» valeur interne pour celui qui ot>éit ainsi au devoir ;
» et l'occasion de pratiquer un devoir si pénible est
» évitée avec le plus grand soin. »
Ainsi, l'enseignement de la morale et la pratique
de la vertu sont les deux points sur lesquels Kaiit
insiste. Il se fie pleinement à l'influence décisive du
catéchisme moral qn'il imagine ; et il vent qu'il pré«-
cède celui de la religion. Le catéchisme moral ne
dcét pas être enseigné comme par parenthèse, et
concurremment avec les dogmes religieux; il doit
Tètre séparément et comme un tout indépendant.
C'est surtout dans l'intérêt de la foi qne le philosophe
prend ces précautions, et qu'il éprouve ces scrupules,
La foi serait impure selon lui, si Tftme qui la doit
recevoir n'y arrivait point après avoir passé d'abord
par des principes moraux. Sans ce soin préalable,
« l'enseignement religieux n'aboutirait qu'à faire
» reconnaître des devoirs par crainte, et à imposer
» des observances qui ne seraient pas dans le
ccxxiv PRÉFACE.
» cœur ^. » Kant sait bien d'ailleors qo*à côté du
catéchisme, il est un autre enseignement non moins
efficace, celui de Texemple ; et il recommande que le
mattre d'abord, et ensuite tout ce qui entoure Ten-
fant, lui offre les leçons d'une conduite édifiante.
Qnant à Tascétique qu'il conseille, Kant la distille
profondément de celle des monastères, qui, inspirée
par une crainte superstitieuse on par une aversion
feinte, ne porte qu'à se supplicier soi-même, et n'a
rien de commun avec la vertu. Ces expiations fana-
tiques, qui ne supposent même pas toujours le
repentir, et qui surtout ne le remplacent point, ne
peuvent produire l'esprit de contentement dont la
vertu doit être accompagnée. La véritable ascétique
ne consiste que dans la yictoire mesurée qu'on rem-
porte sur ses appétits naturels, afin de pouvoir se
maîtriser dans les circonstances périlleuses pour la
moralité. C'est un exercice qui rend ferme^et coura-
geux, et « qui satisfait par la conscience où l'on est
» d'avoir recouvré sa liberté, un moment en danger. »
Voilà quels sont en substance les conseils de Kant ;
I
(1) Kant, Principes métaphysiques de la morale, méthodologie,
pages 308 et 317 de la traduction de M. J. Tissot, 3* édition, et
page A19, de la Péda^gique, ibîd.
PRÉFACE- ccxXT
ym véoère la profonde sagesse; et ii serait téméraire
de prél^idre tes modifier en non. Mais il peut être
boû de les développer, afin de les retdre eiioore plus
pratiques.
Un des auxiliaires les plus puissants des.progrèa
de la morale, ce serait le perfectionnement de Tédu^
cation. Or, l'éducation se compose presque nécefi^
fudrement de deux parties, dont Tune appartient
à la fanûlie, et dont l'autre appartient aux maîtres. La
première csl beaucoup plus importante que la seconde^
parce qu'elle con^rae l'âme, tandis que l'autre con^
eerne surtoat l'intelligence. Malheureusement, c'eM
la première qui est, en général, la moins suffisante* Le
loyaliste devrait donc, tout en s'occupant d^s enr
fants, s'adresser d'abord aux parents; et leur bien
persuader que l'éducation^ avant d'êirie un bienfait, est
un devoir* Kant exagère, quand il dit que l'homme
ii'est qua ce que l'éducation le fait être K Mais ce
qui est incontestable» c'est que l'homme ne devient
tout pe qu'il peut être, que quand l'éducation a
(éeméè les germos que la nature m^t en lui C'en
(1) Ce n'est peutH^tre pas Kant qui a pris une formule au9$i
positive. Mais c'est ce qu'on lui fait dire dans le Traité de Péda^
gogie, rédigé d'après ses leçons et publié sous ses yeux, page 335
dé la traduction de M. J. Ti^soi *
• 0
(cxxvi PRÉFACE.
est assez pour les tmreatt; et iH ne seraSeot c^eo-
sables de négliger réducation de leurs eofants, que
sMts poflvàletit se dire qm les soins sont iontiteK,
et qu'ils en prendraient en pure perte. C'est bien m
qm Ton allègue quelquefois pour se disculper. Mais
ces sopfaisflies de mauvais cœurs^ qui essaieut dé se
trompisr eux-^Mêmes et de trottiper les aut^es> sent
beareosemefit assés rares pour qu'il n'y $Ât uumn
besoin de les réftiter. Il est t^ès-géoéralentent adsiis
que l'éducation est efficace; Seuletnent» on n'est point
assez cbntainctt qu'elle est, de la part des ^renl», le
devisir te plus strict qu'ils aient à remplir envers tes
êtres 6 qtit ils ont donné la vie< Transmettre a ses
faérïtiers une fortune^ qn! peut toujours leui^ écbap-
peri malgré les garanties sociales qui rentourènt,
n'est rien auprès de leur transmettre cet bëHtàge
àioraU qui lèui^ Rapprend à se s^vir sagement éè la
fortune qtiand fis la possèdent^ à k refaire quand ils
t'ont pei-duè, et à s'en passer sans regret ^nd tls^
penvent Vat^uérïr. Au point de voe même de l'inië*
rèt, cette vérité semble évident»^; Ha»» 1^ soins
moraux sont d'une extrême délicatesse ; et la plupart
des esptits, même éclairés, qui les comjprennent
trop peu, croient avoir fait tout ce qu'ils doivent,
lorsqu'ils laissent à leurs enfants l'aisance matérielle
I
PRÉFACE, rxxxvH
qui leur a conté tant de soucis. Quant à la fortune
morale» elle est ce qu'elle peut, et ce que la font la
nature et le basard. Celle-là, cependant, relève l>ien
moins des circonstances ; et il suffit d'une volonté rai-
sonnable et persévérante, pour rassurer aux enfants,
d'une manière à peu près infalUible. Kant i^ pleine
raison, quand il ajoute que « si, quelque jour, un être
> d'une espèce supérieure se mêlait de notre éducation ,
» on verrait alors ce que l'homme peut devenir* »
Mais sans porter ses regards si loin, et sans deman-
der une interventioB surhumaine, on peut croire
qu'une simple réf<(^rme dans les familles produirait en
morale un bien certain, et l'on doit presque dire,
incalcplable.
lies premières années de la vie soqt les plus déci-
sives ; et c'est dans la famille qu'elles se passent. Les
mattres, en prenant les eitfaQts vers la huitième
année^ reçoivent déjà des caractères presque tout
faits, des habitudes enracinées d'âme et de coçur,
d'jntelligenee même. Tout ce qu'ils peuvent df^oner,
ce sont les lumières. Mais les priqcipes qui décide--
ront d9 Ift vie pioriale, si ce n'esl de la carrière, ont
été dçinpés par d'autre^t ; e^ fOt-pn chargé de les recti-
fier, c$ qui n'est pas, il 99 serait pent-être déj^ plus
temps* C'est av chef de la famille de veiller dès la
(cxxvïH PRÉFACE.
iKiissance jusqu'à celte seconde époque, à ce qu'au-
cun principe dangereux n'entre dans ces ftmes si
tendres, et à ce qu'aucune habitude Tatale ne lenr
soit communiquée par des conseils trop peu intelli-
gents. Sans doute, il est des soins qu'il ne peut
prendre personnellement. Mais il n'en est pas un
seul sur lequel il ne puisse influer, par la direction
souveraine qu'il est toujours en mesure de leur faire
prendre. S'il est permis de diviser l'unité que
Torment les époux, on pourrait dire que la mère est
le précepteur de l'enfant, dès les premiers jours de
la vie, et que le père en est le gouverneur. Ce rôle,
dont tant de pères se déchargent sans y penser, au
grand détriment de l'enfant et de la mère, est le rôle
supérieur : et tous ceux qui le désertent sont respon-
sables des maux d'un tel abandon, et devant leur
famille, et devant la société.
Notez bien que ces principes, que semble imposer
une trop sévère raison, sont aussi ceuix de la ten-
dresse la plus naturelle et la plus vulgaire. Gom-
ment ne les appliquerait-on pas, si une fois on savait
se dire qu'une bonne éducation est le plus grand bien
qu'on puisse faire à son enfant ? On convient de cet
axiome d'une manière théorique et générale. Mais
dans la pratique de chaque jour, on n*a ni la force nf
PllÉFACË. ccxjtix
ralteotian suffisaate iM>ur le réaliser. Chacun de oousf
peut eo appeler à sa propre observation : Où sont les
éducations bien foites, et sérieusement suivies ? Dans
craibien de familles ce grand objet est-il traité avec
la sollicitude qu'il mérite ? Et cependant, qui pour-
rait soutenir que jamais une éducation véritable ait
manqué de porter ses fruits ? Où sont les âmes si
mal douées par la oature qu'elles soient restées
rebelles à la tendre fermeté d'une mère, ou à l'auto-
rité d'un père aimant ? La vérité bien douloureuse,
c'est qu'il y a trop d^ familles qui remplissent très-
imparfaitement leurs devoirs; et q/ae^ si l'on rencontre
plus tard tant d'bommes moralement incomplets, c'est
qu'il y a eu d'abord trop d'enfants mal élevés. Kant
le sent bien aussi et le déplore. Mais il eût peut-être
été plus sage à lui d'adresser ses préceptes aux pères,
qui ont tant de pouvoir, plutôt qu'aux mai très, qui eu
ont si peu. Par un bonheur providentiel, le père
iiepeut même arguer de son ignorance dans l'accom-
plissement de ces devoirs, si graves et si faciles,
puisqu'il suffit, pour les bien remplir, d'uue affection
inconstante et d'un sipçère dévouement. La supériorité
de ses lumières est tmijours si grande, à moins qu'il ne
SQÎt lui«même corrompu, qu'en général l'enfant a tout
à gagner, pour peu qu'on veuille s'occuper de lui.
G<:\xx PRÉFACE.
A ce point essëtitiel, qtaî est te (H^èmiet' de tMfs, il
faut en àjooler un antre. L'éducation doit être tf^ès-
séVère, taëtij^ ^êH» te tfébut. Ce qui ne fenipêi^ pas,
j*ai Mté de le dire^ d'êtï'e trè^^tëfldre. Qttand il n^eist
pas possible edcoï^ die faire cbiùprenêfë les principes,
il iVe font pas inéntis les ^nii^ner par une têg^olarité
doM l^enfent profite, bien lonjg;temps avâM qti^on lie
puisse lui en rendre compte. Comme la vie doit être
soumise & des tègl^, il est bon dèTy plier le plus tèt
qu'on pent. C'est le tooyeii ^éviter plitô tard la
contrainte, que Thabltude aura rettdne hintile ; et
l'enfant, docile dès ses premières annéesi, jacceptefti
ta toi sans murmfure et sans faiblesse. C'est de plus
lui -préparer des forces, dont il aura dans la suite
grand besoin. On fera bien de lui faire amasser
ce trésor, sans que d'ailleurs fl s'en doute. ïjes luttes
inee^antes qu'il detra soutenir contre ses propres
passions ^t contre les circonstances, fussent-elles lés
pins heureuses, sont toujours bien pénibles i et ce
n'est point par la mollesse et par le relàehemem qu'on
l'y dispose. La licence, même au seuil de la tie, est
mte mauvaise étale ; et si l'ftme de l'enfant y est
restée tongtenipâ, ^1 aura bien de la peine ensuite ii
se transfMhoier, pour deveoiir un énergicpe scrvîtenr
du devoir. Au lieu de Fatrcomplir dans toute sa pureté,
PRJÈF/ICE. Gcxxxi
il liifawerf ^im M, qmȈ il pp le fa|ni pi(s ; et 3a
\\b»n^a fMaii4 }1 «e» 4'âg^ ^ f» jouir, pe fera q#*we
sHpeewiofi 4? AiM^^y»i3^ts <m de çapimlaj^ipQS, pi^iU-
éti^ méiBe 4e d4l»itf«»*
CopDinie ls( libellé dans rbomme n'est 4|i|te la sçu^
ml^sioa à la loi 4e la raispo, jU «l'est ffii^t k efSLin^re
dçreadre r^ope de Tepra^t s^rvile, au ie fiii«ai^ ob^û*
à de9 ordros raisoiuiables. Àva^t que sa propre iotel-
ligeuee m puisse le guider, il est t^ui simple qu'il se
kipsse gi#^r par rîat^Ugeuçe d'av<tr«ii, wirtfont qj»apd
celui qui .e<Hiiiiia9de est uu féf:^ ou vue eière. Il
ne résiste ep giépéral à un joug si d?ux et si oaturei
que qua^pd un empare capricieu^i et tyjranniqup lui
«^prepd la récite, ta filupart des enfants sfwt
doctes ; leur candeur et l^ur l^ib^es^ les pou^oc^at à
Tobéissance ; et quand ils sept rétifs^ c'est le plus
souvent la faute des niaips liuprudentes qui les coa*
duisent. Kanç prétend avec rpison qu'un dejs prin-
oipau;( problèmes 4^ l'édiioation, c'est 4^ s;) voir
cojQWe,nt Qn Pf^t concilier la sounûssion à la lé^tim^
contrainte av^ic l'usiage de la liberté* C'est un rêtre
libre et raisonnable qu'il s'agit de former par l'édu-
catiQQ ; et ce serait ibai^uer le but que de .^îne un
ei^h^ve. Mais le problème n'est ps^ aussi ctifficile à.
résQtt<tee quHI le semble. Si l'on a le soin de laisser
ccxxxii PftÉFACE.
voir à renfaiit qvCon est soumis soi^^méine à la loi
qu'on lui dicte, il la subira sans peine ; et il aper-
cevra la raison, qui oblige ses maîtres ainsi que lui,
bien avant qu'on ne puisse la lui faire voir. Ne fût-ce
que par imitation, il la suivra. Mais dès quMl pourra
comprendre les motifs de la condtiite^qu'on lui pres-
crit, il faut les lui donner , et associer le plus tôt
possible son jeune esprit à ce secret ; il le saisini
d'autant plus aisément que son cœur est plus pur. Il
s'agit dérailleurs bien entendu des explications les plus
simples. Brèves cft claires, elle n'en seront que meil-
leures. 11 faut bien se garder d'ennuyer les enfants,
ce qui est très-différent de les occuper. Des disser-
tations pédantesques auraient ce double inconvénient
de rendre ridicules, et le maître qui les en fatigue, et
le devoir qu'on leur prêche. Au milieu même de leurs
jeux, on peut, quand on sait s'y prendre, leur donner
des avertissements dont ils profitent, loin de ies
repousser. L'important c'est de connaître l'occasion
et la mesure. Les formes peuvent être aimables ei
douces, sans que le fond cesse un instant d'être très-
sérieux.
Si l'on doit être régulier et sévère pour l'âme, à
plus forte raison est-il facile de l'être en ce qui re-
garde le corps. On peut le former bien plus aisément
PRÉFACE. Gcxxxiii
qa*(Hi se IbriM les e^nits ; et la matière se prête
mieux que rtotelligefiee et ia volonté à tout ce qtt*on
en exige. Mais ici comme dans le reste, il faut tou-
jours avoir lies regards fixés sur le but suprême de la
ne. Il ne s*agit pas de faire des athlètes, ni même des
hommes bien pétants ; il s'agit surtout de faire des
faemmes vertueux. La force du corps est précieuse ;
mais la force de rftmerest plus qu'elle apparemment ;
et la culture physique n'a d'importance qu'autant
qu'Ole profite à la culture morale. C'est un point
sur lequel Kant n'a point assez insisté, et que peut^
être il n'a point asses compris ^.
Il voit ïAen que la gymnastique habitue l'enfant à
une disdpline, et qu'en endiircissant son corps, elle
te garantit contre une mollesse corruptrice. Il ajoute
qu'il faut dresser aussi les corps pour la société.
Tout cela est fort juste. Mais on pouvait dire beau-
coup plus nettement en quoi la culture dn corps
profite à la morale; car c'est là uniquement ia ques-
tion.
Comme l'être humain est composé de deux prin-
cipes contraires, dont l'un est fait pour commander
(1) Voir le Traité de Pédagogique, page 377, traduction de
M. J. ïissot
CGXuiv PRÉFACE.
à rautre« et <|ue c^jest Vémt qm iWt éominer le
coiys, il importe de rendre «tte domlnati^D aussi
puissasle €t anasi sage qu'elle peut T^tre. l<e <»ips
ae peuvaiit se saunoir que soi» Fiaipulaion de l'âmé^
plus ses woQvemeots serout flréqiiettts Gtté^%, fim
rftme assurera et étendra sou «nipi|e« Plus te corps
sera discipliAé, plus il obéira ; et ies forets qu'il
acquiert, tout eu touruaat à soa profit, proiiteroot
bieu davautage encore à la fiaiculté qui les lui fait
acquérir et qui les emploie. De là vient que les
oKercices corporels» quand Ua sont biw coodtiîls,
rendent les enfants plaa doui ei plus accessibles è la
raiMU. Par la juste r^artition de toutes ies énergies
vitales» par Féquilibre qu'ils rétabliaseat et pkt le îeti
normal de tous les organes quHls fadJUleot, ils resti*
tuent au principe supérieur la suprématie légitiaK
qu'il doit conserver. Lorsqu'ils produisoulrdes effets
contraires» et qu'ib rendent le caractère fiarouche^et
dur» c'est ^u'oo y laisse introduire l'iodiscâpliM, qui
perd tout le reste» ou l'excès» qui les dénature. Dans
leurs justes limites» dirigés avec diaceraement en
même temps qu'avec vigueur» ils ont les conséquences
morales les plus manirestes et les plus bienfaisantes.
Kant était trop sage pour ne pas se préoccuper de
celte crise redoutable qui sépare l'enfance de la
PRÉFACE. ccxxxv
je^imme, et où TMoleseefit Uriise presque toujours^
avec son innoceace^ mie iKirUe 4e m santé et Ae sa
ftiture valeor. I14it^ a^ec «ne prudence consommée,
^'il est alors impossU^te de garder envers le jenne
toiDiae on silence qai ne ferait qu'aggraver ie mal ;
^ prenant peut-fiare son ofÂnioa p^soanelle pour une
o(N»ion reçue, il assure qu 'on xeconnatt aujourà'iiui,
eft matière d'éducation, qu'ii fout al)order directement
la question, et que tout se passe ijiea du moment
qa*on ne parie de ces choses-là qu'avec la gravité
onnvMable. J'approuvie sans réserve cette franchise,
qi:d peut «n efltet tout sauwr. Mais Je complète
cet intelligent et ferme système, en ajoutant qu'il ne
suffit pas d'éclairer ie jeune homme, €1 qu^iil faut
enoore Taideri, en lui tionnaat les oMiyens ée se dé^
fendre contre la nature qui l'attaque si vivcmenU
Les exerdees du corps sont, à cette é(K)que périls
leuse, le pi^servatif le plus sûr et le plus simple^
Us viennent au secours d'une raison qui sans eux
paorrmt faiea succomber ; ils la fortifient, en détour-
liant les assauts qu'elle soutient. Ils divisent les forces
qfui fxsunraient k vaincre^ et coniriiHueikt pour une
p«rt considérable 4 la victoire, ^ devient moins
pénible et plus cei^taine grâce à eux, sans compter
qu'ils préfKirent pour l'avenir un tempéramuieul
ccxxAYi PRÉFACE.
robuste et des ressom^s d'aotivité, qui so&t toiQQttrs
si utiles et qmlquefois si nécessaires*
Voilà, pour renseiguement de la vertu et pour
FéducatioD, c'est-à-dire la première partie de la Mé-
thodohgit morale. Jç passe à la seconde qui est, ou
s'ea souvient, Y Ascétique ou la pratique de la vertu,
au milieu des besoins, des intérêts et des passions de
la vie. J'adopte avec Kant la devise stoïcienne ; mais
je la développe un peu plus qu'il ne Ta fait.
11 est bien clair que, si Tenfont a été élevé par la
famille d'abord, et ensuite par les maîtres, dans les
pures et fortes maximes que le sage recommande ;
s'il a été habitué de bonne heure à la loi et endurci au
travail; si le jeune homme s'est soumis sincèrement
aux conseils éclairés qu'il reçoit, et qu'approuve sa
raison avec sa vertu, il reste bien peu de choses à
enseigner encore à l'homme; et sa destinée morale
s'écoule, quelles que soient les traverses qu'il éprouve,
sans que rien désormais puisse en détourner le cours.
Le sentiment du bien est assez profond dans son
cœur, l'intelligence du devoir est assez claire à son
esprit, et sa volonté est assez énergique, pour qu'hu*-
mainement il ait tout espoir de ne point faillir. L'habi-
tude fortifie la vertu, plus même qu'elle ne fortifie le
vice; et l'on persévère dans la voie du bien plus
PRÉFACE. ccxxxvir
aisément encore qa*on n'y entre. Cependant, il ne
faut jamais perdre de vue la fragilité humaine; et
quelques chances qu'on ait de la victoire, il fauf
songer pour la mieux assurer aux chances possibles
de la défaite.
La première règle de la vie morale est donc une
l)erpétuelle surveillance ; car, si Ton ne se rend pas
clairement compte des motifs par lesquels on se dirige,
ou court grand risque de faire un faux pas, quoique
d'ailleurs Tinlention puisse rester pure. C'est en se
représentant, sans se lasser jamais, la loi dans tout
son désintéressement, qu'on trouve la lumière. Il faut
interroger son propre cœur, et le sonder dans ses
replis les plus obscurs, qu'il ne conserve guère d'ail-
leurs pour des yeux fermes et sincères. Dans toute
action qui en vaut la peine, il faut se demander où
est le devoir, quelque douloureux qu'il puisse être ;
et du moment qu'on le connaît, il est probable qu'on
le suivra, si l'on a su de longue main se préparer
aux sacrifices. Platon et Socrate ont semblé croii-e,
dans un sentiment exagéré de philanthropie, qu'il
suffisait à l'homme de connaître le bien pour le prati-
quer. Cette maxime, comme je l'ai dit, est plus géné-
reuse qu'exacte. Ce qui est vrai, c'est qu'agir sans
savoir ce qu'on fait, même quand on fait bien, n'est
ccxxxvïii TOEFACE.
pas dUgne d*uB être raisonnable, et qu'avant de faire,
it convient de savoir. C'est en ce sens uniquenaent
que la vertn et la science se confondent. Mais il est
trop évident que savoir n'est rien, si Ton n'agit point
en conséquence de ce que l'on sait , et qu'il n'y a de
réelle vertu qu'au prix d'une science préalable' et
d'une action conforme à la science. On ne saurait
donc apporter trop de soin i se bien comprendre soi-
même, et à se connaître, comme le voulait l'oracle de
Delphes ^ C'est en cela précisémeut que consiste le
courage moral, dont parle Kant, et que le vulgaire
place trop souvent dans Tacte extérieur. L'acte
interne est bien autrement pénible, comme il est bien
autremenf difficile. Pour Taccomplir^ on n'est eo face
que de soi-même ; et si l'on peut tout espérer de
Dieu, qui scrute les cœurs, on ne peut rien attendre
des hommes, qui ne peuvent les connattre. Dans
l'acte du dehors, au contraire, dans l'action propre-
ment dite, on a du moins l'aiguillon de l'estime qu'on
obtient de ses semblables, et qui manque rarement
à la vertu, quoi qu'on en pense. On se soutient par
(1) C'est aussi en ce sens que Kant le compread Voir les Piin-
cipes métaphysiques de la morale, p. 2/i6, trad. de M. J. Tissot,
3* édition. Soerate.ne le isomprend pas tout à fait de même, dans
le Phèdre^ page 9 de la trad. de M. Y. Cousin.
PRÉFACR ccxxxix
Tespoir et la certiMMle de la loaange. Dans le for inié*
rieiir^ c*^t le dev<m* seul qui parle et qui conseitte ;
et il faut qtte rame soit bîeu honuéte et bien pure
pour se couteiter de ses charmes austères. Ce s6at
potortaut les seuls qui la doiveut vaincre ; mais ils
s^obscurcisseut pour peu que sa vigilauce se ktsse ; et
^uand elle néglige quelque temps de les regarder, eUe
ne sait plœ les discerner avec autant de sûreté ni de
plaisir.
Cest là sans doute ce que veulent dire les Stmdens
par cette /j^fe^iipii incessante quMls exigent du sage.
Mais la connaissance de soi^-méme, dont ils ne se
sont point assez occupés, ne demande pas ce perpé--
tuel effort de la volonté* C'est d'une observation plus
d^cate et plas intime qu'il s'agit; et Kant qui propose
à r&me btunaine, la représentation de la loi morale,
po»r unique et constant mobile, compile heureuse-^
Bleût le StoScisAie, en rinstruisaut de mystères que sa
riràesse n'airait point assez étudiés.
Mam, la vigilance sur soi-même apprend à Tbomme
I» qii'ii doit faire. Mais il faut , en outre , qu'il
te fasse. C'est ici que le précepte stoïcien a toute sa
fi»rce et toute son utilité. Kant le traduit en nous
dismt : « Accoutume-toi aux incommodités de la
;i vie, et ne sois pas esclave de ses commodités, »
ca.x PRÉFACE.
La traduction est excelleirte; mais elte est ob peu
vague. L'essentiel eût été de nous indiqua:* précî*
sèment les moyens pratiques de braver les épreuves
et les séductions de la vie. Pour moi, je n'en eonnais
guère qu'un seul qui soit efficace. C'est de se créer
le moins de besoins qu'on peut. Plus la vie se civi-
lise^ plus tes besoins de Tindividu se compliquent et
se multiplient; et plus aussi l'âme se disperse et
s'affaiblit, dans une foule de petits attachements qui
l'enlacent et l'amoindrissent. On a soutenu parfois,
non sans apparence de vérité^ que chez les modernes
la magnanimité était plus rare que chez les anciens.
L'histoire de la Grèce et de Rome offre en effet bien
plus de grands caractères que celle de nos temps.
Qu'on ne cherche pas d'autre explication à ce phé-
nomène que la simplicité relative de la vie des an-*
ciens. Les âmes n'avaient point alors les énervenmito
de toute sorte dont les nôtres sont séduites et dimi-
nuées; elles avaient moins d'entraves; et celles à qui
le devoir se faisait entendre, étaient à la fois plus nom-
breuses et plus dociles. On peut sortir de la mollesse
pour se jeter dans le crime ; ce sont deux excès^ qui,
tout différents qu'ils sont, nes'^excluent pas. Maison
ne passe point par la volupté pour arriver à la v^tu.
Mœnson a de besoins, plus on est libre ; et plus aussi
l'REFAC.E. ccxM
en accroissant son indépendance avec sa dignité per-
sonnelle, on peut être utile aux autres. Précisément,
parce qu'on leur demande peu, on est prêt à leur
donner beaucoup, pour peu que le cœur siHt gé-
néreux ; et quand le devoir est appliqué dans tmite
son étendue, on sait de reste qu'on doit toujours à la
société infiniment plus qu'on ne peut jamais lui rendre^
Mais il ne faut pas faire à la civilisation l'injure de
croire qu'elle abaisse nécessairement les âmes. Au-
trement, elle serait à réprouver au nom de la morale
éternelle ; et les paradoxes des misanthropes, comme
Ronsseau, seraient par trop justifiés. La vertu étant
le bien suprême de l'bomme, tous les progrès de son
industrie et de ses sciences seraient ans» méprisables
que funestes, s'ils étaient incompatibles avec elle.
Mais, grâce à Dieu, il n'en est rien ; et l'exemple seul
de KaQt, à la fin du siècle dernier, suffirait. pour
montrer comment on peut compi^endre le devoir au
milieu des raffinements de la civilisation la plus
avancée. Seulement, des pièges plus séduisants et plus
divers appellent plus de vigilance ; et les âmes qui
veulentl^e garder pures, ont plus à faire aujourd'hui.
Il est vrai aussi qu'elles en savent plus long ; et que
quand elles sont bien faites, les dangers qu'elles cou-
rent leur communiquent des forces nouvelles, loin de
p
€cxLii PBÉFACE.
les décoarager. On a donc tort de maudire ia civil!*
satioD, dans Tintérét de la verlu« Les ftmes qui,
de nos temps, font naufrage, n'ont toujours qu*à ^*en
prendre à elles seules ; car les moyens de défense se
sont accrus plus encore que les périls. D'ailleurs, la
m
civilisation, quoiqu'elle fasse, ne peut qu'améliorer
la condition de Tliomme ; elle ne la change pas ; et
comme la vie, pour être plus facile, n'en est pas moins
caduque, l'individu peut toujours puiser dans les en-
seignements de la mort la juste mesure des attache-
ments qu'il doit aux choses d'ici-bas.
Il est, je l'avoue, dans cette indépendance que l'on
se fait en limitant et en dominant ses besoins, deux
écueils redoutables : ce sont l'orgueil, et l'indifiërence,
oii risquent de se briser l'homme et le citoyen. Le
sage du Stoïcisme n'a ni amis, nt famille, ni patrie ; et
il se oset sans trop de peine en dehors de l'humanité*
C'est une sorte de cruauté héroïque envers soi-
même et envers les autres; on les dédaigne parce
qu'on se croit supérieur,* et aussi, parce qu'ion ne
pense qu'à soi, tout en se faisant son propre bour-
reau. Voilà l'excès, qui d'ailleurs n'est à l'usage que
des âmes tes plus vigoureuses. Mais on n'est pas t«nu
de le commettre. L'apathie stoïcienne n'est pas de la
sagesse, et l'on peut restreindre ses besoins sans dé-
J
lUlÉFACE. ccxuii
traire ses passions, élément indispensable, non pas
seolement du bonheur, mais de k vérin, qui n*existe
pas sans la lutte. La loi morale nous prescrit de nous
vaincre, mais non de nous mutiler. Pour prendre
l'exemple de la passion la plus ordinairement Tatale,
la loi ne nous impose pas la ebastetë; mais elle nous
ordonne le mariage. On peut être indépendant sans
devenir isolé ni sauvage, et Ton peut diminuer le
nombre de ses liens, pour rendre d*aulant plus ^ides
et plus étroits ceux qu^on choii^t et qu'on garde.
La limite, d'ailleurs, n'est pas en ceci très-difficflç
à trouver, et te critérium à peu près infaillible est
celui même de Kant, bien qu'il l'indique à une autre
fin : c'est le contentement. Loin de souffrir à se re*
trancher des besoins factices, on jouit, au contraire,
à ces victoires qu'on remporte sur sa propre fai^
blesse. On se platt à rétrécir le cercle pour s'y
nsouvofr avec plus de facilité et de vigueur. Maj$ si
Ton outre-passe la mesure fixée par la sagesse, au
contentement succède la souiTrance, que la tristesse
ne tarde pas à suivre. L'âme du Stoïcien peut être in-
vincible ; mais elle a*est pas sereine, et l'effort que la
vertu lui coûte est on assez mauvais signe de sa
pureté. L'accomplissement du devoir n'est pas fait
pour assombrir le cœur. Loin de là, il ^t fait pour
ccxLiv PRÉFACE.
le cliarmer en ie rortifiaiit ; «t Kaut a peiit^lre uoe
rémiDiscence un peu trop stoïcienne, quand il re-
proche au devoir c de n'avoir rien d'agréable ni de
» flatteur. » Le devoir n'est pas fait précisément pour
nous plaire, il est fait pour nous commander. Mais
la satisfaction intime dont il est suivi moiitr^ bien
qu'il n'a rien d'antipathique à notre nature, ni d'in-
compatible avec le plaisir. Il faut donc, pour être
d'autant plus prêt à la vertu, se retrancher tous les
besoins dont la privation ne fait pas souffrir la na-
ture ; et plus on immolera de ces besoins inutiles,
plus on se sentira heureux du aentimefit de la liberté
reconquise et agrandie.
Hais ce n'est là que la première moitié de la devise
stoïcienne, Abstine.
L'autre, Sustine^ est à la fois plus simple et plus
facile. S'abstenir est encore une sorte d'activité. Au
contraire, quand on supporte le maU ou est presque
purement passif; et la constance est une vertu à peu
près inerte, quoique t'effort tout intérieur qu'elle sup-
pose, ne soit pas sans mérite, pour ne rien produire
au dehors. Mais, avec un juste seutiment du devoir et
un attachement modéré aux choses du monde, avec
une fbi inébranlable en la Providence, ei avec une ftme
suffisamment énergique, il n'est guère de maux qu'on
PRÉFACE. coxLT
ne puisse aisément braver. Ceux qm vienoeot du
vice» on a su les préTenir en le fuyant ; et la vertu,
sans être surhumaine, sait les éviter presque tous.
Ceux de la fortune affligent médiocrement, parce
qu^ils sont réparables , et que la temp^^nce aide beau*
coup à les supporter. Restent donc les douleurs mo-
rales et les souffrances personnelles» Les douleurs
morales, le vice étant éliminé, se réduisent à la perte
de nos affectiom. Mais on ne peut aimer dans la vie
qtt*à titre précaire, et nos amours 1^ plus l^im^
sont faits pour nous être un jour ravis. Dieu dépose
de nos proches, comme il dispose de nous-mêmes; et
nous n^avons, pour eux comme pour nous, qu'à nous
résigner à ses décrets, même lorsqu'ils nous font les
blessures les plus cruelles. Enfin, quant aux maux du
corps, on ne dir^ point avec le Stmeisme : « O dôu*-
le^r, tu n'es point un mal > , à moins qu'on ne veuille
jouer sur une équivoque. Mais il suffit du courage le
plus vulgaire pour les endurer, soit quMls viennent de
notre imprudence, soit qu'ils viennent du hasard.
Même quand ils ne sont pas la conséquence d'un
*
devoir, ils sont presque toujours une épreuve, où
l'âme, se repliant en soi, grandit par les souffrances
de son compagnon ; et quand on sait les prendre
sans esprit de révolte, il y a comme une sorte
rcxLvi PRÉFACE.
d'âpre joilissaKe à se senâr plus fort qu*eu3u
Abstifie, sustincs voilà 1h6d en efiet le résunné de
rascétiqne morale, et ni l*aD ni l'autre n'est fait pour
ôter à Tâme du sage cette satisfaction que Kant a
prise si justement pour le signe manifeste de la vertu,
qu'elle accompagne et qu'elle récompense.
Mais, jusqu'à présent, nous ne sommes pas sortis de
l'individu. S'abstenir, supporter, sont deux actes qui
ne concernent que lui et q«i se concentrent en IvL
11 faut maintenant régler ses rapports avec ses
' semUables ; car autrement, l'ascétique serait incom-
plète.
La règle est mie conséquence de celles qui pré-
cèdent^ et c'est encore la loi morale qui la donne II
ne s'agit pas, bien entendu, des devoirs envers autrui
qui sont assez connus, et sur lesqtids il. n'est que
faire d'insister. Il ne s'agit que de ces relations qui
n'ont rien d'obligatoire, rien même de méritoire, et
qui ne relèvent absolument que de notre cboix et de
notre libre goût Puisque k vertu est le tout de
l'bomme, à quelle autre mesure pourrious^^nous les
rapporter ? Comme c'est par elle que nous nous esti-
mons nous-mêmes, c'est par elle aussi qu'il convient
de nous habituer à estimer les autres. U ne faudra
donc point se laisser séduire en eux ni par la fortune,
PRÉFACE. ccxi ^ II
oi par les tateau, ni par Fiotelligence ou le géaie, ni
même par la sympathie peu réfléchie quMls nous
peuvent inspirer. Le cbaraie suprême qu'ils doivent
avmr pour nous, non pas unique, mais tout puissant,
c'est Celui de lenr mérite moral. C'est ce qu'Aristote
a voulu dire en réduisant toutes les espèces d'amitié
k l'amitié par vertu, la seule qui soit digne de ce
beau nom. Ce n'est pas un discernement très-facile,
même quand on y porte l'attention la plus déslnté^
ressée ; et ce n'est point du premier coup qu'on peut
se défendre de tant de séductions, que mille circon-
stances diverses peuvent rendre à peu près irrésis-
tiMes. Il en coûte d'abstraire les gens de tout ce qui
les» entoure et les fait briller, pour les réduire à ce
prix intrinsèque qui est le plus important, sans doute,
mais dont on fait d'ordinaire assez bon marché, et
qui parfois même ne laisse pas que d'être ridicule.
Kaut veut inspirer à son jeune élève la conscience
de l'égal] (é des hommes malgré l'inégalité civile.
C'est un soin très-louable qu'il prend, quoiqu'il ait
tort d'ajouter que « l'inégalité est un ordre de choses
1^ qui est résulté des avantages qu'un homme a voulu
» acquérir sur ses semblables ^ » Mais il est une autre
(i) Kaut, PéUtigogiquCy page W^txy traductîott de M. J. Tissot.
ncxLviu PRÉFACE.
ioégatité sur laquelle il est plas conveDable de fixer
ses regards. C'est rinégalité morale, que le jeune
homme peut seulir assez aisément, et que Tenfant
même sent de très-bonne beure parmi les compagnons
de son âge. Celle-là est plus essentielle à reconnaître
que rinégalité civile ; et c'est à elle surtout qu'il
faut s'attacher durant toute sa vie ; car c'est elle qui
peut donner le secret des cœurs et le secret même
des choses. En tant que personnes morales, tous les
hommes sont égaux ; et de là, le respect qu'on leur
doit indistinctement à ce titre commun, comme de là
aussi, l'égale justice, qui est le devoir de la loi. Mais
sous cette égalité de nature, qu'il ne faut jamais
oublier, que de différences et d'inégalités réelles!
Les négliger ou ne point les apprécier, ce serait man-
quer de prudence ou de discernement ; ce serait se
préparer des mécomptes, ou risquer de commettre
bien des iniquités. Confondre tous les hommes que
l'on connaît dans une égale estime ou une égale bien-
veillance, vaut mieux que les confondre dans un égal
mépris ou une égale haine. Mais avec la preuve d'un
bon cœur, c'est la preuve aussi d'un aveuglement ou
d'une indifférence assez peu louable. Il faut distinguer
le mérite moral pour ne se donner qu'à lui pleine-
ment et sans retour, et bien savoir, suivant Taxiôme
PllÉFACE. ccxLix
antique, qu*iIo*y a d'amitiés sûres que celles des geos
de bien.
J'ajoute que cette habitude de n'apprécier les gens
que d'après leur valeur absolue, permettra de juger
aussi plus sainement les choses de la société ; car
l'ascétique morale va jusque-là, sans avoir à craindre
d'usurper sur un domaine qui n'est pas le sien. On
s'est trop accoutumé en politique à ne penser
qu'à l'intérêt ; et les citoyens , aussi bien que les
chefs des États, ne songent guère qu'à ce qui peut
leur être utile. Pour diriger son jugement , et au
besoin sa conduite, dans le conflit si compliqué qu'en*
gagent tant de passions, c'est la loi morale qu'il faut
seule consulter. Si tous les citoyens s'attachaient à la
suivre dans les opinions qu'ils adoptent, le gouver-
nement des sociétés deviendrait à la fois beaucoup
plus facile à ceux qui eu ont le fardeau, et beaucoup
plus profitable à ceux qui y sont soumis. Malheureu-
sement, découvrir le bien dans les questions politiques
est souvent plus difficile que dans les questions de la
conscience; et sauf quelques cas exceptionnels, oii le
devoir est évident, on s'abstient de se décider au
moins autant par ignorance que par faiblesse. C'est
un tort de la part de cette minorité d'élite à laquelle
GGL PRÉFACE.
peavent s'adresser les conseils de la science morale»
C'est le moyen de perpétuer ces abus de pouvoir et
ces révolutions^ dont les peuples souffrent non moins
que ceux qui les gouvernent. 11 serait digne d'esprits
éclairés et honnêtes de n'approuver en politique que
la jptice» et de ne januis séparer leur intérêt et leur
estime*
J'en ai Gui avec l'ascétique morale. Je m'anrète
sur le seuil de la politique oii elle nous a conduits ; et
il ne me reste plus qu'à résumer ces longues coundé-
tions que m'a fournies l'bistoire de la science morale,
étudiée dans ses plus nobles représentants. .
J'ai commencé par tracer le cadre de la science
moralp, d'après les principes qui, ce me scymble, sont
admis unanimement aujourd'hui par toutes les con-
sciences éclairées et honnêtes. Puis, je me suis de-
mandé d'où venait ce généreux héritage, et j'ai dû
remonter jusqu'à Socrate et Platon, les vrais fonda*-
teurs de la morale, qui, depuis eux, n'a pas cessé
d'être le patrimoine et l'appui des âmes intelligentes,
accrue encore et fortifiée par l'assentiment du Chris-
tianisme. J'ai suivi cette admirable histoire après
Platon dans Aristote, dans les Stoïciens et dans K^ant,
jusqu'à la fin du xvnr siècle, faisant, du mieux que
I
PRÉFACE, Gcti
j*ai pti, use part équitable aux mérites et aux défauts
de diacttUf et donnant heureusement bien plus à la
touamge qu'à la critique.
Si j*ai réussi à rendre fidèlement l'impression que je
ressens moi-même, ce doit être un grand et consolant
spectacle que de voir cette ferme assise de la civi-
lisation, posée quatre siècles avant notre ère, rester,
depuis plus de deux mille ans, immuable dans Tbis-
loire, comme elle Test dans la conscience. Les mœurs
ont profondément changé depuis le Paganisme jnsqn*à
nous. Mais la morale avec ses croyances essentielles
n^a pas varié. Je ne sais quelles âmes oseraient à
cette heure se flatter de mieux comprendre le devoir
et d'en parler mieux que Socrate et son disciple. Si
la morale n'a point changé dans ce long passée nous
pouvons assurer avec une pleine certitude qu'elle ne
changera psus davantage dans l'avenir; et les destin-
nées morales de l'esprit humain, du moins dans la
race privilégiée à laquelle nous appartenons, ne
peiftvent inspirer aucune sérieuse inquiétude. Les
peuples qu'ont civilisés à l'envi la Grèce, Rome et le
Chistianisme, n'abjureront pas leur fui morale, quelles
que soient les révolutions que subissent encore leurs
mœurs et leurs lois. Ils rcsteix)nt fidèles aux tradi-
tions de leurs ancêtres ainsi qu'à eux-mcmes; et ce
ccLii PRÉFACE.
qoMls ont été répond iodubitâblement de ce quHts
doivent toujours être. Ceci ne veut pas dire que la
science morale comptera beanconp d*adeptes, et
qu'elle ne verra pas de temps à autre ses principes
contestés et obscurcis, comme ils Tétaient au temps
de Socnite par les Sophistes , organes des esprits
pervers de leur époque. Mais ceci prouve assez claire-
rement que la science n*a rien à craindre, et que
toutes les fois qu'elle a de redoutables adversaires,
elle trouve des défenseurs d'autant plus forts qu'elle
est plus attaquée. Si Platon est vainqueur de la Sophis-
tique, Rant ne l'est pas moins du matérialisme du
xviit' siècle ; et la science morale sort de ces épreuves
plus puissante et plus solide. Dans ces retours vic-
torieux, elle touche d'autant plus de cœurs qu'elle a
en des ennemis plus violents et plus aveugles. Les
âmes se rattachent d'autant plus vivement à elle
qu'elle a été plus menacée; et les outrages qu'elle
reçoit de la part de ceux qui la nient ne font que re-
doubler l'ardeur et le culte de ceux qui lui restent
fidèles. *
Mais la science morale n'a point à se le dissimuler :
même dans ses plus grands triomphes, elle ne sera
jamais que le partage de quelques-uns. Avec ses pro-
cédés rigoureux, avec ses analyses délicates et pé-
PRÉFACE. ccnii
nibles, avec ses observations tout intérieures, elle
restera, quelque bellç qu'elle soit, à Fusage du petit
nombre ; et pour ma part, je serais heureux si cette
longue étude, commencée sons les auspices d*Âris-
tote, obtenait pour récompense l'accomplissement du
vœu modeste qu'il formait, c en faisant de quelques
» cœurs bien nés, des amis inébranlables de la
» vertu. »
Lefi Pépinières pr^' Meaux» 29 mars 1855.
DISSERTATION PRÉLIMINAIRE
SUR
LES TROIS OUVRAGES DE MORALE
CONSERVÉS SOUS LE NOM
D'ARISTOTE
Il se trouve, comme on sait, dans les œuvres d'Aristote,
telles qu'elles nous sont parvenues, trois ouvrages de
morale, intitulés : Morale à Nicomaque, Grande Morale,
et Morale à Eudème, sans parler d'un quatrième traité,
en quelques pages, sur les Vertus et les Vices, qui est
évidemment apocryphe. Ces trois ouvrages d'inégale
étendue traitent les mêmes matières, avec des développe-
ments analogues, dans le même ordre, et ce sont trois
rédactions d'une seule pensée. Toutes les théories sont
pareilles, ou très-peu s'en faut ; et la plus scrupuleuse
attention sulfit à peine pour découvrir quelques diffé-
rences de doctrine, qui sont d'ailleurs pour la plupart
insignifiantes. Le style ne trahit guère davantage la véri-
table origine de ces œuvres, semblables par le fond et
diverses seulement par la forme. A première vue, il
parait incontestable que la Morale à Nicomaque, la plus
rcLvi DISSERTATION
régulière des trois, la plus connue et la seule que les
anciens aient comm^atée, porte au siq)rème 4egré l'em-
preinte aristotélique. Mais dans les autres, la trace du
maître est encore très-marquée ; et Ton ne peut nier, ce
semble, que, si la Grande Morale et la Morale à Eudème
ne sont pas de la main d*Aristote, elles ne soient de son
école et d'un temps fort rapproché de lui.
Qu'est^e donc que ces trois rédactions? Quels rapports
exacts ont-elles les unes avec les autres? Est-ce Aristote
lui-même qui s'est repris jusqu'à trois fois pour exposer
son système de morale ? Sont-ce des résumés de ses
leçons recueillis par des auditeurs plus ou moins intelli-
gents, qui se seront glissés dans les manuscrits du maître?
Sont-ce des paraphrases ou des extraits faits dans des
temps postérieurs par des mains plus ou moins habiles ?
Est-il possible, soit à l'aide du témoignage de l'antiquité,
soit par la comparaison des ouvrages eux-mêmes, de
savoir précisément ce qu'il en est et d'arriver à quelque
certitude ? Ce sont là des questions très-délicates et très-
difficiles à résoudre. Mais il est bon de les agiter du
moins, et ce serait déjà quelque chose que de savoir
qu'on ne peut dissiper complètement l'obscurité qui les
couvre.
Ce n'est pas là d'ailleurs une recherche de pure curio-
sité ; elle a son côté utile. Comme l'a prouvé M. Zell par
ses notes sur la Morale à Nicomaque, dont il a donné
une excellente édition, comme l'ont fort bien rémarqué
M. Brandis * et tous les historiens de la philosophie, on
(l) Manuel de Thistoire de la philosophie Gféco-Romaine, i^ moitié de
la seconde section de la seconde partie, Berlin 1853, page d$l, allemand.
PRÉLIMINAIRE. cclvu
ne saura faire une exposition de la Morale d' Aristote sans
consulter la Grande Morale et la Morale à Eudëme. Si
Ton ne trouve pas dans ces deux ouvrages des différences
graves, on y peut saisir cependant des nuances qu'on
aurait tort de négliger; et sans elles, le génie d* Aristote,
s'il n*est pas amoindri, est au moins quelque peu mutilé.
C'est le restituer dans une partie assez importante de son
ensemble, que de ne point séparer la Morale à Nicomaque
des deux autres ouvrages, qui, depuis deux mille ans à peu
près, la suivent et l'accompagnent. La Grande Morale
pourrait jusqu'à un certain point en être détachée. Mais
pour la Morale à Eudème, c'est radicalement impossible,
n y a trois livres qui sont communs à la Morale à Nico<^
maque et à la Morale à Eudème ; ils se répètent identiques
de part et d'autre. Dans la Morale à Nicomaque, qui
compte dix livres, ces trois-là sont le cinquième, le
sixième et le septième ; dans la Morale à Eudème, ce sont
les livres quatrième, cinquième et sixième. Mais sauf
cette différence tout extérieure de position, les trois livres
communs sont absolument pareils ; et les manuscrits de
l'un de ces deux ouvrages peuvent à cet égard servir par-
faitement à contrôler les manuscrits de l'autre K
D'où vient cet enchaînement si étroit de la Morale à
Nicomaque et de la Morale à Eudème? Auquel de ces
deux ouvrages appartiennent primitivement ces trois
livres ^communs? Ont-ils passé de la Morale à Nico-
maque dans la Morale à Eudème, dont on aura voulu
(1) En général même, les trois livres de la Morale à Eudème ne sont pas
répétés dans les manuscrits; elles cof^stesse contentent de renvoyer aui
livrer de la Morale à Nicomaque.
cTAmii DISSERTATION
réparer ainsi quelqne lacune ? Ont-ils au contraire passé
de la Morale à Eudème dans la Morale à Nicomaque?
Cette dernière qu'on trouve à bon droit la plus authen-
tique, quand on ne la trouve pas la seule authentique,
pourrait-elle, sans être détruite et tomber en ruines, être
privée des théories indispensables de la justice, des vertus
intellectuelles, et de Tintempérance, avec un essai sur le
plaisir, qui remplissent les trois livres communs ? La
Morale à Eudème, qui présente dans quelques parties un
grand désordre, des phrases inachevées et inintelligibles,
des chapitres sans suite et sans liaison, n*a*t-^lle pas subi
encore cette autre perte, plutôt que la Morale à Nico-
maque ? N'est-il pas plus nature de penser que l'œuvre
la pbis étendue et la mieux construite aura servi à res-
taurer la plus imparfaite ? Quelles mains ont essayé ce
raccord, qui n'est pas d'ailleurs fort habile 7 Dans quel
tmips l'a-t-on adopté ? Est-ce avec raison qu'on l'a fait ?
Ces théories communes sont-elles de part et d'autre éga-
lement nécessaires ?
Ces questions, après celles que je viens d'indiquer, ont
encore leur intérêt ; et je crois qu'il est bon de les traiter
les unes et les autres, sans méconnaître d'aillenrs que les
premières sont les plus importantes^
Un point de fait certain c'est que toute l'antiquité a cru
que les trois ouvrages étaient d'Aristote ; et par l'anti-
quité, il faut entendre ici tous les témoignages qui
remontent aux {)remiers siècles de notre ère. Us sont
aussi formels qu'on peut le désirer. Mais avant de recueil-
lir ces témoignages qui, tout précieux qu'ils sont, doivent
paraître relativement assez récents, il faut en consulter
d'autres qui sont les plus vénérables de tous. Ce sont les
PRÉLIMINAIRE. ceux
citations que fait Aristote lui-même de sa Morale dans
d'autres ouvrages, ou qu il fait de ses autres ouvrages
dans sa Morale. Peut-on découvrir dans ces citations
quelque lumière ? Nous peuvent-elles éclairer sur le pro-
blème que nous discutons ?
La Morale est citée, par Aristote, six fois dans la Poli-
tique. Voici tous ces passages :
Au livre II, ch. 1, g 5, (page 52 de ma seconde édi-
tion), Aristote voulant prouver que Tunité de l'État ne
peut résulter que d'éléments d'espèces diverses, et que la
rédprocité est le rapport nécessaire d'individus libres
et égaux entr'eux, ajoute : a Aussi la réciprocité dans
» l'égalité est-«lle, comme je l'ai déjà dit dans la Morale,
» le salut des États. » Cette première citation se rapporte
à la Morale à Nicomaque, livre Y, ch. 5, § A, où Aristote
essaie de prouver, presque dans les mêmes termes, que
la société et l'État ne subsistent que par un échang^e
de services entre les citoyens, les uns à l'égard des
autres.
Au livre III, ch. 7, § 1 de la Politique (p. 164 de ma
seconde édition), Aristote établit que le bien, dans la
société civile, c'est la justice, c'est-à-dire Tutilîté géné-
rale : « On pense communément, dit4U que la justice est
»> une sorte d'égalité ; et en ceci» l'opinion vulgaire est
)) jusqu'à un certain point d'accord avec les principes
» philosophiques par lesquels xu>ua avons traité, dans la
)) Morale, de la nature de la j ustioe et des êtres auxquels
» elle s'applique. » Cette seconde citation se rapporte à
la Morale à Nicomaque, livre Y, dont le ehapitre troisième
tout entier est consacré à démontreif qiie la jiistiçcf est une
égalité proportionnelle autre les personnes et les choses,
ctix DISSERTATION
doDt elle règle souverainement les relations équitables et
bienveillantes tout ensemble.
Dans ce même livre III, ch. 5, § 9 (page 151 de ma
seconde édition) , Aristote exposant, avec sa profondeur
habituelle, les dissentiments des riches et des pauvres sur
la justice et le droit politiques, poursuit : « Le droit pou-
t> vant s'appliquer aussi bien aux choses qu'aux per-
» sonnes, comme je l'ai dit dans la Morale, on s'accorde
» sans peine sur l'égalité même de la chose, nuûs pas le
» moins du monde sur les personnes à qui cette égalité
» appartient. » Il s'agit encore ici du troisième chapitre
du livre V de la Morale à Nicomaque, où la justice est
considérée comme une sorte de proportion, dans laquelle
deux des quatre termes représentent des personnes, et les
deux autres, des choses corrélatives.
Au livre IV (7), Aristote cite sa Morale deux fois de
suite dans un m$me chapitre, le douzième (p. 239 et 2A0
de ma seconde édition) , où il traite du bonheur social et
des conditions auxquelles les citoyens peuvent l'obtenir
durable et solide. « Nous l'avons dit dans notre Morale,
» si toutefois, ajoute^t-il modestement, il nous est permis
I) de croire que cet ouvrage n'est pas dénué de toute
•^0 utilité : Le bonheur est un développement et une appli-
>: cation complète de la vertu, non pas relative, mais
» absolue. » Puis un peu plus bas : « Dans la Morale
» encore, nous avons défini l'homme vertueux : L'homme
» qui par sa vertu ne prend pour des biens que les biens
» absolus. )> De ces deux citations, la première répond au
S 15 du chapitre -4 dans le premier livre de la Morale à
Nicomaque ; la seconde répond aux §g & et 5 du chapitre
V dans le troisième livre du même ouvrage, et aussi à
PRÉLIMINÂmE. GGLii
divers passages moins fonuels du premier livre, ch. &, et
du second livre, ch. 3.
Voilà déjà cinq citations de la Morale dans la Politique.
Voici la dernière. Elle est au livre VI (4), ch. 9, § 2,
(p. 329 de ma seconde édition) : « 1% nous avons eu raison
» de dire, dans la Morale, que le bonheur résulte de
» l'exercice facile et permanent de la vertu, et que la vertu
» n'est qu'un milieu entre deux extrêmes, il s'ensuit
» nécessairement que la vie la plus' sage sera celle qui se
» maintient dans le milieu, en se contentant toujours de
» cette position moyenne que chacun est capable d'at-
» teindre. » Cette citation, qui amène et soutient la
fameuse théorie de l'importance des classes moyennes
dans la société, se rapporte à deux passages de la Morale
à Nicomaque, d'abord au livre premier, ch. 8, § 6, et
ensuite au livre II, ch. 6, § 9.
Il était tout simple qu'Aristote, dont le système ratta-
chait la morale à la politique, en subordonnant la première
à la seconde, citât souvent sa Morale dans sa Politique.
Mais il la rappelle également dans la Métaphysique. C'est
au livre premier (ch. 1, p. 981, b, 26^ édition de Berlin,
et p. 125 de la traduction de M. Cousin). Après avoir
déterminé les rapports de l'art et de la science, Aristote
ajoute : « Du reste, nous avons dit dans la Morale en quoi
» diffèrent l'art et la science et les autres degrés de con-
» naissance. » En effet, toute cette discussion se retrouve
très-développée, à propos de la théorie des vertus intellec-
tuelles, dans la Morale à Nicomaque, livt^ VI, ch. 2, 3 et
suivants.
Enfin, dans le Traité de l'Ame (livre III, ch. 3, § 5,
p. 280 de ma traduction) , la Morale est hidiquée d'une
ccLXii DISSERTATION
manière assez claire, sans d'ailleurs être nommée expres-
sément. Aristote veut expliquer les différences cte V ima-
gination et de la pensée ; et il ajoute : « Il y a aussi des
)> différences dans la pensée elle-même ; par exemple, la
» science, Topini^m, la sagesse et leurs contraires, àiBé-
» renées dont on parlera dans un autre Meu. » Cet autre
lieu me semble évidemment la Morale, comme l'ont cru
tous les commentateurs, et dans la Morale à Nicomaque,
les passages spéciaux que je viens de rappeler à propos
de la Métaphyâque.
n est possible qu'on découvrit encore dans les cBuvres
d' Aristote d'autres citations analogues ou d'autres allu-
sions. Je m'en tiens à celles-là, qui sont les principales ;
et voici quelques conclusions qu'on en peut légitimement
tirer.
Les citations que fait Arij^^ote de sa Morale dans ses
autres ouvrages, semblent se rapporter à peu près exclu-
sivement à la Morale à Nicomaque. Mais comme les
théories de celle-ci se retrouvent également dans la
Grande Morale et dans la Morale à Eudème, il s'ensuit
que les citations qui conviennent à la Morale à Nico-
maque, conviennent à peu près autant aux deux autres.
En second lieu, cette coïncidence est frappante et com-
plète, pour les citations qui se rapportent aux livres cin-
quième et sixième de la Morale à Nicomaque, puisqu'ils
sont en même temps les livres quatrième et cinquième de
la Morale à Eudème.
Sans doute, ce serait aller trop loin que de s'imaginer
que l'authenticité des trois ouvrages de Morale soit attestée
positivement par les témoignages qui précèdent. Mais
l'authenticité des doctrines, si ce n'est des traités eux-
PftÉUMlNAIRK. ncLxm
mômes, est désormais hors de douté ; et c est iin point
qui n*est pas saos importance» puisque cette multiplicité
de rédactions a poussé quelquefois la critique jusqu'à
douter que nous ayons un seul ouvrage de morale de la
main d'Aristote. Si nous n'avons pas son style, que pour
ma part je retrouve sans hésitation dans la Morale à
Nicomaque, nous avons certainement sa pensée, ce qui
est plus précieux encore.
De cette première espèce de citations, je passe à une
seconde : je veux dire les citations des autres ouvrages
d'Aristote, faites dans la Morale. Elles peuvent être tout
aussi décisives. Aristote cite assez souvent sa Morale,
comme on vient de le voir. Mais la Morale à son tour cite
Aristote encore plus souvent ; et même le caractère de ces
dernières références a quelque chose de plus remarquable.
Dans la Morale à Nicomaque (livre I, ch. 2, § 13),
Aristote veut prouver que la vertu à elle seule ne peut
pas suffire à donner le bonheur complet; et il ajoute:
« Mais c'en est assez sur ce sujet, dont nous avons ample-
» ment traité dans nos ouvrages encycliques. » On ne sait
pas au juste ce qu'étaient ces ouvrages encycliques du
philosophe; mais l'on sait, à n'en pas douter, qu'ils
étaient d'Aristote. Diogène de Laërte les cite dans son
catalogue (livre V, ch. 1, p. 117, édit. Firmin Didot).
Dans ce même livre de la Morale à Nicomaque (ch. 11,
S 9), Aristote déclare qu'il ne veut point s'arrêter à cer-
tains points de la théorie de l'âme, parce que, dit-il :
a Cette théorie a été suffisamment éclaircie, même dans
» les ouvrages exotériques. » Sans que l'on soit tout à
fait d'accord sur la vraie nature des ouvrages qu' Aristote
appelle exotériques, oh sait encore très -positivement
y
ccLxiv DISSERTATION
qu'ils étaient de lui. Gomme ils sont rappelés plusieurs
fois dans ses ouvrages les plus authentiques, la Politique,
par exemple, la certitude est entière ; et ici c'est tout ce
qui nous intéresse.
Dans deux passages de la Morale à Eudëme, il est
encore question des ouvrages exotériques ; et l'auteur,
quel qu'il soit de cette Morale, renvoie à ces ouvrages
comme s'ils lui appartenaient personnellement. Au livre 1
(cb. 8, § 5), la réfutation de la théorie des Idées ne sera
pas poussée plus loin, comme chose trop rebattue ; et
l'auteur ajoute : « Du reste elle a été suffisamment réfutée
» et de beaucoup de manières, soit dans les ouvrages
» exotériques, soit dans les ouvrages de pure jAiloso-
» phie. » Au livre II (ch. 1, § 1], à propos de la division
des biens, en biens du corps et biens de l'âme, qui sont les
plus précieux, l'auteur dit en propres termes : « C'est
» une division que nous avons établie, même dans nos
» ouvrages exotériques. »
Je trouve une foule d'autres indications qui, sans être
nominatives ni par conséquent aussi précises , n'ont
cependant rien d'obscur ; elles désignent évidemment des
ouvrages d'Aristote qui nous sont parfaitement connus, et
que nous possédons. Ainsi la Métaphysique est clairement
indiquée dans les passages suivants :
Morale à Nicomaque (livre I, ch. 8, §8), Aristote passe
légèrement sur la théorie Pythagoricienne relative à la
nature du bien : « Mais laissons de côté, dit-il, la discus-
» sion de ces derniers points qui trouvera sa place
» ailleurs. » Cette discussion étendue se retrouve en effet
dans la Métaphysique, livre I, ch. 5, p. 986, a, 24, de
l'édition de Berlin.
PRÉLIMINAIRE. cclxv
Un peu plus bas, dans ce môme livre et ce même cha-
pitre, § 13, Aristote s'abstient d'approfondir la théorie
du bien, et le sens vrai qu'on doit attacher à ce mot :
ii Msds peut-être, ajoute le texte, faut-il pour le moment
» laisser de côté toutes ces questions, parce qu'il appar-
» tient plus spécialement à une autre partie de la philoso-r
» phie de les traiter avec la précision désirable. » Il ne
peut s'agir dans ce passage que delà Métaphysique ou des
Catégories.
Les Catégories sont encore indiquées dans la Morale à
Eudème, livre I, (ch. 8, S 7) : « L'être, d'après les divi-
» sions établies ailleurs, exprime également la substance „
» la qualité, la quantité, le temps, etc. »
Le passage suivant de la Grande Morale (livre I, ch. 5,
S 1) 5 renvoie vraisemblablement au Traité de l'âme. L'au-
teur ne veut pas étudier l'âme au point de vue de sa
nature essentielle: « Car cette question, dit-il, a été
» traitée ailleurs ; » et par cette raison, il se borne à n'en
rappeler pour le moment que les principaux traits.
La Physique est indiquée dans la Morale à Nicomaque
(livre X, ch. 3, § 8). Aristote ne poussera pas très-loin
ses théories sur le mouvement, parce que « il a été fait
» ailleurs une étude approfondie du mouvement. » Cette
théorie se retrouve en effet dans les livres VI, VII et VIII
des Leçons de Physique.
La Politique n'est pas moins reconnaissable dans ce
passage de la Morale à Nicomaque (livre V, ch. 2, § 11) :
« Quant à savoir si les règles de l'éducation qui doivent
M rendre chaque individu absolument vertueux, peuvent
n être données par la politique, ou par une autre science,
f) nous verrons plus tard à discuter cette question. » On
cGLXvi DISSERTATION
se rappelle que dans le livre IV, ch. i A» et le Uvre V de
h Politique, il y a toute une longue théorie de l'édu-
cation.
Ces citations, toutes claires qu'elles sont, peuvent être
jusqu'à un certain point révoquées eu doute et discutées,
puisque les ouvrages n'y sont pas désignés par leur
propre nom. Mais en voici quelques autres où cette con-
dition ne manque pas. Elles concernent toutes sans excep-
tion les Analytiques, tant Premiers que Derniers.
Dans la Morale à Nicomaque (livre VI, ch. 2, § 8),
Aristote dit : a Toute notion nouvelle, qu'on l'acquière
)> soi-même ou qu'un maître la tranmnette, vient de priii-
» cipes antérieurement connus. » Voilà le début même
des Derniers Analytiques. Un peu plus bas, dans ce môme
chapitre, § &, Aristote dit encore: n La science est pour
)) r esprit la faculté de démontrer régulièrement les
)) choses, avec tous les caractères que nous avons indi-
» qués dans les Analytiques. )> C'est là l'objet général des
Analytiques, et spécialement celui des Derniers Analy-
tiques.
La Grande Morale cite également les Analytiques par
leur nom, livre II, ch. 8, § 15 ; et la citation est fort
exacte ; la voici : « Ainsi que nous l'avons dit dans les
V Analytiques, le syllogisme se forme de deux propos!-
» tions, dont la première est universelle, et dont la
» seconde, comprise sous celle-ci, est particulière. )> On
peut retrouver dans les Premiers Analytiques, livre I,
ch. 1, tous les éléments de cette citation.
La Morale à Eudème mentionne trois fois les Analy-
tiques. Livre I, ch. 6, § 6, l'auteur dit que parfois ce
qu'on croit démontrer pai* un raisonnement peut être
PRÉLIMINAIRE. ccLxvu
vrai, sans que ce soit précisément par la cause qu'on
indique : u Car, dit-il, on peut démontrer le vrai par le
» faux, ainsi qu'on peut le voir par les Analytiques. »
Cette théorie ingénieuse est exposée tout au long dans les
Premiers Analytiques, livre II, ch. 2 (p. 206 de ma
traduction) .
Dans le livre II de la Morale à Eudëme, cb. 6, g 7,
il est dit, à propos de la nature des principes au-delà des-
quels on ne peut remonter : « Il a été démontré avec
» pleine évidence dans les Analytiques que ce résultat est
» nécessaire. » Cette démonstration se trouve exactement
dans les Derniers Analytiques, livre I, ch. 2, § IS (p. U
de ma traduction) .
La troisième citation des Analytiques dans la Morale à
Eudème se trouve au livre II, cb* 10, g 22. L'auteur
assimile les fins qu'on se propose quand on agit, aux
hypothèses qu'établissent les sciences de pure spécula-
tion ; et il ajoute : « Nous en avons déjà dit quelques
» mots au début de cette discussion ; mais nous en avons
» traité avec tout le jsoin désirable dans les Analytiques.»
On peut consulter les Derniers Analytiques, livre I, cb. 2,
S 15; et ch. 10, SS 7 et 8 (p. 12 et 61 de ma tra-
duction) *
Enfin, une dernière citation nominative et très-piXH
bable ^, c'est celle du fameux ^cueil des Constitutions
à la fin de la Morale à Nicomaque (Livre X, ch. 10,
§923).
f 1) Je dh seulement irh^probahle^ parce que le texte n'est pas parfiiite-
ment formeL On y poanrait comprendre qu'il s'agit de la comparaison des
diverses constitutions, aussi bien que de Tétude des C onstitutions recueillies
et analysées |wr Aristote personneHemeiit.
ccLXviii DISSERTATION
De rexamen des citations faites dans la Morale, on
peut tirer ce résultat général et très-important, que l'au-
teur de ces citations parle des ouvrages d' Aristote comme
étant les siens ; en d'autres termes, il se cite lui-même.
Parfois, il parle directement de lui à la première per-
sonne du pluriel, comme c'était déjà l'usage des auteurs
dans l'antiquité, et comme Aristote le fait aussi en vingt
endroits indiscutables. Parfois, sans adopter une forme
aussi directe, il fait très-bien entendre que les ouvrages
qu'il allègue et auxquels il renvoie sont parfaitement de
lui. Cette remarque ne doit pas être perdue de vue,
puisque dans ces derniers temps, la critique a prétendu
que ces références ne signifiaient rien, et qu'elles pou-
vaient tout aussi bien appartenir à Eud^e qu'à son
maître. Mais je le demande à tous les juges non pré-
venus ; N'est-ce pas une chose vraiment bien extraordi-
naire que quelqu'un dise en écrivant : « Nous avcms dit
» telle chose dans tel de nos ouvrages ; » et que cette
affirmation positive et personnelle signifie seulement:
(( Un tel a dit telle chose dans un de ses ouvrages ? »
Mas il ne faut point anticiper ; et cette discussion viendi^
plus tard en son lieu. Tout ce qu'il importe de constater
à présent, c'est que dans les trois ouvrages de Morale,
Aristote semble se citer lui-même à diverses reprises, et
que les citations, qu'elles soient de lui ou d'un autre, ont
toute l'exactitude possible.
n faut ajouter que, dans ces trois ouvrages, il n'y a pas
un seul fait, historique ou autre, qui puisse faire supposer
qu'ils appartiennent à un autre temps que celui d' Aris-
tote. Les faussaires sont assez exposés à se trahir. Ici, en
admettant qu'il y en ait, ils auraient été fort habiles, et
PRÉLIMINAIRE. gclxcx
rien ne les révèle ostensiblement. Ils n'ont pas été seule-
ment* fort adroits à cacher leur fraude sous la vraisem-
blance historique et littéraire ; ils ont su, en outre, rester
si parfaitement fidèles à Tesprit péripatéticien que, sans
copier Aristote, ils Font reproduit à s'y méprendre ; et
que dans la doctrine qu ils lui prêtent, ils n'ont pas laissé
de traces sensibles d'une doctrine étrangère. Plus loin, je
discuterai les anomalies et les irrégiilarités qu'on a cru
découvrir dans le style ; et je tâcherai d'apprécier cette
preuve très-grave pour ce qu'elle vaut.
Ainsi toutes les observations qu'on peut faire sur ces
trois ouvrages, considérés en eux-mêmes, sous les rapports
où nous venons de les étudier, tendraient à nous faire
supposer qu'ils sont bien l'œuvre personnelle d' Aristote.
Mais toutes naturelles que paraissent ces références de
la part ^Jd'un génie systématique, et sévère, comme le
sien, on a pu, non sans apparence de raison, les rap-
porter à l'un des premiers et des plus célèbres de ses
éditeurs, le péripatéticien Andronicus de Rhodes, à la fin
du siècle qui précéda l'ère chrétienne. Si l'on en croit
Strabon ^, ce fut Apellicon de Téos, riche bibliomane
d'Athènes, qui ayant acquis des héritiers de Nélée les
manuscrits d' Aristote et de Théophraste, à prix d'or,
pensa |le premier à les transcrire, en combla les lacunes
et les publia. Mais comme Apellicon, qui était peu philo-
sophe, aimait plus les livres qu'il ne les comprenait, il
parait que ses restitutions furent très-maladroites, et que
son édition était pleine de fautes. Plus tard, ces précieux
manuscrits furent transportés à Rome avec toute la biblio-
(i) Strabon, Ut. XIU, p. 608.
ccrxx DISSERTATION
tfaèqae d'Apellicon, lorsque Sylla s'empara d'Athènesk
Là, le grammairien Tyrannion, maître de Strabon et ami
deCicéron, s'en procura des copies, qu'il remit aux mains
d'Andronicus de Rhodes. Celui-ci, d'après le témoignage
dePlutarque, publia ces copies et composa des taUes,
fort nécessaires pour des oeuvres ^ qui, à cette époque,
n'étaient pas encore très-répandues. Porphyre va plus
loin, et il affirme qu'Andronicus partagea les livres d'Aria-
tote et de Théophraste en ouvrages séparés, les classant
par ordre de matières, et faisant un ensemble des traités
partiels qui touchaient le même sujet '. Andronicus ne
s'était pas borné à donner les résultats de ses travaux sur
Aristote. A T exemple d'Apellicon, il avait essayé de les
expliquer et de les justifier dans un ouvrage spécial, dont
Ammonius, Aulu-Gelle et Simplicius cmt ÎBÏt usage ^.
C'est là ce qui lui a valu le renom dont il jouit dans T his-
toire de la philosophie ; et ce qui fait qu'on a cru recon-
naître sa main dans bien des citations et des sutures
qu'offrent les œuvres d* Aristote, telles que nous le» pos-
sédons aujourd'hui. Mais que ces références soient réelle-
ment d' Aristote ou qu'elles soient d'Andronicus de Rhodes,
il nous est impossible d'arriver à la vérité sur ce point.
Aristote a dû en sentir plus d'une fois le besoin pour
rapprocher des théories qui tenaient les unes aux autres
par des principes communs ; et par un motif analogue,
ses éditeurs ont pu être tentés de faire ces rapproche-
(1) Plutarque, Vie de Sytia, ch. Sfi^ p, 959, é^iU Firmîn Dtéot
,'2) Porphyre, Vie de Ploiin, ch. 24,
(3) Amtnonius, Vie d^ Aristote; Auhi-Gelle, T^oetes attieœ, liv. XX, c Sj
Simplicius, dans le Commentaire sur la physique, fol. 216, a.
PRÉUMINAIRE. cclxxi
ments fort utiles, toutes les fois qu'ils ne les trouvaient
pas dans Fauteur lui-même. D'ailleurs, ce sersût déjà
beaucoup pour nous de savoir précisément quelle était
la disposition de ces ouvrages au temps des premiers
éditeurs.
Quant à la p(u*aphrase de la Morale à Nicomaque
qu'Heinsius a publiée sous le nom d* Andronicus de Rhodes,
an ne sait point exactement de qui elle est. Si quelques
manuscrits la lui attribuent en effet, d'autres l'attribuent
à Héliodore de Pruse ^ ; et la question reste tout au moins
douteuse, quoi qu'en général la critique contemporaine se
soit prononcée contre l'opinion d'Heinsius. Quel que soit
l'auteur de cette paraphrase, elle suit pas à pas la Morale
à Nicomaque, dans l'ordre où elle nous est parvenue ; et
elle en constate ainsi l'authenticité, à l'époque du moins
où elle a été faite, soit «par Andronicus soit par tout
autre.
J'ai déjà dit que toute l'antiquité avait cru que les trois
ouvrages étaient d' Aristote, sans porter d'ailleurs, dans ces
discussions, toute la précision qu'on exige aujourd'hui de
la critique.
Commençons par Cicéron, si versé dans toutes les
oeuvres morales des Grecs, et qui faisait tant de cas en
particulier de la solide doctrine d' Aristote et de Platon.
Dans son traité de Finibus bonorum et malorum, liv. V, ,
ch. 6, (p. â09 de la traduction de M. V. Leclerc, in-18),
il blâme Théophraste d'avoir trop accordé à la fortune
dans la question du bonheur, et de n'avoir pas parlé de la
(i) Voir Stahr, Ariêioulia, II, p. 262 ; Spengel, Mémoires de P Académie
de» sciences de Bavière, III, p. Â55.
ccLXXii DISSERTATION
sagesse et de la vertu, avec toute l'austérité et la force
qae comporte ce grand sujet Puis il dit : « H faut donc
» s'en tenir à Aristote et à Nicomaque son fils. Je sais bien
» que ces précieux livres de morale composés avec tant de
» soin par Nicomaque, sont attribués à Aristote ; mais je
» ne vois pas pourquoi le ûls n'aurait pas pu ressembler
n au père ^. » Il résulte de ce témoignage de Cicéron que,
de son temps et auprès de qudques personnes, la Morale à
Nicomaque passait pour être non d' Aristote, mais de son
fils* Ce qoi ne veut pas dire, comme on Ta éru parfois,
qu'à cette époque l'ouvrage de Nicomaque existât encore.
Il résulte en outre de ce témoignage, selon toute appa-
rence, qu'à côté de la Morale à Nicomaque que l'on attri*
buait indifféremment soit au père, soit au fils , il y avait
d'autres ouvrages d' Aristote ; car sans cela Cicéron n'au-
rait pu s'appuyer sur les doctrines morales du philosophe,
s'il n'avait alors existé qu'un seul ouvrage qui, dans sa
pensée, était plutôt du fils que du p^e. Ces autres
ouvrages sont-ils ceux que nous possédons sous le nom de
Grande Morale et de Morale à Eudème? Je n'oserais l'af-
firmer ; mais c'est fort probable, et l'on pourrait supposer
que Cicéron avait sous les yeux la théorie de ce dernier
traité sur l'honnêteté parfaite, quand il dit : « Qiuilis est
» igitur oinnts hœc qtuim dico, compiratio consensusgue
» virtutum, taie est illud ipsum honestum.» (De Finibm
malerum et bonarum, lib. V, ch. 2S, p. 471).
{i) Cicéron, de Finibus bonorum et malorum, liv. V, ch. 5 : « Quare
» teneamus Âristotetem et ejus filiuin Nicomachum ; cujus accurate scripti
» de moribus libri, dicuntar illi qaidcin es§e Aristotelis ; sed non video car
n Itou potuerit patri similis esse filius. »
PRÉLIMINAIRE. cclxxiîi
Ce qu'il y a de certain» c'est que, deux siècles à peine
après Cicéron, et les choses dans cet intervalle n'ont
guère pu changer, les trois ouvrages de Morale portaient
déjà les noms qu'ils portent aujourd'hui, et qu'ils pas-
saient pour être tous trois d'Aristote. Un platonicien
nommé Atticus, qu'on ne peut point placer au-delà du
second siècle, dit en réfutant avec sévérité certaines par-
ties du système d' Aristote ;
({ Les traités d' Aristote qui portent les titres de Morale
n à Eudème, de Morale à Nicomaque et de Grande Mo-
» raie, ne renferment sur la vertu que des pensées mes-
» quines, basses et triviales. Ce sont des théories qui sont
» au niveau du vulgaire, des ignorants, des jeunes gens
» et des femmes. »
C'est Eusèbe qui nous a conservé ce précieux témoi-
gnage dans sa Préparation évangélique, Hv. XV, ch. A,
p. 796, édit. de 1628. On peut ne point partager l'opinion
injuste et passionnée d' Atticus sur la valeur de la Morale
d' Aristote. Mais en présence d'une affirmation aussi pré-
cise, on ne peut nier que du temps d* Atticus les trois
ouvrages ne fussent désignés comme nous les désignons
nous-mêmes. On sait par Porphyre, Vie de Plotin, ch. là,
que Plotin, fondateur du Néoplatonisme Alexandrin, faisait
la plus grande estime des (euvres d' Atticus, et qu'il les
prenait même quelquefois pour texte de ses leçons. Sans
être parfaitanent fixé sur l'époque où vivait Atticus le
platonicien, on peut donc être sûr qu'il ne vivait point
au-delà du second siècle de notre ère «.
(1) Dans le Commentaire sur les Réfutations des sophistes, qu^on croit
irAlexandre d^Aphrodise, le cinquième livre de la Morale h Nicomaqae est
r
ccLXXiv DISSERTATION
Une chose assez singulière, c*est que Diogène de Laërte,
dans son catalogue, ne nonime point nos trois ouvrages.
Il cite seulement un traité de Morale en cinq livres. Ce ne
peut être ni la Grande Morale, qui n'en a que deux, ni la
Morale à Eudème, qui en a sept et quelquefois huit, selon
une division différente des derniers chapitres, qui sont tout
en désordre, ni enfin la Morale àNicomaque, qui en a dix,
et qui, même en retranchant les trois livres communs, en
aurait encore sept. Qu'est-ce donc que cet ouvrage en
cinq livres dont parle Diogène ? On a conjecturé que ce
pourrait être la Morale à Eudème, d'après la division en
huit livres, à laquelle il aurait retranché les trois livres
communs pour les laisser à la Morale à Nicomaque. Quelle
est la valeur de cette conjecture ? Assez peu importe ; et
tout ce que l'on peut dire, c'est que Diogène de Laêrte,
si peu exact en général, n'a point ici dérogé à ses habi-
tudes. Il ne mentionne qu'un ouvrage en cinq livres sans
s'apercevoir qu'il vient lui-même de citer, quelques lignes
plus haut, une sentence d' Aristote, qui se trouve, dit-il,
dans le septième livre de la Morale : « Celui qui a des
» amis, n'a pas d'ami. » Et en effet, cette sentence se
retrouve textuellement dans le septième livre de la Morale
à Eudème (ch. 12, § 10], comme elle est implicitement
aussi dans le neuvième livre de la Morale à Nicomaque
(ch. 10, S ô)-
Il y a donc malheureusement très-peu à se fier aux
renseignements de Diogène* On a voulu encore, mais
assez vainement, dans quelques articles de son catalogue.
rormellement cité» Scholia in ArittateUm, récensîon de M. Brandis, p. 317,
a, 2h, dans la grande édition de TAcadémie de Berlin.
PRÉLIMINAIRE. ccrxxv
c est-à-dire dans un traité de l'amitié en un livre, un
traité du plaisir en un livre, qu'il compte à deux reprises*
un traité de la justice en quatre livres, un traité en trois
livres de la vertu, un traité de la volonté en un livre,
etc, retrouver des parties détachées des ouvrages que
nous possédons. On a même supposé que c'était pos-
térieurement à l'époque de Diogène, qu*à l'aide de ces
matériaux séparés, on avait, en les réunissant, composé
la Morale à Nicomaque. Mais le témoignage de Cicéron,
et celui même d' Atticus, renversent cette hypothèse bien
gratuite et bien inutile.
Ailleurs, dans l'article que Diogène de Laërte consacre
à Eudoxe, il dit que Nicomaque, le fils cTAristote, attri-
buait à ce philosophe d'avoir fait du plaisir le souverain
bien. Comme Aristote prête aussi à Eudoxe cette doctrine
qu'il réfute dans la Morale à Nicomaque (livre X, ch. 2,
§ 1; voir aussi livre I, ch. 10, § 5), on pourrait croire
que Diogène partageait la conjecture de Cicéron, et qu'il
attribuait aussi au fils d' Aristote la Morale à Nicomaque,
que nous n'hésitons pas aujourd'hui à laisser au génie du
père. L'opinion de Diogène n'ajoute pas beaucoup de
poids à celle de Cicéron. Mais elle prouve que cette
supposition, fort peu fondée à mon sens, a subsisté assez
longtemps*
Vers l'époque de Diogène de Laërte, Porphyre possède
les trois ouvrages de Morale , mais sous des noms un peu
différents que ceux qu'ils ont aujourd'hui. Voici ce qu'il
dit dans ses Prolégomènes à la philosophie (Récension de
M. Brandis, Scholia in Aristotelem, page 9, b, 23) :
«En Morale, il (Aristote) a écrit la Morale à Eudème, son
» disciple, un autre traité adressé à Nicomaque, son père,
ccLxxvi DISSERTATION
» les grandes Nicomaques; et un troisième adressé à
)> Nicomaque, son fils, les petites Nicomaques. »
An sixième siècle, Simplicius revient aux trois déno-
minations qu'Atticus le platonicien connaissait et em-
ployait au second siècle : a Parmi les œuvres qui s'a-
» dressent i, la pratique, il faut compter les Morales,
» comme la Morale à Nicomaque, la Morale à Eudème, et
» celle qui est intitulée la Grande Morale (Simplicius,
» Commentaire sur les Catégories d'Aristote, récens.
» Brandis, SchoL in Aristot., p. 25, a, 39, en note.) »
Ailleurs, Simplicius cite la Morale à Eudème pour faire
remarquer qu' Aristote, en y énnméraat les Catégories, a
omis celle de la relation. (Morale à Eudème, livre 1,
ch. 8, § 7 ; et Simplicius, ibid. récens. Brandis, Schol. in
Aristot.^ p. 01, b, 2i.)
David l'arménien, qui est un peu postérieur à Sim^di-
eius, revient dans son commentaire sur les Catégories aux
dénominations de Porphyre : a Les œuvres Morales, dit-
» il, sont, par exemple, la Morale à Eudème, et les Nico-
» maques, les petites et les grandes. » (Récens. Brandis,
SchoL inAristoL, p. 25, a, AO.]
Voilà toutes les <:itations à peu près que l'on trouve
dans les commentateurs de l'antiquité ^. Elles n'offrent
pas la moindre obscurité ; et il est très-clair que, dès le
second siècle de l'ère chrétienne, on a connu les trois
ouvrages sous les noms actuels. Ces noms ont parfois
(1) On peut consulter encore Plutarque, de Stoîcorum repugaantiis^
ch. 15^ éd. de Finnîn Didot, p. 4 272; Athénée, livre XV, p. il53 de l'édit.
de Schweighaeuser ; et Dcnjs rl'H al îca masse. De rerborum compositione,
p. a70, édt. Scbaeiler.
i
PRÉLIMIN AIRE« oclxx vi i
varié par des causes qu'il serait impossible de retrouver
aujourd'hui. Mais ces modifications sont très-légères, et
il est permis de n'en tenir aucun compte. La grande
Morale, qui ne mérite ce nom trop pompeux, ni par son
étendue, ni par son style, ni par la profondeur de ses
doctrines, semblerait, d'après Porphyre et David, avoir
été appelée au contraire, la Petite Morale à Nicomaque.
Ce nom lui conviendrait mieux sans aucun doute. Mais
l'Usage a prévalu, quoiqu'assez peu justifié. Le titre de
Grande Morale est resté à celle qui en est le moins digne.
Mais encore une fois, ce détail est sans importance ; et il
aura peut-être suffi d'une simple faute de copiste pour
autoriser ce changement, que le temps a consacré. La
Grande Morale, s'il fallait appliquer justement cette
dénomination, serait celle qui, pour nous, est depuis
longtemps la Morale à Nicomaque.
Ce serait un tort de regarder ces témoignages de l'an-
tiquité comme péremptoires, et d'admettre l'authenti-
cité d'un ouvrage par cela seul qu'elle nous est garantie
par des écrivains du premier et du second siècles. Mais
ce serait un tort aussi de les dédaigner complètement,
et je crois que la critique contemporaine n'a pas été
très-sage de les négliger comme elle l'a fait.
Durant le moyen-âge, on avait tout autre chose à faire
que de rechercher l'origine des libres. On les étudiait
avec passion parce qu'on avait tout à apprendre ; et dans
rîgncffance où l'on était, un ouvrage, pourvu qu'il vint
de l'antiquité, était immensément utile. Qu'il fût d'Aris-
tote ou d'Eudème, on avait presque également à en
profiter. Aussi, ne trouve-t-on point durant une dixaine
de siècles une seule discussion sur ce sujet. Même après
crxxxviii DISSERTATION
la Renaissance, on ne s'en occupe point ; et c'est à peine
si, dans une note très-courte, Casaubon, éditeur d'Aris^
tote, signalait le double emploi que font les deux disser-
tations sur le plaisir, dans le vu* et le x* livres de la
Morale à Nicomaque« Il voulait attribuer la première à
Eudème, auteur présumé, selon lui, de la Morale qui porte
son iiom. Depuia Casaubon^ et malgré les attaques de
Patrizzi, la question ne fit pas un seul pas; et tous les
éditeui:s se contentèrent de reproduire l'édition des
Aides, avec les fautes, qui trop souvent la rendent inintel*-
Ugible, dans la Morale à Eudème particulièrement* Il
n'était pas possible d'ailleurs qu'une question aus^
grave échappât à la critique contemporaine ; et ce fut
l'éminent esprit de Scbleiermacher qui le premier la -
signala et tenta de la résoudre.
Scbleiermacher avait été conduit, par ses travaux sur
les principes et sur l'histoire de la science morale, à con-
sulter fréquemment les ouvrages moraux d'Aristote, et
par suite, à rechercher ce que pouvaient être les trois
rédactions arrivées jusqu'à nous. Il avait consacré à cette
discussion plusieurs dissertations, dont une seule a été
retrouvée dans ses papiers. Elle est au tome m de la
philosophie, dans ses Œuvres complètes, iii*" partie (de
la page 306 à la page 333). Par malheur, cette disserta-
tion unique est elle-même inachevée. Elle mérite néan-
moins beaucoup d'attention, bien que le titre démontre
qu'elle n'est qu'un premier fragment d'un ensemble plus
complet. Mais de la main de Scbleiermacher, des débris
même sont encore importants. Il en avait fait l'objet d'une
lecture devant l'Académie des sciences de Berlin, le â
décembre 1817.
PRÉLIMINAIRE. (XLXxix
Il établit d'abord que ces trois ouvrages ne peuvent être
pris pour trois essais de rédaction tentés tour à tour par
Aristote, peu satisfit lui-même de la forme primitive
qu'il aurait donnée à sa pensée ; qu'ils ne sont point les
uns ésotériques, les autres exotériques, la doctrine étant
semblable dans tous les trois ; et qu'ils ne sont pas davan-
tage, celui-ci un manuel abrégé de celui-là. Schleierma-
cher s'étonne avec raison que jusqu'à lui on ait laissé de
côté ce problème, qui est unique dans toute la littérature
grecque. Mais reconnaissant bien la difficulté de cette
investigation, il se propose modestement de mettre quel-
ques points en lumière, et de restreindre du moins le
champ de l'incertitude. La méthode qui lui semble la
plus efficace et qu'il emploiera, c'est d'étudier les trois
ouvrs^es en eux-mêmes, et de rechercher s'il n'y a point,
dans l'exposition et le style de chacun, des nuances qui
permettent de découvrir une autre main que celle d' Aris-
tote. C'est là une appréciation très-délicate. Mais selon
Schleiermacher, c'est par elle seule qu'on peut espérer
d'atteindre le but désiré.
Bien que les trois traités soient admis au même titre
dans la collection aristotélique, bien qu'ils n'aient jamais
été attribués à un autre auteur, et qu'ils aient en leur
faveur des témoignages égaux de la psurt des anciens,
la Morale à Nicomaque a deux traits particuliers qui
n'appartiennent qu'à elle, et qu'il convient de bien noter.
Elle se dmme dès le début pour un simple préliminaire de
la Pditique ; et elle se rattache directement, par la fin qui
la termine,à la Politique qui la suit, et l'achève en quelque
sorte. Il n'y a rien de pareil dans la Morale à Eudème ; et
si la Grande Morale se donne aussi pour une introduction
ccLxxx DISSERTATION
à la Politique, elle ne se t^nmae point en s'y rattachant
d'une manière quiconque. Un second avantage apparent
de la Morale à Nicoomque, c'est qu'il n'y a qu'elle qui
ait été commentée par les andens, probablement parce
qu'on y trouvait le sceau aristotélique plus profondément
empreint que sur les autres, Men que d'ailleurs on ne les
récusât point, et qu'en général on n'ût pdnt du tout par-
tagé le doute de Cicéron.
Ceci détenmne donc Schleiermacher à commencer son
examen par la Morale à NiccHnaque. Il l'analyse, et il en
trouve la composition défectueuse à Inen des ^ard& Elle
ne forme point un ensemble satisfaisant, et die manque
d'unité. L'(H*donnance en est fautive, et trahit un écoli^.
Il y trouve surtout deux grands défauts, qu'il ne peut
attribuer au génie logique et sévère à'ArisMe. Le pre-
mier, c'est d'avoir admis, à c6té des vertus morales, les
vertus intellectuelles, à l'explication desquelles on n'a point
d'idlleurs accordé une place suffisante. Les vertus intel-
lectuelles ne peuvent faire partie de la Morale* Schleier-
macher ne veut point les y comprendre, et la vertu,
selon lui, ne peut jamais être qu'une vertu morale. Cette
critique est si grave à s^s yeux, qu'il n'hésite pas à
considérer comme des digressions tout ce qui, dans la
théorie des vertus intellectuelles, n'est pas indispensable à
la détermination du milieu qui constitue la vertu, et la fin
du dixième livre, qui donne la vie contemplative pour le
dernier terme du bonheur de l'homme. Il va même jusqu'à
r^arder la Grande Morale comme plus authe&tique, eu
égard à l'ensemble de la co!mposition, que la Morale à
Nicomaque, sur laquelle, dit-il, doit planer une défiance
d'autant plus forte. Le second défaut, au moins aussi
PRÉLIMINAIRE. gclxxx i
impardonnable de cette œuvre, c'est d'avoir traité par
deux fois la question du bonheur, au début du premier
livre et à la fin du dixième, et celle du plaisir à la fin
du septième et au début du dixième, sans que rien
annonce que l'auteur ait eu conscience de ce double
emj^oi. A ces deux égards, Scbleiermacher trouve les
autres ouvrages fort supérieurs en mérite à la Morale à
Nicomaque.
Mais il ne se contente pas de donner la préférence à la
Grande Morale sur la Morale à Nicomaque ; il la lui donne
également sur la Morale à Eudème, qui n'en est guère
qu'une copie développée. Sans le dire positivement, il a
bien l'air de croire que la Grande Morale, si régulière à
ses yeux, est seule un ouvrage d'Aristote.
Mais alors se {N^sente cette question : Quels sont dans
cette hypothèse les rapports des deux autres ouvrages
entr'eux? Et dans quelle mesure peut-on les rapporter
à Aristote ? Il n'est pas possible d'abord, selon . Scbleier-
macher, que deux ouvrages qui ont trois livres communs,
soient de la même main ; et l'on doit penser que c'est
quelque compilateur ou éditeur qui aura fait passer, plus
tard, ces trois livres d'un ouvrage plus ancien dans un
ouvrage plus récent, où ils manquaient, et où ils devaient
compléter l'ensemble de la doctrine. Mais auquel des deux
ouvrages ont-ils appartenu primitivement? Ont-ils passé
de la Morale à Nicomaque dans la Morale à Eudème ? Ou
à l'inverse ? L'un et l'autre, dans le reste de leurs livres,
se réfèrent également à ces trois-là, dont les matières
d'aillem^ leur sont égalaient nécessaires. Car, qui pour-
rait comprendre que, dans un traité de morale, ou ne par-
lât ni de la justice ni de la tempérance ? Schleieimacher
ccLXXXii DISSERTATION
incline à penser que les trois livres communs apparie*
naient originairement à la Morale à Eudème, dont la
rédaction ne peut sous aucun rapport être attribuée au
génie d'Aristote. C'est un ouvrage composé de pièces
diverses et sans véritaUe unité ; et les citations qu'on y
trouve des ouvrages aristotéliques, citations que j'ai moi-
même rappelées plus haut, ne prouvent rien.
Schleiermacber voulait pousser plus loin encore cet
examen de la Morale à Eudème. Mais la dissertation
s'arrête brusquement au milieu d'une phrase, dont l'édi-
teur des Œuvres posthumes n'a pu même retrouver la
fin*
Parmi ces opinions de Schleiermacber, il y en a quel-
ques-unes que l'on peut lui concéder. Mais il en est
d'autres qui sont insoutenables. Comme il le dit, il est
peu probable qu'Aristote ait essayé trois fois d'écrire ses
pensées sur la morale, sans trouver une forme satisfai-
sante. Ces tâtonnements et cette préoccupation de style
ne conviennent guère au génie du philosophe. J'admets
aussi qu'en l'absence de renseignements incontestables
sur l'authenticité des trois ouvrages, c'est l'examen intrin-
sèque qui doit en décider, et que la composition et le
style sont des critériums excellents, ou plutôt que ce sont
les seuls. Mais j'attache beaucoup plus d'importance que
Schleiermacber aux deux caractères particuliers qu'il
retrouve lui-même dans la Morale à Nicomaque ; et sans
y voir une complète certitude de son origine, j'y v(hs au
moins une très-forte présomption en sa faveur.
J'accorde bien que l'ordonnance de la M(»*ale à Nico-
maque n'est pas fort régulière. Msds Schleiermacber ne
l'attaque point par des arguments très-solides. Qu\4ris*
PRÉLIMINAIRE. cglxxXiu
tote £dt divisé les vertus en deux classes, morales et
intellectuelles, c'était son droit, d'abord ; et j'ajoute que
la vérité est de son côté. Schleiennacher veut que toutes
les vertus soient exclusivement morales, c'est-ihdire qu'il
comprend l'exposition de la morale autrement qu'Ans-
tote. Mais le philosophe n^est point à blâmer , parce qu'il
a cru que la prudence, par exemple, n'est pas tout à
fait de même ordre que la douceur et la sobriété, et qu'il
faut la distinguer, en la rapportant plus particulière-
ment à l'intelligence, qui y joue le principal rôle. Schleier*
mâcher a plus raison quand il trouve, les vertus intellec-
tuelles une fois admises, qu'on ne leur a point fait une
part suffisante. Mais c'est se tromper étrangement que
de conclure de ces imperfections fort légères après tout,
que la Grande Morale soit mieux composée, et qu'elle
soit plus authentique. J'en demande bien pardon à la
science et au goût de Schleiermacher ; mais je ne puis
pas comprendre de sa part un jugement aussi erroné. Il
me semble qu'il suffit, quand on est exercé au style aris-
totélique, d'une simple lecture pour prononcer absolu-
ment le contraire : La Morale à Nicomaque est d'Aristote,
malgré ses défauts ; la Grande Morale n'en est pas. Sans
doute, les deux discussions sur le bonheur, et les deux
discussions sur le plaisir font double emploi. Mais poiv
les deux premières, Schleiermacher lui-même remarque
que l'auteur les a faites avec intention, et que, dans la
seconde, il rappelle positivement les résultats de l'autre,
qu'il développe et résume de nouveau. Quant aux deux
discussions sur le plaisir, on peut admettre avec Schleier-
macher qu'elles sont injustifiables au point de vue d'une
composition régulière. Mais Schleiennacher devrait se
ccLXXxiv DISSERTATION
rappeler aussi qu'il n'est pas un seul des ouvrages d'A-
ristote qui ne soit en désordre ; et que soit par la faute
de l'auteur qui, surpris par la mort, n'aura pu y mettre
la dernière main, soit parla faute d'éditeurs peu soigneux
et peu intelligents, Andronicus ou tel autre, ils sont
bouleversés, sans qu'une critique plus éclairée puisse
presque jamais y porter remède. C'est fort regrettable
sans aucun doute. Mais si l'on devait condamner tout ou-
vrage d'Aristote par cela seul qu'il est irrégulier, il faut
reconnaître qu'il ne nous en resterait plus un seul, depuis
la Métaphysique jusqu'à la Poétique, et l'Histoire des
animaux. Un point que n'a point discuté Scbleiermacfaer,
et qui est grave, c'est la différence des deux théories snr
le plaisir, celle du livre VU et celle du livre X de la
Morale à Nicomaque. D'autres critiques, après lui, ont
insisté sur cette observation, qui mérite, en effet, qu'on
en tienne compte.
Enfin, Schleiermacher croit que les livres communs
ont passé de la Morale à Eudëme dans la Morale à NictK
maque. Il semble que le contraire est plus probable,
d'après les raisons que j'ai données tout à l'heure. Il
attache trop d'importance à quelques expressions qui ne
lui semblent pas assez aristotéliques , et il fait trop peu
de cas des citations d'autres ouvrîmes d'Aristote, qu'on
trouve dans la Morale à Eudème , et dont j'ai aussi un
peu plus haut si^alé le vrai caractère.
En résumé, Schleiermacher a rendu un grand service
en soulevant le premier ces discussions. Mais les solutions
qu'il propose ne semblent pas très-acceptables.
Plus de seize ans après, ces questions ont été reprises
par M. Ch. Panscb, qui ne connaissait point les travaux
PRÉLIMINAIRE. cctxxxv
de Scbleiermacher, encore inédits à cette époque. M. PanscÈ
devait examiner les trois Morales dans trois dissertations
spéciales. 11 n'en a paru qu'une seule sur la Morale à
Nicomaque. Il s'y attache à prouver que les livres VII et
VIII qui traitent de l'amitié sont l'ouvrage mentionné
dans le catalogue de Diogène sous le titre de Traité de
l'amitié, en un livre. 11 croit retrouver aussi le Traité
du plaisir en un livre, mentionné également par Diogène,
dans les cinq chapitres du septième livre de la Morale à
Nicomaque consacrés à cette théorie. On a répondu avec
raison à ces hypothèses de M. Pansch * que , si les
deux livres sur l'amitié n'avaient pas fait partie du plan
primitif de la Morale à Nicomaque, ces théories ne se
représenteraient point» à la même place relativement à
toutes les autres, dans la Morale à Eudème et dans la
Grande Morale ; et que les cinq chapitres sur le plaisir,
que M. Pansch veut attribuer à Nicomaque, le fils d'Aris-
tote, ne sont dignes que d' Aristote lui-même.
La question en était à ce point, et n'avançait guère,
quand en 1841, M. L. Spengel fit paraître dans les Mé-
moires de l'Académie des sciences de Bavière (tome III,
2* partie de la Classe de philosophie et de philologie,
pages 489 et suiv.), une dissertation complète sur les
questions qu'avait agitées Schleiermacher. La méthode
suivie par ses prédécesseurs est adoptée par lui ; et c'est
par l'examen seul des trois ouvrages en eux-mêmes, qu'il
veut en rechercher l'origine, la valeur et les rapports.
Mais tout en estimant très-haut le talent de Schleierma-
fl) M. Trendelenburg, Annales de critique scicntifiqtief de Berlin, 183â|
septembre, pap:e 358.
GCLXxxvi DISSERTATION
cher, M. Spengel n* hésite pas à constater quil s*est
trompé sur la Grande Morale, à laquelle il attribue une
fausse supériorité, et sur la Morale à Nicomaque, qui est
bien, quoiqu'il en ait pensé, l'œuvre d'Aristote person-
nellement.
M. Spengel fait observer d'abord que les citations de la
morale dans la Politique et dans la Métaphysique s'ap-
pliquent également à la Morale à Nicomaque, et à la
Morale à Eudëme, puisqu'elles concernent les trois livres
communs ; mais que la citation de la Métaphysique en
particulier ne s'applique point à la Grande Morale, qui,
au lieu de l'art, admet l'hypothèse, comme cinquième
moyen d'arriver à la possession de la vérité. Il passe
ensuite aux témoignages de l'antiquité, dont il avait paru
faire cependant peu d'état au début de son travail. Il
rapporte les passages de Cicéron, d'Atticus, de Diogène
de Laërte, de Porphyre, dont j'ai fait usage un peu plus
haut ; et il y joint quelques autres passages de Deoys
d'Halicarnasse, de Plutarque et d'Athénée. La seule con-
clusion à peu près qu'il en tire, c'est que la Grande
Morale mérite bien ce nom, parce qu'elle est plus complète,
quoique plus concise, que la Morale à Nicomaque, et
qu'elle a de plus qu'elle les deux théories de la prospérité
et de l'honnêteté parfaite.
Après ces considérations préliminaires, qui n'ont peut-
être pas toute la netteté désirable, M. Spengel étudie
séparément chacune des trois Morales* Il commence par
la Morale à Nicomaque, qu'il regarde commie parfaitement
authentique. Il s'étonne que la sagacité de Schleierma-
cher ait pu s'y tromper. Il s'efforce donc de démontrer
contré lui que la Morale à Nicomaque est d'Aristote, que
PRÉLIMINAIRE. crxxxx v n
la Morale à Eudème est d'Eudème de Rhodes, son disciple,
les trois livres communs appartenant originairement à la
Morale à Nicomaque ; et que la Grande Morale n'est qu'un
extrait, assez postériem*, et tiré de la Morale à Eudème.
C'est, on le voit, une réfutation en règle des opinions de
Scbleiermachen
Il le blâme avec raison de n'avoir pas admis, comme
tout le monde, que les allusions, faites à la Politique au
début et à la fin de la Morale à Nicomaque, sont des
preuves très-fortes de l'authenticité de ce dernier ouvrage.
M. Spengel trouve, et je suis tout à fait de son avis, que
les liens entre la Morale à Nicomaque et la Politique sont
si étroits qu'on peut considérer ces deux traités comme
un seul ouvrage composé de deux parties. Schleierma-
cher a eu tort de contester la division des vertus en vertus
morales et en vertus intellectuelles. Cette division, qui
est parfaitement conforme au système psychologique
d'Aristote, se répète dans la Morale à Eudème; et, si la
Grande Morale, à laquelle Schleiermacher donne sous
ce rapport un tel avantage, n'a pas le mot qu'il con--
damne, elle a tout au long la chose ; et elle décrit les
vertus intellectuelles absolument comme la Morale à Nico-
maque.
Quant à la double discussion sur le plaisir, M. Spengel
y voit avec Schleiermacher ime véritable faute ; et il
cherche à s'en rendre compte. II n'admet pas avec'
Casaubon que la première discussion, celle du livre VII,
sût passé de la Morale à Eudème dans la Morale à Nico^
maque. Il rejette à plus forte raison l'hypothèse de
M. Panch qui veut que la seconde, celle du livre dixième,
soit de la main de Nicomaque, fils d'Aristote. Mais avant
ccLXxxvni DISSERTATION
de se prononcer, il remarque que cette recherche spéciale
aux deux théories du plaisir, se rattache à une autre qui
est plus étendue : c'est de savoir à quel ouvrage appar«
tiennent primitivement les trois livres communs, dont
la première théorie fait partie, puisque le septième
livre de la Morale à Nicomaque est le sixième de la Morale
à Eudème.
Il n'accepte pas la solution de Schleiermacher, qui,
voyant dans la Grande Morale l'ouvrage original, dont la
Morale à Eudème ne serait qu'un développement, attribue
à cette dernière les trois livres communs, et supprime ainsi
la double théorie du plaisir dans Itt Morale à Nicomaque.
n pense au contraire que les trois livres sont d'Aristote ;
et il essaie de prouver que c'est de la Morale à Nicomaque
qu'ils ont passé dans la Morale à Eudème. Pour établir
cette démonstration, il analyse la composition de la Mo*
raie à Nicomaque, et il la trouve fort régulière. La double
discussion sur le plaisir, surabonde, si l'on veut ; mais
elle ne détruit pas l'unité de l'ensemble, et elle ne ren-
ferme pas les contradictions énormes que l'on a prétendu
y découvrir. Enfin, il repousse aussi l'hypothèse de
M. Panscb, qui veut ôter de la Morale à Nicomaque les
deux livres siu* l'amitié, pour en faire séparément le traité
sur l'amitié dont parle l'inexact Diogène.
De la Morale à Nicomaque, M. Spengel passe à Texar
men de la Morale à Eudème, qui, selon lui, n'en est
qu'une très-fidèle imitation. La ressemblance lui parait si
frappante qu^il lui suffit de la signaler. C'est évidemment
une œuvre faite par une main étrangère, d'après l'œuvre
du maître, qu'on a d'ailleurs très-habilement suivie, et
dans certains points, très-heureusement suppléée par des
éclakdasemente utiles. Il n'y aurait donc ici nulle diffi-
culté, sans ces trois livres communs, dont il faut bien
cependant expliquer la singulière identité avec ceux de la
Morale à Nicômaque. Trois hypothèses se présentent t
1* Ou ils sont tout à fait étrangers à la Morale à Eudëme,
qui formerait alors un ouvrage en quatre livres, peut-être
celui dont parle Diogène de Laêrte, d* après certains ma-
nuscrits qui, pour son catalogue, donnent un traité de
Morale en quatre livres au lieu de cinq, variante qu'a
pleinement adoptée M. Tîtze ; 2" Ou bien ces trois livres
faisaient partie originairement de la Morale à Eudème ; et
ils ont été transportés dans la Morale à Nicômaque, ce
qui est Fhypothèse de Schleiermacher; mais alors les troîâ
livres spéciaux de la Morale à Nicômaque seraient perdus;
3"* Ou enfin, ils ont au contraire passé de la Morale à
Nicômaque dans la Morale à Eudème. M. Spengel s'ar-
rête à cette deraière conjecture, et il tâche de la rendre
vraisemblable; sa prudence ne risque pas d'aller au-
delà.
La première hypothèse lui parait insoutenable. Mais
celle de Schleiermacher, qu'il regarde comme la meilleure
partie de toute sa dissertation, mérite une sérieuse atten-*
tion; Elle neJaisse pas que de présenter certains avan-
tages. Elle évite la répétition de la théorie du plaisir dans
la Morale à Nicômaque, qui n'a plus alors que la discus-
sion du dixième livre. Il y a ceci de remarquable, que la
Morale à Eudème, dans son livre III, ch. 2, § 18, annonce
la théorie du plaisir qui vient en effet dans le sixième,
tandis que la Morale à Nicômaque n'a point d'indication
de ce genre dans les livres qui précèdent le septième. Un
second avant^, c'est que la Grande Morale qui suit pas
ccxc DISSERTATION
à pas la Moi*ale à Ettdème, et non point. la Morale à Nico-
maqne, s'y rattache dans ces trois livres comme dans tous
les autres ; et dans l'hypothèse que soutient Schleierma-
cher, cet argument semble à M, Spengel le plus fort de
tous. Il ne le croit point cependant décisif ; et pour sa
part» c'est la troisième hypothèse qu'il embrasse.
C'est au style surtout qu'il faudrait s'adresser pour
savoir si les trois livres communs sont bien réellement
d'Aristote. A cette pierre de touche, la Grande Morale est
facilement jugée ; elle n'est pas plus d'Aristote que le
petit Trûté du Monde, ou la ïlhétorique à Alexandre.
Pour la Morale à Eudème, la distinction n'est pas aussi
simple, parce que si cet ouvrage n'est pas d'Aristote, il
est du moins d'Ëudëme, son disciple et son contemporain,
qui, à ces deux titres, parle à peu près la même langue.
D'une autre part, les citations de la Morale faites dans la
Politique ne sont pas spéciales (voir plus haut, p. gclix);
et l'on peut les rapporter presque ausi bien à la Morale à
Eudème qu'à la Morale à Nicomaque. Mais ce qui décide
M. Spengel, c'est que dans la Morale à Eudème, il se
trouve des références dont l'application est impossible à
cet ouvrage, tel que nous le possédons. 11 indique plu-
sieurs de ces références où l'auteur fait des promesses
qu'il ne tient pas, et qui trahissent évidemment des
lacunes. Or, on ne voit rien de pareil dans la morale à
Nicomaque ; et les théories annoncées à l'avance ou rap-
pelées dans les diverses références qu'elle contient, s'y
retrouvent sans exception avec toute la clarté désirable.
De plus, la Morale à Eudème est mutilée dans ses der-
niers chapiUes; et le texte en est si fautif qu'il est à peu
près impossible d'en entendre deux lignes de suite. H est
J
PRÉLIMINAIRE. ccxci
donc fort possible que le désordre se soit étendu iJus
loin, et que cet ouvrage, dont la fin n'est guère qu'un
chaos d'idées inintelligibles, ait souffert aussi d'autres
pertes.
Reste à savoir de quel auteur il est. Est-ce Eudëme qui
l'a composé? M. Spengel n'hésite pas à répondre affirma-
tivement. D'abord, les mots grecs que nous rendons par
Morale à Eudëme peuvent signifier au moins tout aussi
bien Morale d'Eudëme. En outre, on sait par Amnonius,
qu'Eudëme, comme du reste Théopbraste et Phanias,
autres disciples d'Aristote, avait fait plusieurs ouvrages
qui portaient les mêmes noms que ceux du maître : Des
Catégories, des Herméneia, des Analytiques. Alexandre
d'Aphrodisée ajoute que les Analytiques, composés par
Eudëme, étaient intitulés: Analytiques (VEudème^ par
une dénomination tout à fait identique à celle qui désigne
la Morale d'Eudëme ou Morale à Eudëme. En troisième
Heu, si l'on s'en rapporte aux fragments de la Physique
d'Eudëme, cités par Simplicius dans son Commentaire
sur la Physique d*Aristote, on pourra se convaincre que
le disciple a suivie pour la morale, une méthode tout à
fait analogue, et que son travail^ fort utile^ si ce n'est
fort difficile, a consisté presque uniquement dans une
paraphrase, ici sur des questions de physique, et là sur
des questions de morale, approfondies dans les ouvrages
du maître. Enfin, une glose d'une date et d'une main
inconnues, sur la Morale à Nicomaque, attribue à Eudëme
une opinion qu'on retrouve dans le livre VII de la Morale
à Eudëme.
De ces divers ordres de preuves* M. Spengel conclut
qu'Eudème est l'auteur du traité de morale où figui'e
(xxcii DISSERTATION
son n<Hn, et qui n*est qu'un calque de la doctrine d'Aris^
tote.
Après d'aussi longs développements sur les deux prin^
cipaux ouvrages, M. Spengel s'arrête peu an troisièmet
la Grande Morale, Il ne peut dire ni quel en est l'auteur,
ni quelle en est l'époque. Tout ce qu'il croit pouvoir
avancer, c'est qu'elle est postérieure à la Morale à Eudème,
et qu'elle n'est pas plus qu'elle une rédaction des leçons
d'Aristote, faite par l'un de ses auditeurs.
Dans un appendice assez étendu, M. Spengel revient
sur la Morale à Nicomaque et sur la Morale à Eudème,
pour compléter ce qu'il en a dit. C'est là qu'il propose
cette opinion, adoptée généralement après lui, que la
première discussion sur le plaisir pourrait bien être d'Eu-
dème, et que de son ouvrage elle a passé dans celui
d'Aristote. Casaubon avait avancé déjà une conjecture
analogue, et M. Spengel la fortifie par une scholie inédite
que lui a communiquée M. Brandis, et qui se trouve dans
un manuscrit de Florence (Laurent. Plut. LXXXI, 14),
extraite d'un fragment du Commentaire d'Aspasius sur le
septième livre de la Morale à Nicomaque. Après avoir
remarqué que dans la Morale à Eudème, on fait du plaisir
le souverain bien, tandis que dans la Morale à Nico-
maque, Aristote refuse de confondre le plaisir avec le
bonheur, l'auteur, quel qu'il soit, de cette scholie, ajoute:
« La preuve que ceci (la théorie du plaisir au septième
» livre) est d'Eudème et non point d'Aristote, c'est que
» dans le dixième livre on traite du plaisir, comme si l'on
» n'en avait rien dit antérieurement. )> Cette scholie, pleine
de fautes grammaticales et d'omissions q:ae M. Spengel
est obligé de corriger, ne lui semble pas absolument déci-
PRÉLIMINAIRE, ccxciu
eive ; mais elle appuie les conjectures que soulève néces-
sairement cette double théorie sur le plaisir. D'ailleurs,
M. Spengel essaie de prouver que, soit dans lé septième
livre, soit dans le dixième, Aristote n'a pas eu en vue,
ainsi qu'on l'accuse, de combattre le système de Platon et
surtout les doctrines du Philèbe. Dans la seconde partie
de l'appendice, M. Spengel tente de restituer quelques-
uns des passages les plus corrompus des derniers cha-
pitres de la Morale à Eudème, pour lesquels les manuscrits
n'offrent en général aucun secours, même quand ils sont
consultés par des hommes comn>e M. Brandis.
Tel est l'ensemble de la dissertation de M. Spengel.
Elle atteste, conmie on le voit, une étude profonde de la
question, beaucoup de science et beaucoup de goût Les
résultats qu'elle constate sont des plus graves; et les
hypothèses sur lesquelles elle s'appuie, ont tout au moins
pour elles une assez grande vraisemblance. Je ne dis pas
toutefois qu'elles doivent être adoptées. Mais il est cer-
tain qu'elles le sont à peu près complètement par toute
la critique allemande , depuis que M. Spengel les a
émises.
Pour ma part, je partage tout à fait son jugement sur
la valeur relative des trois ouvrs^s. Je place aussi la
Morale à Nicomaque en première ligne, et je ne doute ])as
du tout, comme Cicéron, qu'elle ne soit d' Aristote. Si Nico-
maque eût été capable de la faire, il aurait été doué d'un
génie égal à celui de son père ; et comme il n'a donné
d'ailleurs aucune preuve de cette ressemblance extraordi^
naire, je ne puis croire qu'il soit très-sage de la supposer.
La main d' Aristote seule pouvait élever un monument
aussi solide, malgré ses lacunes et ses fautes. Je donne
ccxuv DISSERTATION
>
la i^conde place, ainsi que M. SpéngeU à la Morale à
Eudème, sans affirmer comme lui qu elle soit d'Eudème
de Rhodes, le disciple d'AristQte. Elle suit de très-près la
Morale à Nicomaque, dans les quatre livres où elle ne la
répète pas mot à mot ; et, sans porter comme elle le vrai
cachet aris|otélique, elle reproduit presque toute la doc-
trine, e( parfois le style, avec la plus exacte fidélité. Enfin,
je ne mets aussi la Grande Morale qu'en troisième lipie,
et à une assez grande distance des 4eux autres. La Grande
Morale me parait composée^ d'après la Morale à Eudème,
plus encore que d'après la Morale à Nicomaque ; et le
caractère général trahit une main peu expérimentée, si ce
n'est une époque postérieure, sans que je place d'ailleurs
cet ouvrage assez bjen écrit sur la ligne du petit Traité
du Monde et dp la Rhétorique à Alexandre, qui le sont
assez mal. Mais je ne trouve pas qu'il soit le plus complet
des trois ouvrages, comme le dit M. Spengel ; et les deux
théories de la prospérité et de l'honnêteté parfaite, ne
suffisent pas à mes yeux pom* justifier le titre de Grande
Morale. Je préfère m'en tenir à l'hypothèse que j'ai pro-
posée : c'est plutôt une simple erreur de copiste qui aura
fait passer cette désignation, de la Morale à Nicomaque, à
un extrait, qui est})iep |oin d'elle par le mérite du style et
par rétendue.
Je pense encore avec M. Spengel que les trois livres
communs ont passé de la Morale à Nicomaque dans la
Morale à Eudème. Mais je ne puis croire avec lui, même
à l'état de simple hypothèse, que la première discilssion
sur le plaisir soit un fragment de l'ouvrage original d'Eu-
dème, qyn de là se sera glissé dans l'ceuvre magistrale.
Nous savons trop dans quel désordre nous sont parvenus
PRÉUMINAUIE. Gcxcv
les ouvrages d' Aristote. La Morale à Nicomaque n'aura
pas été plus qu'un autre à l'abri des injures du temps.
L'auteui* l'avait laissée inachevée, comme presque toutes
ses œuvres ; et Ton peut présumer qu'à une révi^on
atlentive, s'il lui eût été permis de la faire, il aurait cor-
rigé bien des négligences, effacé plus d'une contradiction,
et supprimé plus d'un passage. Il faut savoir gré aux
éditeurs de l'antiquité de n'avoir point osé se substituer à
lui, et de nous avoir transoûs, même en désordre, tous les
morceaux qu'ils lui attribuaient à tort ou à raison. Le
mal eût été plus grand encore, et nos pertes plus regret-
tables, s'ils avaient poussé leur audace plus loin, et s'ils
avaient eu moins de réserve sous prétexte d'avoir plus de
discernement.
Mais encore une fois^ malgré ces critiques d'ailleurs
très-légères, je n'en estime pas moins le travail de M. L.
Spengel ; et je conçois le succès qu'il a eu.
Depuis sa dissertation, trois autres ont paru : l'une en
ISAi, de M. H. Bonitz, professeur à Stettin; l'autre en
18&7, de M. Alb. Max. Fischer, et enfin en 1851 une
troisième, qui tend à résumer toutes les autres, de
M. Ad. Th. Herm. Fritzsch, le savant éditeur de la meil-
leure édition spéciale de la Morale à Ëudëme.
M. H. Bonitz a borné ses Ob^ervatiom Critiques & la
Grande Morale et à la Morale à Eudëme i. Il admet
sans discussion les conclusions de M. L. Spengel. Mais
comme la Grande Morale et la Morale à Eudëme, tout en
disparaissant du catalogue aristotélique, ont encore une
(1) Obêervationes ci^iticœ in Aristotelis quœ femntur Magna Moralia et
Ethica Ewtemia ; scripuil Uermannua Bonitz, BervUni, 1844» iii^*'. i, 79.
ccxcvi mSSERtATION
grande importance» il est bon d'y corriger, si on le
peut, les fautes nombreuses qui les déparent Ce n'est
pas que M. Bekker n'ait déjà beaucoup amélioré le texte
dans l'édiiion générale qu'il a donnée. Mais on peut faire
encore quelques pas de plus ; et c'est à cela que M. Bonitz
veut borner sa modeste tâche. Il soumet donc à un scru-
puleux examen . un certain nombre de passages obscurs
ou embarrassés ; et il cherche à les éclaircir, en apportant
à ces rectifications toute la prudence nécessaire. Il en est
beaucoup qui sont heureuses et très-acceptables.
Le travail de M. Fischer n'a pas un but si exclusive-
ment philologique ^ ; ou plutôt il n'emploie la philo-
logie qu'à résoudre les questions soulevées par Schleier-
mâcher et M. Spengel. Il admet d'abord les conclusions
{principales de ce dernier; et il lui semble désormais
prouvé que la Morale à Nicomaque est d'Aristote, sauf
quelques parties ; que la Morale à Eudème, qui est d'Eu-
dème de Rhodes» a été faite d'après elle, et que la
Grande Morale n'est qu'un abrégé de la Morale d'Eu-
dème. M. Fischer s'arrête donc à deux questions qui lui
semblent moins clairement résolues que celles-là; et il se
propose de rechercher surtout ce que sont les trois livres
communs, et quel a été le but réel d'Eudème en compo-
sant \m ouvrage si conforme en apparence à celui de son
maître.
Il n'admet pas avec M. Spengel que les trois livres
appartinssent originairement à la Morale à Nicomaque,
et que de là ils aient été transportés dans la Morale à
fi) De Ethicis Pficomacheis et Eudemiia qutr Aristotelis nomine iradita
3unt dissej'ttttht Boniuv, 1847, in-t*", i, 79.
PIUSLIMINAIIIË. CGAO 11
Ettdème. M. Spengel lui-même, tout en défendant cette
solution, aent qu'elle n'est pas trës*bonne ; car il recon-
naît que Ton conserve par là cette double discussion du
plaisir qui, d'après son propre a\eu, est un défaut capi-
tal ; et pour échapper à cette répétition fautive, il va
jusqu'à supposer que la première discusssion pourrait
bien venir de l'ouvrage primitif d'Eudème, et que la
seconde seule, celle du livre dixième, est réellement
d'Aristote* M. Fischer appuie avec force sur cette consi*
dération, dont M. Spengel ne lui paraît pas avoir senti
toute l'jmportance ; et voici, quant à lui, comment il la
développe et l'approfondit.
D'abcml, la première discussion, celle qui termine le
livre YII de la Morale à Nicomaque, lui semble tout à fait
indigne d'Aristote. Ce n'est plus le ton du reste de l'ou*
vrage. Au fond, la théorie est différente, puisque l'on
cherche à y prouver que le plaisir est le souverain bien,
tandis qu Aristote, dans le dixième livre, s'efforce d'établir
précisément le contraire. De plus, la forme n'est pas
moins défectueuse; et l'on sent partout un auteur embar-
rassé de produire sa propre pensée, dont il rougit peut*
être, et qu'il n'ose ouvertement opposer à une opinion
plus sage et plus autorisée. Mais cette dissertation sur le
plaisir, quelle qu'en soit du reste la valeur, se lie fort
bien à tout ce qui la précède ; et par conséquent, ce n'est
pas cette dissertation seule , c'est le livre VU tout entier
qu'il faut restituer à Eudème, pour en faire le livre VI de
sa Morale. Le livre VII entraîne nécessairement avec lui
le livre VI et une partie du livre V, de la Morale à Nico-
maque ; et les livres communs sont rendus à Eudème et
n'appai;tiennent plus à Aristote. Si l'on regarde à la ma-
ccxcviu DISSERTATION
niëre dont ae termine le livre commun, qui est le sep-
tième de la Morale à Nicomaque et le sixi^e de la Mo-
rale à Eudëme, on verra qu'il se joint bien mieux au
début du livre VII de cette même Morale qu'au début du
livre VIII de la Morale à Nicomaque.
Selon M. Fischer, Schleiermacher a eu grande raison
d'être choqué par la concision excessive et inexplicable
de la théorie des vertus intellectuelles. Mais sur ce seul
motif, il ne faut pas prétendre, conune Ta fait Schleier-
macher, que la Morale à Nicomaque tout entière n'est
point d'Aristote; il faut penser seulement que le; sixième
livre, qui renferme cette théorie, n'est pas de sa main.
Du septième et du sixième livres de la Morale à Nico-
maque, il faut descendre au cinquième ; et ici la question
change un peu de face. La théorie de la justice, qui le
remplit presque complètement, n'est attribuable qu'au
seul Aristote pour la solidité des idées et la vigueur du
style. Mais ce livre V se termine par une question presque
puérile, qui a d'ailleurs le tort d'avoir été déjà traitée pré-
cédemment, et qui reçoit de nouveau et sans aucun besoin
des développements aussi confus qu'exagérés : c'est la
question de savoir jusqu'à quel point on peut être injuste
envers soi-même. M. Fischer n'hésite donc pas à scinder
en deux le livre V de la Morale à Nicomaque : toute la
discussion générale de la justice est bien d'Aristote ; mais
le dernier chapitre est d'Eudème, auquel il faut le rendre
avec les livres VI et VU, qui, dans l'opinion de M. Fis-
cher, ne valent guère mieux.
Voilà pour la première partie de la dissertation, c'est-
à-dire, pour ce qui regarde l'attribution des livres. La
seconde est employée à une recherche au moins aussi
PRÉLIMINAIRE. ccxcix
délkale : c'est de montrer les âiiFérences des deux Morales
à Nicomaque et à Eudëme, et de deviner quel a pu être
l'objet de l'auteur qui a fait la seconde si pareille à son
modèle. M. Fischer croit que M. Spengel ne va pas assez
loin, en supposant qu'Eudème n'avait en vue que d'expli-
quer et d'éclaircir les pensées d'Aristote. Eudème a voulu
bien plutôt les corriger, et jusqu'à certain point les con-
tredire, tout en ayant l'air de les suivre docilement.
M. Fischer rassemble donc avec soin tous les passages où^
jselon lui, la doctrine d'Eudème s'éloigne de celle de son
maître, qu'il combat assez peu franchement ; puis ensuite,
il réfute tous les passages allégués par M. Spengel, pour
prouver que les trois livres communs, sauf peut-être la
.première discussion sur le plaisir, appartiennent exclusive*
ment à la Morale à Niccmiaque. M. Fischer, s' appuyant
plus particulièrement sur le dernier chapitre de la Morale
à Eudème, pense que le disciple a voulu donner à la
Morale de son maître un caractère plus religieux et une
base plus solide, en prenant la piété pour règle de la vie
morale au lieu de la droite raison. En résumé, M. Fischer
conclut que deux des livres communs tout entiers, avec
le dernier chapitre de l'autre, doivent être enlevés à la
Morale à Nicomaque où ils gênent et bouleversent la suite
des pensées, pour être rendus à la Morale à Eudème,
qu'ils complètent admirablement.
On voit que de M.' Spengel à M. Fischer la question a
fait du chemin. Le premier élève un doute sur une por-
tion assez peu considérable d'un seul livre ; le second
déveloj^e ce germe, et il en arrive à retrancher à la
Morale à Nicomaque des parties considérables.
Ce sont là des résolutions qui me semblent un peu trop
ccc DISSERTATION
audacieuses; et pendant que M. Fischer les proposait
avec tant d'assurance, il eût été bon aussi qu'il nous
expliquât comment il se faisait que l'antiquité, qui avait
eu raison de transporter dans la Morale à Eudème deux
livres entiers de la Morale à Nicomaque, avait eu tort d'y
transporter aussi les théories principales d'un troisième.
M. Fischer répondra sans doute que la main d' Aristote
est reconnaissable dans toute cette grande théorie de la
justice du livre cinquième ; et qu'elle ne l'est plus dans
ce qui suit C'est là tout simplement une affaire de goût ;
et M. Spengel, ainsi que bien d'autres, pourraient ^e
d'un avis tout différent. En outre, il est bien difficile de
comprendre que la composition de la Morale à Nicomaque
puisse se passer de la théorie des vertus intellectuelles.
Cette théorie forme la totalité du sixième livre , et elle est
dans l'ouvrage aussi nécessaire quecelledes vertus morales.
Il est possible qu'elle n'y ait pas reçu tous les développe-
ments nécessaires, et qu' Aristote ici nous paraisse en
faute, comme il l'est dans tant d'autres ouvrages. Mais
sans cette théorie le système est boiteux en quelque sorte ;
et comme c'est une hypothèse qui seule y cause cette
fâcheuse lacune, il vaut mieux encore laisser â la re^)on-
sabilité du philosophe un défaut qui lui est habituel, et
qui n'est pas très-grave, que de lui en prêter un qui l'est
beaucoup plus, et qu'il n'a peut-être point*
Il faut accorder à M. Fischer que Cette question qui le
choque tant, à savoir jusqu'à quel point on peut être
injuste envers soi-même, est assez insignifiante en effet
par la manière dont elle est présentée. Mais il est forcé de
reconnaître lui-même qu'elle est ^umoncée dans les cha-
pitres qui la précèdent. De plus, tout en concédant qu'elle
PRÉLIMINAIRE. ceci
n*est pas tout à fait digne de la concision et de la netteté
aristotéliques, on peut trouver que c'est pousser bien loin
la liberté des conjectures que de retrancher ce morceau à
l'ouvrage d'Aristote pour le donner à l'ouvrage d'Eudème.
Ces dislocations de textes, à moins qu'elles ne soient
appuyées sur des autorités irrécusables, ou qu elles ne
soient impérieusement exigées par la raison, sont bien
dangereuses ; et c'est une imprudence peut-être que de se
les permettre. Un auteur n'est pas tenu d'être toujours
parfaitement égal à lui-même ; et le génie le plus puissant
peut avoir plus d'une fois des défaillances. Pour Aristote
en outre, on sait assez quel a été le destin de ses ouvrages.
11 n'a pu les revoir lui-même, avant qu'ils ne fussent
livrés aux regards et à l'étude du public ; il les laissait
dans un grand désordre, qu'accroissait encore son indif-
férence naturelle, et peut-être excessive, pour la forme
dont il révêtait ses pensées. Si plus tard la révision d'un
Andronicus de Rhodes a été si nécessaire, elle a dû être
fort difficile ; et les imperfections qu'elle a laissé sub-
sister sont assez pardonnables. Les raisons données par
M. Fischer pour justifier un changement de ce genre ne
sont pas suffisantes.
On en peut dire autant de celles qui le décident à faire
d'Eudème un adversaire de son maître. Sans doute, la
première théorie du plaisir n'est pas en complet accord
avec la seconde. Mais la divergence n'est pas aussi frap-
pante qu'on la fait ; et il est bien possible qu'après avoir
incliné à la doctrine qui trouve le souverain bien dans le
plaisir, entendu en un sens large et élevé, Aristote soit
revenu ensuite à des principes un peu plus sévères. La
cccu DISSERTATION
contradiction n'est pas manifeste, et il faut exagérer bien
des nuances pour la découvrir et la constater.
Mais, je le déclare, tout en n'adoptant pas les conclu-
sions hardies de M« Fischer, je n*en rends pas moins jus-
tice à sa science^ et à sa sagacité. Ses arguments peuvent
sembler parfois un peu stibtils ; mais ils sont toujours fort
ingénieux, et Ton peut dire qu'en Allemagne ils ont fait
école.
Le dernier éditeur de la Morale à Eudème, Mi A. -* Th.
Her.-Fritzsch, les a pleinement embrassés, et il a cherché
à les appuyer encore par des preuves nouvelles. Sa con-
viction sur ce point est tellement arrêtée qu'il n*a point
hésité à donner à son édition un double titre. Dans l'un,
qui est ce qu'on appelle un faux titre, il met Aristotelis
Ethica Eudemia; dans l'autre, qui exprime toute sa pen-
sée, il attribue définitivement l'ouvrage à Eudème :
Eudemi Rhodit Ethica. Il semble donc que pour les
philologues d'outre-Rhin la: question est absolument
décidée, et qu'à leurs yeux, Eudème doit passer désor*-
mais pour l'auteur de la morale où figure son nom. Quoi
qu'il en soit, l'édition de M. Fritzsch est très-bonne ; ou
plutôt c'est, on peut dire, la première et la seule. La
Morale à Nicomaque avait tellement éclipsé les deux
autres, qu'on les avait négligées dans les temps mo-
dernes aussi bien que dans l'antiquité, et qu'on leur
avait laissé toutes leurs fautes sans chercher même à les
atténuer. M. Fritzsch aura eu du moins le mérite d'amé-
liorer beaucoup le texte, et d'y faire, d'après les manus-
crits et d'après des conjectures prudentes, de très-utiles
rectifications. Dès 18A9, il s'était préparé à cette tficbe
PRÉLIMINAIRE. ccciii
laborieuse par un travail préliminaire, où il avait essayé
de rectifier quelques passages^, comme l'avait tenté
avant lui M. Bonitz. Son édition de la morale à £udëme a
paru deux ans après s.
Elle est précédée de prolégomènes où M« Fritzsch, qui
connaît toutes les recherches de ses prédécesseurs, s'ef^
force de les compléter en les résumant. Comme son point
de départ est indubitable pour lui, et qu'il admet toutes
les conclusions de M. Fischer, il débute par une bio-
graphie d' Eudëme. Il y réunit tout ce que la tradition
a pu nous transmettre sur ce personnage, le plus dis-
tingué des disciples d'Aristote après Théophraste. On
sait d'une manière certaine qu'il avait composé de nom-
breux ouvrages de mathématiques, d'astronomie, de
Ic^que, de physique, d'histoire natinrelle et de morale,
et que dans tous il avait, à l'exemple de Théophraste,
suivi pas à pas les idées de leur maître commun. Pour la
physique en particulier, l'imitation va si loin que Sim-
{dicius a pu , pour éclaircir le sens du texte d'Aristote
qu'il commentait, se servir de l'ouvrage d'Eudème, qui
n'était guère parfois qu'une paraphrase, ainsi qu'il le dit
lui*mëme. M. Fritzsch rapporte ensuite, et sans discussion,
les témoignages des anciens qui ont cité la Morale à
Eudëme, Atticus, Porphyre, etc.; puis il se demande
quel est le véritable auteur de cet ouvrage. Il croit avec
M. Spengel que l'antiquité s'est trompée à cause de ce
(1) Efristola critica de toci$ quifnudam Etftieorum Ewiemiomm, LIpf.
jfK iii-4% i849. — 1, 25. *
(2) Aristotelis Etkica Eiidemia, Eudemi Rhodii Eihica, edidit Ad,'Ttu^
lier. FriUschiusy Joanniê Dorotliei F,, tlatisbonoc, 1851, in-8^ Î-XLVII,
1, 368.
ccciT DISSERTATION
titre équivoque de Morale à Eudème» qui peut en grec
signifier tout aussi bien la Morale dédiée à Eudème, et la
Morale composée par Eudème. A l'appui de cette con-
jecture, il rappelle un passage du commentaire sur les
Topiques d'Aristote, que l'on croit d'Alexandre d'Aphro-
disée, et où se trouve cité un ouvrage d' Eudème sur les
Analytiques, dont le titre peut donner lieu également à
cette double interprétation.
Pour démontrer que le sixième et le septième livres de
la Morale à Nicomaque, avec la fin du cinqui^e, doivent
appartenir à la Morale d' Eudème, M. Fritzsch analyse ce
dernier ouvrage, où il voit surtout im traité du bonlieur
plutôt qu'un système de morale proprement dit. Cepen-
dant, Eudème, en docile élève, n'ensuit pas moins d'aussi
près que possible les traces d'Aristote dans la Morale à
Nicomaque, comme il l'a fait pour les Analytiques et
pour la Physique. Mais tout en le côtoyant sans cesse, il
l'amende et le corrige assez souvent, soit en éclaircissant
des pensées obscures, s(Mt en redressant des erreurs, soit
en ajoutant des développements indispensables et même
des opinions toutes nouvelles. M. Fritzsch va jusqu'à
croire, avec M. Fischer, qu'Eudème est à certains égards
supérieur à son maître, et que sa piété lui a fourni quel-
quefois des doctrines plus hautes et plus vraies sur la fin
morale de l'homme. On aurait donc tort de prendre Eu-
dème pour un servile imitateur ; il a son indépendance,
sa personnalité qu'il n'abdique pas tout en la subor-
donnant; et M. Brandis a bien fait de la recommander au
souvenir de l'histoire de la philosophie. C'est plus qu'un
simple commentateur ; et, sous des apparences très-mo-
destes, c'est un philosophe qui ne manque ni de profondeur
PRÉLIMINAIRE. cccv
ni d'originalité. Son ouvrage de lUbraie, le seul qui soit
parvenu jusqu'à nous, suffit à le prouver. Il n'est pas
complet, puisque la théorie de la justice y manque, et
qu'elle doit ètxe suppléée par la Morale à Nicomaque ; mais
les autres livres, malgré les taches nombreuses qui les
déparent, sont d'un grand prix et lui appartiennent
légitimement.
Afin de bien établir ses droits, M. Fritzsch se pose,
avec un appareil un peu trop scholastique, cette série
d'interrogations doubles au nombre de six.
(( Suis-je choqué de l'ordre des matières, et de cer-
taine opposition d'idées dans la Morale à Nicomaque, si
j'admets que les livres V et VI de la Morale à Eudème en
font partie ? Oui I se répond M. Fritzsch ; car je rencontre
cette théorie du plaisir qui se trouve alors répétée deux
fois, au septième livre de la Morale à Nicomaque et au
dixième ; et les principes de la première discussion sont
contredits par ceux de la seconde. Suis-je choqué de
l'ordre des matières ou de l'opposition des idées, si j'ad-
mets au contraire que les livres V et VI de la Morale à
Eudème en font bien réellement partie 7 Non, répond
encore M. Fritzsch.
(( Est-ce que je comprends bien tout ce qui est exposé
dans les quatre premiers livres de la Morale à Nicomaque,
si j'en retranche ensuite les livres V et VI l Oui. Ou bien,
est-ce que je puis accepter et comprendre tout ce qui est
dans les trois premiers livres de la Morale à Eudème, si
j'en retranche les livres V et VI ? Non.
« Est-K:e que je puis me satisfaire de ce que je lis dans
les trois derniers livres de la Morale à Nicomaque, sans
recourir aux Kvres précédents ? Oui. Ou bien, est-ce que
t
occvi DISSERTATION
je puis me satisfaire de ce que je Us dans les deux der-
niers livres de la Morale à Eudème 7 Non.
(1 YAirce que je comprends clairement les deux Uvres V
et VI de la Morale à Eudème, si je les joins h la Morale à
Nicomaqué ? Non. Ou bien, est-ce que je comprends d^
rement ces deux livres, si je les joins à la Morale k Eu-
dème ? Oui.
n Le style de ces deux livres controversés ressemble-t-il
davantage au reste de la Morale à Nicomaqué, ou au reste
de la Morale à Eudème? )> M. Fritzsch reconnaît qu'il
y a en général peu de diffi^'ences. Il en signale cependant
quelqaes-unes ; et il croit, avec Schleiermacher, que l'au-
teur de la Morale & Eud^e a fort bien pu citer les
ouvrages exotériques d'Âristote, ainsi que d'autres, en
parlant à la première personne, tout comme ai ces
ouvrages eussent été de lui.
Enfin, H. Fritzsch se pose une dernière question. «La
composition esl-elle plus régulière» et toutes les parties
sont^elles mieux enchaînées, si je mets les deux livres
communs dans la Morale à Eudème, plutôt que si je les
mets dans la Morale à Nicomaqué 7 » M. Fritzsch répond à
cette interrogation, comme on peut le croire ; et pour sanc^
tieoner la condusicm générale que l'on sait, il la met sous
la forme d'un syllogiSBCke qu'il développe. « Les livres Vet
VI sont du même auteur ; or, le livre VI est d'Eud&ne ;
donc les livres V et VI font partie de la Morale à Eudème,
et non de la Morale à Nicomaqué. »
Quant au livre IV de la morale à Eudème, qui est le
livre V de la Morale à Nicomaqué, M. Fritssch le divise,
comme M. Fischer, ^ deiçc partie : l'une d'Ari^te,
pour les quatorze premiers chapitres; et l'autre, d'Eu^
PKÉUMINAIRË. GccYii
dème, po«f le qumziëoie, où se trouve cette question de
savoir si l'on peut être injuste envers soi-même*
Ainsi on le voit* M. Fritzscb n'ajoute rien aux solu-
tions de son {H-édécesseun II se contente de les défendre
et de les fortifier autant qu'il le peut. La partie la {dus
importante de son travail reste donc l'édition qu'il a
donnée de la morale à Eudème, avec les notes nom«-:
breuses et la traduction latine, exacte et élégante, qu'il
y a jointe. Mais, dans le texte, il a été forcé d'admettre
pour le quatrième livre, la théorie de la justice qui, de
son propre aveu, est d'Aristote, et non point de son dis-<
ciple, et de l'y laisser comme une protestation, au ûom
de la tradition antique, contre le système qu'il adopte*
Après Schleiermacher, après MM. Pansch, Spengel,
Bonitz, Fischer et Fritzsch, je n'ai plus à rappeler de
travaux spéciaux. Mais il est encore deux autorités graves
que je ne puis oublier, bien qu'elles ne se soient pas prcH
nonoées très^-explicit^ooient : ce sont MM. Henri Ritter et
Brandis. ,
M« Rittor paraît inclina à l'opimcm de Schleiermacher
en ce qui concerne la Morale à Nicomaque. £n pré^
sence de ces tr<Hs rédactions d'une même pensée, il
coQÇ(»t des doutes sur l'authenticité de chacune d'elles*
S'il n'y en avait qu'une seule, il serait bien difficile de la
rejeta*. Du moment qu'il y «i a trois, on peut les susjpeo^
ter toutes également J'avoue que ce jugement, d^ 1»
part d'un homme comme M. Ritter, m'étonne pbis
encore, s'il est possible, que celui de Schleiermacher ; et
je ne conçois pas qu'on puisse lire la Morale à Nico-
maque sans y retrouver évident et incontestable le style
d'Aristote aussi bien que sa pensée. C'est même là au
Gccvni DISSERTATION
fond, je suppose, le sentiment de M. Ritter; car en dépit
de cette condamnation générale» il ajoute, au risque de se
contredire quelque peu, que selon lui, on a pu soutenir
avec vraisemblance que la Morale à Eudème et la Grande
Morale avaient été rédigées d'après les leçons d*Aristote.
N*estH^ pas là reconnaître implicitement Fauthenticité de
la Morale à Nicomaque ?
M. Brandis semble s'en tenir aux travaux de M. Spen^
gel, dont il fait la plus grande et la plus juste estime.
Pour lui, la Morale à Eudème est, selon toute a|^arence,
l'ouvrée du disciple d'Aristote dont elle porte le nom; et
la Grande Morale n'est guère qu'un simple extrait de la
Morale à Eudème, fait par un péripatétiden dont on
ignore l'époque K Cependant, sans accorda à ces deux
ouvrages l'importance d'ouvrages authentiques, M. Bran-
dis ne croit pas pouvoir, ainsi que je l'ai dit, les laisser
de c6té dans l'exposition de la Morale d'Aristote. Je
conçois ce scrupule. Mais on a peut-être quelque droit de
s'en étonner. Si la Morale à Eudème et surtout la Grande
Morale ne scmt pas d'Aristote, pourquoi lui en attribuer
en partie la responsabilité ? Entre la Morale à Eudème et
la Morale à Nicomaque, les diiférences de doctrine, en ce
qui concerne les idées religieuses, sont assez fœtes,
comme M. Fischer a essayé de le prouver. Ces nuances
donneraient, si eUes étaient adoptées, au système entier
du philosophe, un caractère de piété qu'il n'a point au
même degré dans le reste de la Morale, non plus que
(i) M. Brandis, Handbueh der Geschichte der Griechisch — Rômischen
philosophie, i'* moitié delà seconde section de la seconde partie, Berlin 1853,
aUemand, p. 406 et 139, note.
PRELIMINAIRE. ccnx
dans la Métaphysique. On comprend trèsk-bien qu'on en
tienne compte si la Morale à Eudème parait authentique.
Mais quand elle ne le parait pas, à quoi bon introduire un
élément si nouveau et si essentiel dans le système d'Ans-
tote? Sans doute, il serait à désirer que cette noble
croyance ne manquât point au philosophe, pas plus
qu'elle n'a manqué à Platon, son mattre, et à Socrate.
Mais il est assez délicat de la lui prêter, s'il ne l'a point
eue. Je serais donc porté à supposer que pour M. Brandis,
la question n'est pqint encore tout à fait tranchée, malgré
les ingénieuses recherches de M. L. Spepgel ; et que,
conservant des doutes sur l'auteur véritable de la Morale
à Eudème, il a quelque peine à l'exclure du trésor
aristotélique. Il ne suffirait pas, pour l'y comprendre,
qu'elle fût la rédaction d'un disciple intelligent ; car à ce
titre, elle ne pourrait servir qu'à l'histoire du Péripaté-
tisnie, et non point à l'exposition de la doctrine person-
nelle d'Aristote. Si on l'y comprend, c'est qu'il n'est pas
très-sûr qu'elle ne soit point d'Aristote lui-rmême.
Voici donc, en résumant tous les travaux que je viens
de passer en revue, où en est arrivée la question selon les
plus récents critiques :
1* Sans parler de la Morale à Nicomaque, sur l'autheu'-
ticité de laquelle il n'est plus guère permis d'élever des
doutes, la Morale à Eudème est d'Eudème de Rhodes, le
disciple d'Aristote, qui balança le choix du mattre avec
Théopbraste pour la direction de l'Ecole après lui.
2* Des trois livres communs, deux au moins appar-
tiennent origin^rement' à la Morale d'Eudème ; et de là,
ils ont été transportés, on ne sait par qui, dans la Morale à
Nicomaque.
cccx DISSERTATION
9"* La Grande Morale n'est ni d' Aristote, ni d'Eudème ;
elle est d'nne main et d^nne époq^ie inconnues.
k^ Les trois ouvrages reproduisent exactement, sauf
quelques nuances, la doctrine Morale d' Arîstote ; et p^-
sonne ne propose d'en exclure un seul, même la Grande
Morale, de la collection aristotélique.
J'avoue que ces solutions, malgré les autorités qui les
appuient, ne me semblent pas toutes trës-démontrées, et
que j'ai la plus grande peine à les admettre, sans en
avoir d'ailleurs de plus acceptables à y substituer.
Je ne puis pas comprendre Comment un disciple d'Ans-
tote, qu'on suppose le plus docile et le plus dévoué, a
pu faire, en son nom personnel, un ouvrage du genre de
celui qu'on appelle la Morale à Eudème. Je n'y vois
aucune utilité; et malgré les mérites qu'on prétend y
découvrir, je me demande encore quel en a pu être
l'objet. On conçoit fort bien qu'un élève, même très-
distingué, en rédigeant les leçons du maître, et tout en
s'efforçant de rester un fidèle écho, y ajoute quelque
chose, et de son style, et même de ses idées propres.
Avec quelque sincérité qu'on veuille s'astreindre à repro-
duire la pensée d'autrui, on ne peut pas se dépouiller
entièrement de la sienne ; et on la laisse percer même sans
le vouloir, ou plutôt, tout en ne le voulant pas. Si l'on
nous donnait la Morale à Eudème pour une rédaction de
ce genre, ainsi que parait le supposer M. Ritter et même
Schleieimacher ^ , on pourrait ne point repousser cette
(1: C*ert Topinioo que Ini prête M. Bockh dans son Philolaûs, p. iW.
Selon lui, Scbleiermacher aurait pris la Morale à Eudème pour la rédaction
d*un des auditeui's d'Aristole. Voir une note de M. Spengel, p. â^3, des
Mémoires de PAcadéinie des Sciences de Munich, tom» 3.
PRÉLIMINAIRE. cccxi
hypothèse. Biais supposer ()a*uii disciple a pris l'œavre
da maitre pour la suivre d'un bout à l'aatre servilement,
et pour en re{at>duire souvent même les expressions ; et
ajouter que cet imitateur veut ensuite se faire passer
pour un auteur original, et qu'il met son nom au frontis-
{Hce de l'ouvrage dont pas une pensée, pour ainsi dire,
ne lui appartient en propre, c'est là une hypothèse bien
peu vraisemblable. Encore, si c'était un commentaire
que la Morale à Eudème, on pourrait ne pas repousser
cette suppoâtion. La paraphrase qui nous reste sous le
nom d'Andronicus de Rhodes, pourrait nous offrir on
spédmen de cette espèce de travail, assez utile, et qui du
moins n'élève aucune prétention à l'originalité* Mais loin
de là, dans toute son allure, la Morale à Eudème, à ce
qu'on suppose, vise à être une oeuvre indépendante ; elle
ne veut point être une copie.
On allègue, il est vrai, que cette méthode étrange était
celle d'Eudème ; et l'on s'appuie, pour le prouver, sur les
témoignages d' Alexandre d'Aphrodisée et surtout de Sim-
plicius. Ils avaient l'un et l'autre les ouvrages d'Eudèmé;
ils citent ses Analytiques et sa Physique, comme ils citent
les Aimly tiques et la Physique d'Aristote. Il semble bien
résulter de la discussion de SimpUcius, que la Physique
d'Eudème se rapprochait beaucoup de celle de son maltrei
et que dans certaines parties, elle n'en était que la para-*
phrase ^. Mais Simplicius ne dit pas que cette manière
de composer se retrouvât dans tout le cours de l'ouvrage,
et encore bien moins qu'elle fût habituelle à Eudème. Il
(i; Voir le commctUaire de SimpUcius, sur la Physique d'Aristote, fol.
379« rz, cité par M. Brandis, Schoiia in Anatotelemj \u k'^i, a, 7.
ccGxii DISSERTATION
paialt même vouloir dire tout le contraii'ef pùisqtie,
quand Eudëme ne fait que reproduire Aristote, il a grand
soin de le remarquer i. Il est donc probable qu'il ne le
reproduit pas toujours. Mais la Morale à Eudëme^ si elle
n'est. pas une paraphrase, n'est-elle qu'une reproduction ?
D'un autre côté , n'est-il pas plus singulier encore,
comme le supposent M. Fischer et M. Fritzsch, qu'un
disciple si humble n'ait pris cette apparence que pour
corriger et môme contredire son maître ? Quel rôle lui
fait-on jouer ? Et quel nom donner à cette hypocrisie, qui
cache une sorte de trahison 7 Si le fait était historique, il
faudrait bien l'accepter, sauf à le condamner. Mais, pour--
quoi l'inventer à plaisir, par une hypothèse qui n'est pas
suffisamment justifiée ? Si, de plus, on prête à Eudème des
sentiments de religion et de piété, qu'il oppose aux doc-
trines moins sages de son maître, comment a-t-U pa se
faire Tapôtre du plaisir, et défendre une théorie que l'im-
piété seule de TÉpicuréisme a pu soutenir ? Cette dis-
cussion du sixième livre de là Morale à Eudème , qui
choque si vivement dans le septième de la Morale à Nico-
maque, est rendue formellement au disciple, parce qu'elle
contredit le système du maître , à ce qu'on prétend. Mais
ne contredit-elle pas davantage encore le système qu'on
prête, à Eudème ? Et faire du plaisir le souverain bien ,
convient-il à une âme qu'on suppose animée d'une piété
si élevée et si intelligente ?
On transfère encore à la Morale à Eudëme deux des
livres communs, plus un chapitre qu'on laisse à Eudème,
fl^ Simplicius, sur la Physique d'Âri^dote, fol. I3â, et M. Brandh,
SchoHa in Aristolclem, p. 370, 6, '25.
PRÉLIMINAIRE. ccGxiii
parce qail semble au-dessous du génie d'Aristote. Si, par
la restitution de ces deux livres, on rendait à l'ouvrage
une régularité parfaite, qui lui manquerait sans eux, on
pourrait excuser cette hardiesse justifiée par la conve-
na&ce et le succès. Mais il n'en est rien. Même avec ces
deux Hvres de plus, la Morale à Eudëme n'en reste pas
moins une œuvre inachevée. Le désordre qui règne dans
les derniers chapitres est tel qu'ils sont presque inintelii*
gibles, et que les copistes de l'antiquité en ont fait plus
d'une fois un livre séparé, afin de bien indiquer que ces
chapitres ne tiennent point à ce qui les précède. Ce dé-
sordre estril corrigé ? Ces obscurités inextricables sont-
elles dissipées ? Pas le moins du monde. Mais à côté de
ce prétendu avantage que l'on gagne, il faut voir aussi les
pertes que l'on fait. La Morale à Nicomaque n'est pas
d'une* régularité irréprochable avec ces deux livres, il faut
» convenir. Mais sans eux, qu' est-elle ? Et peut-on
concevoir le système de Morale d'Aristote sans les
théories du sixième et du septième livres ? Comment
croire qu'il n'aurait rien dit ni des vertus intellectuelles
ni de l'intempérance, puisqu'on veut bien lui laisser la
théorie de la justice? Mais ces deux livres, répond-on,
manquaient à la Morale à Nicomaque ; on les a suppléés
par la Morale à Eudème. C'est là une hypothèse; et
puisque l'antiquité nous atteste que c'est, au contraire,
de la Morale à Nicomaque qu'ils ont été suppléés dans la
Morale à Eudème , pourquoi ne point accepter ce témoi-
gnage, qui a du moins pour lui la vraisemblance d'une
autorité grave et même celle de la logique ?
Afin qu'on en juge plus aisément, voici l'ordonnance
g^LïéraAe de la Morale à Nicomaque.
cccxiv DISSERTATION
Aristote établit d'abord que le mobile de toutes les
actions de l'homme, c'est le bien. Puis, déviant un peu
de cette soUde et noble doctrine, il trouve que le bien su-
prême, pour nous, c'est le bonheur. La politique étant la
science qui procure le bien et le bonheur à un plus grand
nombre d'êtres humains, elle est la plus haute des sciences^
la science architectonique, comme il dit; et la morale
n'est qu'un préliminaire à la politique. C'est donc près*-
qu'un traité de politique qu' Aristote va faire (Morale à
Nicomaque, 1, 1, § 13), en ne cherchant d'ailleurs dans
ces matières difficiles que le degré de précision qu'elles
comportent naturellement. Il se demande en premier Heu
quelle est la notion qu'on doit se faire du Uen, que pour-
suit l'homme et que lui enseigne la Morale ; et l'on croit
entendre Aristote lui-même parler, lorsque attaquant la
théorie des Idées de son maître, il s'en sépare non sans
regret, parce que, dit-il : « C'est un devoir sacré de
)> préférer la vérité à ses amis même les plus chers et les
» plus respectés (Morale à Nicomaque, I, 3, § ^). » U
évitera donc ces recherches sublimes, mais inutiles ; et
pour connaître le bien, il s'en tiendra aux faits les plus
évidents et les plus pratiques, que hii offrent l'expérieiice
et la vie de chaque jour. C'est le bonheur qui est le bîea
de l'honmie, puisque le bonheur est la fm et le but de
tous ses actes. Mais pour savoir au juste ce qu'est le
bonheur, il faut savoir d'abord ce qu'est l'ceuvre spéciale
de l'homme, et en quelque sorte son privilège. De là ce
grand principe que l'objet de la vie humaine, et par smte
le bonheur, est l'activité de l'âme dirigée par la v^u
(Morale à Nicomaque, I, A, § 1&). Mais AristotOi consé-
quent à lui-même, si ce n'est très-fid^e à la vérité, veut,
PRÉLIMINAIRE. cccxv
à côté de la vertu* placer raccessoire, indispensable dans
une certaine mesure, des biens extérieurs (Morale à Nico-
xnaque, I, 6, § 1&, et 8, § 10). Néanmoins, pour bien
ccrniprendre ce qu'est le bonheur, il faut étudier la vertu
qui le donne ; et cette étude intéresse l'homme d'État au
moins autant que le philosophe. Comme il y a deux
parties dans l'âme humaine, l'une qui est douée de raison,
et l'autre qui, sans avoir la raison, peut cependant y
obéir, il y aura deux ordres de vertus principales, les
vertus intellectuelles et les vertus morales (Morale à Nico-
. maque, 1, 11, § 20).
Tel est le premier livre de la Morale à Nicomaque. Il est
facile de voir que tous les fondements du système y sont
jetés; et le reste ne sera que l'édifice qu'ils supportent:
subordination de la morale à la politique ; notion du bien
confondue avec celle du bonheur, qui ne peut se passer
de certains biens matériels ; division de la vertu en deux
grandes classes, qu'il faudra l'une et l'autre étudier.
Le second livre contient une analyse un peu plus pré-
cise de la vertu. La vertu ne se forme guère que par
l'habitude ; la nature ne nous en a donné que les germes;
ce sont les habitudes, les mœurs, qui les développent. De
là, l'importance capitale de contracter de bonnes habi-
tudes dès l'enfance (Morale à Nicomaque, Hv. II, ch. 1,
g 7). Comme dans la morale, il s'agit avant tout de pra-
tique et non point de théorie, on peut voir que tout se
perd dans la vie morale par l'excès, soit en trop soit en
moins. La vertu est donc en générai, si ce n'est toujours,
une sorte de milieu entre deux extrêmes, qui ne sont pas
sans exception également blâmables, mais qu'il faut ssms
exception également éviter, si l'on tient à rester dans le
cccxAi DISSERTATION
vrai et dans le bien (^Morale à Niccmiaque, II, 2» § ù).
Pour juger jusqu'à quel point on est vertueux, un crité-
rium assuré, c'est de connaître jusqu'à quel point les
actes de vertu nous causent du plaisir ou de la peine. Le
plaisir et la douleur sont les deux limites entre lesquelles
se déploie toute la vie morale de l'hcnnme. C'est dans
la mesure de ces deux sentiments que consbte ou la
sagesse ou le vice (Morale à Nicomaque, II, 3, § 1). Pour
qu'un acte soit réellement vertueux, trois conditions sont
requises : le savoir, la volonté et la constance. Il va sans
dire que les deux dernières sont les plus importantes ; car
en morale il est assez indifférent de savoir ce qu'on doit
faire, si de fait on n'agit point (Morale à Nicomaque, II,
Â, § 3). Ainsi, en soi, la vertu est en général un milieu
(Morale à Nicomaque, II, 5, § 18) ; mais prise relative-
ment au bien et à la perfection, c'est un sommet auquel
il nous est bien rarement donné d'atteindre.
Après ces généralités, le philosophe entre dans quel<
ques détails sur les vertus particulières ; et il poursuit
l'application de ses principes, se proposant de les retrou-
ver et dans l'analyse de la justice et dans celle des vertus
intellectuelles (Morale à Nicomaque, II, 6, § 17). Mais
auparavant, il insiste, tant au nom de la morale que de la
législation politique, sur le rôle de la volonté et son inter-
vention dans la vertu. Il démontre sans peine qu'il n'y a
d'acte vraiment vertueux que l'acte volontaire, le seul qui
tombe sous la loi morale et sous la loi civile. Il ne nomme
pas la liberté de son propre nom. Mais partout il la suppose
et r affirme sans la moindre hésitation (Morale à Nico-
maque, liv. IIIj ch. 1 à 6). Une fois satisfait sur ce point
essentiel, que Platon peut-être avait un peu obscurci, il
PRÉLIMINAIRE. cccwu
passe à Texameo particulier des vertus; et il étudie suc*
cessivement le courage et la tempérance dans la fin du
troisième livre ; la libéralité^ la magnificence, la magna*
nimité, la noble ambition, la douceur, l'amabilité, la
franchise, etc. , dans le quatrième ; la justice, dans le cin--
quième tout entier.
C'est à la fin de ce cinquième livre que se trouve dis-
cutée la question de savoir jusqu'à quel point on peut
être injuste envers soi-même. M. Fischer et M. Fritzsch
ont jugé cette discussion trop peu digne d'Aristote, et ils
Font renvoyée à Eudème. C'est être bien sévère. Je ne
dis pas que tous les détails en soient également satisfai-
sants ; et j'avoue qu'il y en a quelques-uns que je vou-
drais en retrancher, soit parce qu'ils surabondent, soit
parce qu'ils sont obscurs. Mais d'abord cette discussion,
bien ou mal placée, bien ou mal développée, est annon-
cée formellement dans ce qui précède. Au chapitre IX,
S 8, l'auteur, qui est bien Aristote ici, à moins qu'on ne
suppose une interpolation, se réserve de la traiter ; et je
regretterais beaucoup pour ma part qu'il n'eût pas tenu
sa promesse. Tout en reconnaissant les défauts, je sens
aussi les beautés ; la réprobation du suicide, et la confir-
mation de cette forte maxime, qn*il vaut mieux souffrir
l'injustice que la commettre, me semblent dès théories
tout à fait dignes du philosophe. Platon, sans doute, les
avait exposées avant lui. Mais il serait fâcheux que la
Morale d' Aristote ne les eût point reproduites; et c'est
une lacune assez grave qu'on lui impose, en la mutilant
de ce chapitre, qui, malgré quelque confusion, n'en est
pas moins au niveau de tous les autres.
La théorie des vertus morales étant achevée, Aris-
cccxvfii DISSERTATION
tote complète le cadre qu'il 8*est tracé lui-mëm^ par la
théorie des vertus intellectuelles. £Ue remplit le sixième
livre. Ici encore, la critique impitoyable des deux savants
allemands refuse ce livre tout entier, si indispensable
pourtant, au génie d'Aristote. Selon eux, il est également
d*Eudëme ; et c'est de son ouvrage qu on l'a transporté
dans celui de son maître. Pour moi, je crois précisément
tout le contraire. Ce livre, avec les théories qu'il ren-
ferme, est absolument nécessaire pour compléter l'ordre
des idées; il a été annoncé dans vingt passages différents,
tous plus formels les uns que les autres ; et, sans trouver
que les pensées s'y suivent aussi régulièrement que je le
désirends, je vois les motifs les plus sérieux pour le con-
server dans la Morale à Nicomaque; je trouve très-
légers ceux qu'on allègue pour l'en exclure. J'y reviendrai
du reste plus loin. Pour le moment, tout ce que je tiens à
bien constater, c'est que dans la Morale à Nicomaque, ce
livre a sa place nettement marquée.
Il serait difficile d'être aussi affirmatif en ce qui con*
cerne le septième livre, qui renferme une longue et
confuse discussion sur l'intempérance, et cette discussion
du plaisir, qui fait double emploi, et qui est à certains
égards en opposition avec celle du dixième livre. Ces
deux théories, dont l'une tient les dix premiers chaintres,
et l'autre, les trois derniers du septième livre, ne se rat-
tachent directement ni à ce qui les précède, ni à ce qui
les suit Le seul lien qu'on y puisse découvrir^ c'est un
certain nombre de références qui rappellent les livres
antérieurs. Examinées en elles-mêmes, ces théories,
malgré leurs imperfections, sont en général conformes à
la manière d'Aristote. Je ne doute pas de leur authenti-
PRÉLIMINAIRE. cccxix
dté; mais J6 les trouve déplacées, sans pouvoir dire d'ail-
leurs à quelle autre place je voudrais les mettra La
discussion sur le plaisir annonce, en finissant, la théorie
de ramitië dont elle est suivie.
Cette grande et admirable discussion de l'amidé, si
solide et si vaste, si délicate et si profonde tout ensemble,
remplit deux livres entiers, les huitième et neuvième.
Personne n'a douté qu'elle ne fût d' Aristote ; et cependant,
si l'on voulait, on pourrait élever contre ces deux livres
quelques objections analogues à celles qui peuvent
atteindre le septième. Cette théorie de l'amitié, toute
belle qu'elle est, ne tient pas essentiellement au plan de
l'ouvrage* Elle figure très-bien sans doute dans un traité
de morale ; mais celui qu'a conçu Aristote ne l'exigeait
point, surtout avec des développements aussi considé-
rables. Mais est-ce là, je le demande, une raison suffisante
pour l'enlever de la Morale à Nicomaque? L'empreinte
aristotélique y est évidente, j'en conviens. Mais le
septième livre tout mal placé qu'il est, porte aassi la
Biarque du philosophe, qui , seulement, y est peut-être
moins bien inspiré qu'ailleurs.
Le dixième livre renferme deux ordres d'idées dis-
tinctes, qui se rapportent bien à toutes les théories
antérieures : ce sont des considérations générales sur le
plaisir et sur le bonheur. Aristote cherche à démontrer
que le plaisir, sans devoir être proscrit de la vie humaine,
n'en est pas la fin véritable ; et que le bonheur suprême
consiste encore moins dans les actes de la vertu que dans
les contemplations de l'esprit. Ce sont là des pensées
qu'il avait précédemment indiquées^ et sur lesquelles il
croit devoir revenir en terminant son Tmité de Morale,
cccxx DISSERTATION
et avant de passer à la Politique, que ce traité prépare et
qui en est racbèvement
Telle est 1* ordonnance de la Morale à Nicomaque, un
des plus beaux monuments qu ait élevés la philosophie
à la science morale. Cette ordonnance est fort simple,
très-claire, et sauf quelques parties mal jointes, elle est
même plus régulière qu'aucune des œuvres aristotéliques*
Elle commence, et elle finit, par des théories qui se
tiennent étroitement entr' elles. Les intervalles sont
généralement bien remplis; et les lacunes sont assez
peu frappantes, pour qu'on puisse n'en tenir aucun
compte, comme l'a fait l'antiquité tout entière.
En regard de cette analyse de la Morale à Nicomaque,
plaçons celle de la Morale à Ëudème ; et nous verrons si,
de cette comparaison on peut tirer quelques inductions
décisives sur l'attribution légitime des livres contro-
versés. On ne s'attend pas d'ailleurs à trouver ici de
grandes différences, puisque la Morale à Ëudème n'est
le plus souvent qu'une imitation de la Morale à Nico-
maque, quand elle n'en est point une reproduction
identique.
Le début est peut-être le point où elles s'éloignait le
plus l'une de l'autre ^. Ce n'est plus du bien qu'il s'agit,
c'est exclusivement du bonheur ; et ce caractère particu-
lier restera celui de tout le traité, comparé à la Morale à
Nicomaque. M. Fritzsch a eu raison d'appuyer sur c^te
considération, qui est importante, sans d'ailleurs entrai-
(i) Schleiermacher trouve avec raison que le commencement de la Morale
à Bndème n*e9t pas du tout dans la manière d*Aristote, tom. III de la philo-
sophie, dans les OEurres complètes P* 3i9.
PRÉLIMINAIRE. cccxxc
ner toutes les conséquences qu'il a cru y voir. I.es sept
premiers chapitres tout entiers sont consacrés à l'analyse
plus ou moins exacte de la notion du bonheur ; et c'est
seulement à la suite que vient celle de la notion du bien,
avec la réfutation ordinaire de la théorie platonicienne
des Idées.
Le second livre commence par la définition générale
de la vertu, et il est employé dans toute son étendue à cette
analyse approfondie. La doctrine est au fond la même
que dans la Morale à Nioomaque. Mais on insiste peut-
être davantage sur la grandeur de l'homme qui, seul
parmi les êtres, a le privilège de pouvoir être vertueux,
et sur le rôle essentiel que joue la volonté dans la vertu.
La liberté, qu'on ne nomme pas plus que dans le premier
ouvrage du nom qui lui est propre, est étudiée avec un
très-grand soin, si ce n'est avec beaucoup d'ordre et
d'exactitude, sous ses faces principales. L'homme y est
considéré comme une cause libre et volontaire* sans que
d'ailleurs on aille jusqu'à le rendre responsable, tout
évidente que cette conséquence puisse être.
Le courage, la tempérance, la douceur, la libéralité* la
grandeur d'âme, la magnificence et quelques autres ver-
tus, qui remplissaient la fin du livre III et le livre IV de la
Morale à Nioomaque, ne remplissent ici que le livre III
tout seul. L'ordre dans lequel ces vertus sont traitées est
un peu différent* Mais les idées restent tout à fait les
mêmes.
Bans les trois livres suivants, l'identité est absolue. Les
livres IV^ V et VI de la Morale à Eudème ne sont q^ie les
livres V, VI et VII de la Morale à Nicomaque, transportés
de l'une à F autre, et comprenant, comme on se le rappelle,
u
rccxxu DISSERTATION
la théorie de la justice, celle des vertus intellectuelles,
qui ne peut pas plus manquer à ce second ouvrage qu'au
premier, et celle de l'intempérance suivie de la discussion
sur le plaisir.
Le septième et dernier livre contient toute la théorie de
l'amitié. Seulement, comme la fin de ce livre est tout à
fait bouleversée, et que les chapitres qui le terminent se
suivent sans que les idées se tiennent, et même quelque^
fois sans que les phrases soient achevées et correctes, il y
a des copistes qui ont pris le parti de faire des chapitres
13, 1& £t 15 un livre séparé, qui s'appelle le huitième.
Mais cet expédient tout matériel ne remédie à rien* Le
sujet traité dans le chapitre 13, qui devient le premier du
livre VIII, ne tient pas plu3 au quatorzième, qui devient
le second, qu'il ne tenait au chapitre 12 du septième
livre. On y débat, au milieu d'une obscurité» que rien ne
peut éclaircir, la question fort imprévue de l'usage des
choses, qui peut être direct ou indirect, naturel ou contre
nature. Puis, dans le chapitre lA, on revient à une ques-
tion morale, qiii est de savoir jusqu'à quel point le hasard
peut être considéré comme la cause du bonheur. Enfin,
on termine, dans le chapitre quinzième, par la théorie de
la beauté et de la perfection morales, qui porte ce cachet
de piété religieuse que j'ai déjà signalé. C'est là, sans
aucun doute, une fin très-convenable d'un traité de Mo-
rale. Mais rien n'indique dans le texte que ce soit l'inten-
tion formelle de l'auteur de terminer ici son oBuvre, et il
ne le dit point en propres termes, comme il arrive si
souvent qu'Aristote le fait dans plusieiu*s de ses ouvrages,
et notamment dans la Morale à Nicomaque.
Il faut reconnaître d'ailleurs que ces deux derniers cha*'
PRÉLIMINAIRE. cccxxiK
pitres de la Morale à Eudème, répondent dans une cer-
taine mesure à la démise partie du livre X de la Morale
à Nicomaque, quoiqu'ils aient beaucoup moins de gran-^
deur. Ils reproduisent si ce n'est tout à fait les mtoies
idées, du moins les mêmes intentions. De part et d'autre»
on achève la Morale par des considérations générales sur
le bonheur et sur le but suprême de la vie humaine,
placé, ici, dans des occupations spéculatives de l'esprit» et
là» dans les constantes pratiques d'une piété sincère*
Sur ce point, la Grande Morale que Scbleiermacber
admirait tant, doit paraître bien loin des deux autres.
Les pensées correspondantes s'y trouvent, il est vrai;
mais elles ne terminent point le traité comme dans la
Morale à Eudème, comme dans la Morale à Nicomaque.
E31es y occupent les chapitres 11 et 12, tandis qu'après
ceux*là viennent encore sept chapitres, qui traitent de
Famitié» dont la théorie d'ailleurs reste inachevée,
(Test là certainement un défaut très*grave dans la com'^
position de ce troisième traité» qu'on nomme la Grande
Morale. Ce n'est pas le seul.
La Grande Morale, dans son début» se rapproche
beaucoup plus» malgré qu'on en ait dit, de la Morale à
Nicomaque que de la Morale à Eudème. Gomme la.pre^
mière, elle s'occupe d'abord du Men, et n'arrive qu'en-»
suite à la théorie du bonheur. Elle ne parle pas des veirtus
intellectuelles, comme les deux autres Morales* Mais si
elle ne reproduit point cette dénomination» elle n'en
décrit pas moins toutes les vertus que ce nom désigne
spécialement dans la théorie aristotélique; et elle les
rapporte aussi à cette parde de l'âme qui est douée de
raison, tandis que les vertus morales appartiennent plus
r
cccxxrv MSSERTATION
spécialement à cette partie de Tâme qm ne possède pas la
raison en propre, et qui ne fait qu y obéir. Elle insiste
peut-être pins encore que la Morale à Eudème sur la
théorie de la liberté. Après avoir consacré les 18 premiers
chapitres à ce^ considératicms générales^ elle procède à
Tanalyse des vertus paiticulières, qu'elle range comme
elles sont rangées dans la Morale à Nicomaque. Ces ana-
lyses s'étendent jusqu'au chapitre 31, où il est traité de
la justice ; et dans le chapitre 32, il est question de la
droite raison, qui correspond évidemment aux vertus
intellectuelles des deux autres Morales.
Voilà pour le premier livre.
Avec le second, recommence l'analyse irrégulière et
confuse de diverses vertus soit intellectuelles, soit mo-
rales. Cette analyse tient les sept premiers chapitres. Le
huitième chapitre est donné à l'étude de l'intempérance,
et le neuvième à celle du plaisir ; ce qui se rapporte à
l'ordre de ces deux théories dans le livre VU de la morale
à Nicomaque, livre VI de la Morale à Eudème. Le cha-
pitre 10 renferme des réflexions souvent obscnres sur la
foitune, où le hasard tient tant de place ; et enfin ce livre
se termine par les théories sur l'amitié que je rappelais
tout à l'heure, et qui restent suspendues également.
Vraiment, en se remettant sous les yeux ce plaa général
de la Grande Morale, et en se rappelant bien d'autres
taches que la lecture la plus superficielle suffit à révéler
dans le style, on reste confcmdu d'étonnement qu'un
esprit, comme celui de Schleiermacher^ ait pu s'y trom-
per, et accorder à cette œuvre si imparfaite et si mes-
quine, une supériorité que rien ne justifie et que tout ^
dément d-un bout à l'autre.
PRELIMlNAiaE. <xcxxv
La comparaison qui précède, toute succinte qu'elle est,
suffit, ce semble, pour juger très-aettement les rapports
des trois Morales entr' elles, et pour apprécier leur valeui'
respective. La Morale à Nicomaque est l'ouvrage original
d' Aristote ; la Morale à Eudème eu est une rédaction, qui,
malgré des défauts, a encore sa valeur ; la Grande Morale
n'est qu'un extrait assez peu remarquable, fait sur les deux
autres ouvrages.
Les trois livres communs doivent avoir appartenu
originairement à la Morale à Nicomaque, qui ne peut s'en
passer ; et c'est de là qu'on les a transportés dans la
seconde rédaction, qui n'a pas continué pour ces livres le
travail assez ingrat, qu'elle avait fait sur le reste, et
qu'elle recommence avec le septième.
Telles seraient à peu près les conclusions auxquelles je
me bornerais pour ma part, et qui ressortiralent, assez
certaines dans leur généralité, de l'examen étendu que je
viens de faire. Mais il y a contre elles quelques arguments
spéciaux qu'il faut réfuter un à un avant de pouvoir être
fixé définitivement. Je les emprunte à M. Fischer pour y
répondre, bien qu'ils n'aient pas grande force.
Je commence par la double dissertation sur le plaisir
au septième livre de la Morale à Nicomaque, et au dixième.
M. Fischer s'appuie sur les passages suivants pour prouver
que ces deux théories se contredisent, et que par consé-
quent elles ne peuvent être du même auteur.
Livre VII, chapitre 12, § 2 de la Morale à Nicomaque :
« Il est très-possible qu'il y ait un certain plaisir qui soit
» le bien suprême, bien qu'il y ait plus d'un plaisir qui
» soit mauvais. ))
Même livre, même chapitre, § 6 : « Si tous les êti*es,
cccxxvi DISSERTATION
» les animaux comme les hommes, recherchent le plaisir,
)) cela pourrait bien prouver qne le plsdsir est en un cer-
» tain sens le bien suprême. »
Voilà ce qui est dit au septième livre, et l'on voit que
la pensée n'est pas très-formellement exprimée. Elle
incline à faire du plaisir le bien suprême, plutôt qu'elle
ne lui donne en termes exprès cette première place parmi
tous les biens.
Maintenant voici dans le dixième livre la phrase qui
frappe le plus M. Fischer, et qu'il oppose aux précé-
dentes i
Morale à Nicomaque, livre X, ch. 2, § 18 : « On doit
» reconnaître maintenant , je le supposé , dit Aristote
H après une longue discussion contre la théorie d'Eu-
u doxe, que le plaisir n'e^tpas le souverain bien et que
» tout plaisir n'est pas désirable, etc. »
L'opposition entre ces théories est réelle, on doit en
convenir. Mais elle n'est pas aussi frappante* qu'on l'a
dit ; et au lieu de les attribuer à deux auteurs différents,
il ne serait pas du tout impossible de les rapporter,
comme l'insinue aussi M. Spengel, à un seul auteur qui
serait Aristote, dont la pensée aurait bien pu vaciller et
se modifier sur ce grand sujet. Ses ^isiciples auraient
conservé la double rédaction; et voilà comment deux
rédactions se seraient retrouvées dans les papiers du
maître, bien qu'il eût changé d'avis, et que d'une doc-
trine un peu relâchée, il fût arrivé à une autre plus
sévère et plus vraie.
Ce qui pourrait donner quelque poids à cette dernière
conjecture, c'est que, dans le catalogue de Diogène, ainsi
que je l'ai remarqué plus haut, il est question deux fois
PRÉUMINAIRE. cccxxvii
d'un Traité sur le plaisir, en un livre. Cette double indi-
cation est peut-être une inadvertance'du compilateur qui
se répète. Mais c'est peut-être aussi la trace du double
travail auquel Aristote se serait livrée et qui serait de-^
meure compris dans ses œuvres.
Mais M. Fischer, qui s'exagère la différence des deux
doctrines, va plus loin, on se le rappelle ; et comme la
dissertation sur le plaisir tient étroitement, selon lui, à
tout ce qui la précède dans le septième livre de la Morale
à Nicomaque, il adjuge ce livre entier à Eudème. Par
suite, comme il n'y a point à ses yeux de solution de
continuité entre le septième et le sixième, non plus
qu'entre le sixième et le cinquième, il pousse jusqu'à ce
dernier; et la solution de continuité qu'il cherche pour
isoler la Morale à Eudème et la Morale à Nicomaque, lui
apparaît à la fin du cinquième livre, dans ce chapitre où
est traitée la question de savoir jusqu'à quel point on
peut être injuste envers soi-même. C'est là qu'il faut
trancher dans les deux ouvrages, et faire la part d' Aris-
tote et celle d'Ëudème.
Morale à Nicomaque, livre V, ch. 9, § 6, (1136, ft, 6,
édit* de Berlin) , il est dit : « On peut donc éprouver du
>^ dommage par sa volonté propre , et souiOTrir même
» volontairement des choses injustes. Mais personne ne
» se fait à lui-même d'injustice réelle, ni d'injure vo-
» lontaire. » Un peu plus loin dans ce même livre ,
ch. 11, § 8, (1138, a, 12), on répète cette pensée en
termes presque identiques, à propos du suicide : « S'il
)) souffre, c'est volontairement; mais personne ne se fait
» volontairement une injustice. » Cette répétition semble
à M. Fischer tellement injustifiable, qu'il n'ose même pas
cccxxviH DISSERTATION
supposer qn'Eudëme en fût capable; et il en conclut que
le neuvième et le onzième chapitre de ce cinquième livre
ne peuvent être de la même main. Il reconnaît toutefois
lui-même que cette discussion toute puérile, toute con*
fuse qu'elle peut être, se rattache par de nombreuses
références à ce qui Ja précède. D'abord, elle commaace
elle-même par ces mots (Livre V de la Morale à Nico-
maque, ch. 12, § 1, 1138, /i, h) : « On voit encore
» d'après ce que nous venons de dire, si l'on peut ou non
» être injuste et coupable envers soi-même. » De plus,
dans le ch. 9, § 4, (1136, a^ 3&), cette, question est an-
noncée : « C'est une question que l'on a élevée afin de
» savoir si l'on peut être injuste et coupable envers soi-
» même. » Un peu plus bas, ch. 9, § 8, (1136, 6, 15),
il est dit encore : « Des questions que nous nous étions
» posées, il nou9 en reste encore deux à discuter, et les
j> voici : c'est d'abord de savoir qui a tort ou de celui qui
D donne à quelqu'un plus qu'il ne mérite, ou de celui qui
ï> reçoit plus qu'il ne lui est dû; et en second lieu, si
» l'on peut se faire un tort à soi-même et être injuste
)> envçr^ soi. ^ La première de ces deux questions est
traitée dans le reste du chapitre neuvième, avea une autre
discussion complémentaire dans le chapitre dixième 3ur
l'honnêteté, supérieure à la justice elle-même; et la
seconde est traitée tout au long, si ce n'est très-claire-
ment, dans le ch. 12.
11 semble donc tout à fait impossible de partager l'opi-
niqn dç M. Fischer. Le chapitre 12 annoncé dès le chapitre
9, ne peut être détaché du reste de la Morale à Nicomaque,
dont il est digne d'ailleurs, sauf quelques taches. Il
complète assez bien, quoique un peu longuement, cette
PRÉUMINAIAË. GCGxxix
grande théorie de la justice où personne ne méconnaît le
cachet du maitre«
Du dernier chapitre du livre V, je passe au livre VI
tout entier, et je ne le trouve pas moins indispensable,
puisqu'il renferme la théorie des vertus intellectuelles. Je
trouve encore, comme je l'ai déjà dit plus haut, que les
deux théories qui remplissent le septième livre, y sont
assez mal placées* Mais je ne vois aucun motif sérieux de
les contester à Aristote.
En un mot, je repousse tout le système de M. Fischer,
et je ne trouve pas qu'il ait en rien réfuté celui de
M. Spengel, qui laisse les trois livres controversés, sauf
peut-être la première théorie du plaisir, dans la Morale à
Nicomaque, dont ils ont fait primitivement partie.
Mais il est temps de clore cette longue dissertation ; et
voici les points que je regarde comme établis, d'après
tout ce qui précède :
La Morale à Nicomaque est d' Aristote, et il n'y a point
à tenir compte des doutes trop peu justifiés de Cicéron ;
Cet ouvrage, tout admirable qu'il est à bien des égards,
offre des irrégularités de composition assez graves, comme
tant d'autres ouvrages sortis de la même main, très-
puissante mais peu soigneuse ;
Les trois livres communs qu'on a voulu restituer, en
tout ou en partie, à la Morale à £udème, appartiennent
légitimement à la Morale à Nicomaque. D'abord, la théorie
de la justice, au cinquième livre, est de la main d' Aris-
tote, personne ne le conteste ; et la dernière partie de ce
livre, bien qu'elle ne soit peut-être pas aussi solide que le
reste, ne doit pas en être exclue. Le sixième livre doit
cccxxx DISSERTATION
encore bien moins être enlevé de la Morale à Nicomaque.
La théorie des vertus intellectuelles n'y peut manquer ; et
à moins des témoignages les plus formels qui attesteraient
le contraire, on doit admettre qu'elle est une partie abso-
lument indispensable du plan primitif. Pour le septième
livre, qui renferme la théorie de l'intempérance, et la
première discussion sur le plaisir, il faut, tout en y
reconnaissant quelque désordre, et quelques contradictions
avec le dixième livre^ n'y voir que ces hésitations et ces
redites trop habituelles dans les ouvrages d'Aristote, tels
qu'ils les a laissés et qu'ils sont parvenus jusqu'à nous.
Ces taches de composition qui sont trës^réelles ne doivent
pas trop nous surprendre; et sans aller en chercher
d'autres exemples, la théorie de l'amitié dont personne
ne saurait contester l'authenticité, et qui remplit les deux
livres VIII et IX de la Morale à Nicomaque, ne se lie
point par des liens fort étroits, ni à ce qui la précède, ni
à ce qui la suit.
Malgré toutes ces imperfections que je n'entends pas
nier, la Morale à Nicomaque ne me paraît pas seulement
un des plus précieux ouvrages d'Aristote; elle me semble,
en outre, un des plus réguliers, et dans certaines parties
un des plus achevés.
Quant à la Morale à Eudème, je n'ose point affirmer
qu'elle soit d'Eudème, comme l'affirment les critiques
allemands. Le caractère étrange de cette œuvre, qui vou-
drait se donner pour originale à côté de celle d'Aristote
qu'elle imite toujours, et qu'elle copie souvent, quand
elle ne lui emprunte pas des livres entiers, me semble un
premier motif de doute. Un second, c'est que je ne vois
pas très-nettement le dessein secret qu'on a prétendu y
PRELIMINAIAË. cccxxxi
découvrir ; et le disciple me semble assez peu coupable
de l'hostilité qu'on lui suppose gratuitement contre sou
maître. En tnHsième lieu, la Morale à Eudëme, même
quand on lui restitue les trois livres communs, n'est pas
complète ; et il reste toujours, malgré ce remède un peu
héroïque, des plaies incurables dans les derniers cba--
pitres du septième livre, dont on a été contraint de faire
un huitième pour dissimuler ces ruines. L'argument
qu'on tirait du titre qui peut signifier également Morale
d'Eudème, etla Morale à Eudème, n'a point de valeur ; car
en l'étendant, comme on le devrait, il faudrait restituer
la Morale à Nicomaque au fils d'Aristote, et croire avec
Cicéron que la Morale à Nicomaque est la Morale de Nice»
maque. /
Je repousse donc toutes les hypothèses qu'on a faites
sur l'auteur de la Morale à Eudème ; et je préfère supposer
avec Schleiennacher, que j'approuve du moins en ce seul
point, que cet ouvrage est une rédaction d'un des audi-r
teurs d'Aristote, que le maître aura conservée parce qu'en
effet elle n'était pas sans mérite, et qu'il aura peut-être
revisée lui-même dans quelques parties. Cette hypothèse,
car c'en est une, est encore la plus naturelle et peut-être
la plus vraie. Elle me semble suffire à expliquer les faits
mieux que toute autre. Elle rend un compte satisfaisant
de divergences qu'on peut remarquer, et qui sont moms
fortes qu'on ne l'a dit. Un élève intelligent, peut-être
Eudème, s'écarte toujours un peu de la trace du maître,
tout en voulant la suivre fidèlement ; et dans la Morale à
Eudème, les écarts ne sont pas plus marqués qu'ils ne
doivent l'être d'après cette supposition. Il est, en outre,
plus facile d'admettre que cette rédaction^ inachevée sur
nocxxxii DISSERTATION
d'autres points, aura été laissée imparfaite sur les théories
^ trois livres communs, et que, plus tard, on aura em-
prunté à l'œuvre magistrale de quoi combler ces lacunes
tant bien que mal. Je ne crois pas qu'Aristote se soit
repris à deux fois pour donner à sa morale la forme con-
venable. Mais il me semble facile de croire qu'un élève
n'aura pas reproduit toute la parole du maître.
J'avoue de plus que prêter à Eudème l'intention d'op-
poser la religion et l'autorité divine à la raison humaine,
me semble un assez fort anachronisme. Ce n'est pas du
temps d'Aristote que ces questions étaient nées, et il faut
descendre Wen des siècles plus bas pour les découvrir. Si
elles étaient évidemment dans la Morale à Eudème, il
faudrait pousser l'hypothèse beaucoup plus loin ; et c'est
une main chrétienne qu'il faudrait y reconnaître. Ce
serait là une conséquence à peu près incontestable. Per-
sonne sans doute ne l'a voulu tirer; et tout en dédai-
gnant les témoignages antiques, ils sont trop formels pour
qu'on puisse supposer que la composition de la Morale à
Eudème ne soit pas antérieure au second siècle de notre
ère. Mais cette difficulté heureusement n'existe pas, et
c'est» une simple hypothèse qui la provoque. Il n'est
pas exact de dire qu'Eudème combatte au profit des
idées religieuses l'autorité de la raison, telle qu'Aristote
la comprend. Quelle que soit la science attentive de
M. Fischer, il s'est abusé sur ce point. Il est bien vrai que
la Morale à Eudème a un caractère un peu plus religieux
que la Morale à Nicomaque, où cependant plus d'im pas-
sage atteste une sérieuse et solide piété. Mais aller jusqu'à
prétendre qu'Eudème a voulu sur ce point essentiel recti-
fier les théories trop indépendantes de son maître, c'est
PRÉLIMINAIRE. cccxxxui
une coDJeeture dont il faut laisser toute la responsabilité
à ceux qui l'ont faite, sans lui donner une portée qa elle
n a pas.
Enfin, quant à la Grande Morale dont personne, si ce
n'e9t Schleiermacber, ne nie Tinfériorité, je la regarde
aussi coQime une rédaction qui a dû être faite dans le
ménie temps, quoique par une main beaucoup moins
babile, que la Morale à Eudème. La différence de style
révëk une différence d'auteur, et non point une différence
de siècle*
Ainsi, la Morale à Nicomaque est tout entière d'Aris-
tote ; la Morale à Eudème et la Grande Morale sont des
rédactions d'élèves de mérite inégal. Par conséquent,
les trois ouvrages qui appartiennent soit au maître, soit k
l'école, sont à peu près inséparables ; et l'antiquité n'a
pas eu tort tout à fait de les croire d'Aristote, puisque les
deux derniers reproduisent fidèlement, et même parfois
éçlaircissent, la pensée du premier, en la complétant.
Voilà donc, pour ma part, les conclusions définitives
auxquelles je voudrais m' arrêter. Elles ne sont pas très-
hardies sans doute. Mais elles me semblent encore les
plus vraisemblables et les plus prudentes. Elles ont
l'avantage de ne pas établir entre ces trois ouvrages une
démarcation trop forte, et de respecter en partie le témoi-
gnage de l'antiquité qui les a toujours réunis. Elles
rendent compte suffisamment des différences, qu'elles
reconnaissent sans les exagérer. Elles n'ôtent rien à la
collection aristotélique, et n'y ajoutent pas non pins,
avec des éléments nouveaux, un surcroît de désordre.
Elles pern^ttent de puiser k peu près également dans les
ccoxxxiY DISSERTATION PRÉLIMINAIUE.
trois ouvrages, comme le veut M. Brandis, et comme
on Ta toujours fait, pour l'exposition de la Morale d*Aris-
tote. En un mot, elles sont suffisantes et ne compro-
mettent rien.
En publiant la Politique, voilà près de vingt ans, j'ai
pu, en me fondant sur le texte même, déplacer quatre
livres et remettre le monument entier dans un ordre
meilleur, où il nous apparaît oMume Aristote lui-même,
je crois, a voulu le montrer. En étudiant la* Morale, je
n'ai pu trouver des motifs plausibles de décision aussi
posdtive, et j'aime mieux ici passer pour un peu timide
que de risquer une témérité.
MORALE
D'ARISTOTE
i*S_4.— J—J— — *1!-J.i
SOMMAIRES
DES CHAPITRES
DBLA
MORALE D'ARISTOTE
■
1 f
MORALE A mCOMAQUË
LIVRE PREMIER
THÉORIK DU BIEN HT DU BONHfiURi
Chapitre L — Le bien est le but de toiited les aetions
de rhomme; diversité et ^obordinadon des fins que
notre activité se propose» — Importance du btii et du
bien suprêmes. — Supériorité de la science pcditique
qui peut seule nous les faii-e connaître i du degté d'exac-
titude qu'où peut exiger de cette science. — La jeunesse
est peu propre à l'étude de la politique.
Chapitre IL -^ Le but suprême de l'homme, de l'aveu
V
// SOMMAIRES
de tout le inonde, c'est le bonheur. — Diversité des opi-
nions sur la nature même du bonheur; on n'étudiera que
les plus célèbres ou les plus spécieuses. — Différences
des méthodes suivant qu'on part des principes, ou qu'on
remonte aux principes. — On juge en général du
bonheur par la vie qu'on mène soi-même; la recherche
des plaisirs suffit au vulgaire ; l'amour de la gloire est le
partage des natures supérieures, ainsi que l'amour de la
vertu* — Insuffisance de la vertu réduite & die seule
pour faire le bonheur; dédain de la richesse.
Chapitre III. — De l'idée générale du bonheur. —
Critique du système des Idées de Platon. Objections di-
verses : le bien n*est pas un, puisqu'il est dans toutes les
Catégories, et qu'il y a plusieurs sciences du bien ; le bien
en soi et le bien se confondent. — Les Pythagoriciens et
Speusâppe. — Distinction des biens qui sont des biens
par eux-mêmes, et de ceux qui ne le sont qu'à cause
d'au^ chose; difficultés de cette distinction. — Le moyen
le plus sûr de connaître le bien, c'est de l'étudier dans
les biens particuliers que l'homme possède et emploie.
CfljkPiTEE IV. — Le bien dans chaque genre de choses
est la lin en vue de laquelle se fait tout le reste. — Le
bonheur est la fin dernière de tous les actes de l'homme ;
il est indépendant et parfait. — Le bonheur ne se com-
prend bien que par la connaksance de l'œuvre profNre de
l'homme. Cette œuvre est l'activité deFâme dirigée par la
vertu.
Chapithe V. — Imperfection inévitable de cette es-
DES CHAPITRES- iii
qnîsse du bonheur. Le temps complétera ces théories; il
De faut pas exiger en toutes choses une égale précisâon.
— Importance des principes.
Chapitre YL — JustiGcation de la définitiou du
bonheur proposée plus haut. Pour bien se rendre compte
de cette définition, il faut la rapprocher des attiibuts
divers qu'on dcmne vulgairement au bonheur. — Division
des biens en trois espèces : biens du corps, biens de
Tâme, et biens extérieurs. — Le bonheur implique néces-
sairement l'activité. — L'activité réglée par la vertu est
la plus haute condition du bonheur de l'homme. Toutefois
les biens extériem^ complètent encore le bonheur et
semblent des accessoires indispensables.
Chapitre VIL — Le bonheur n'es pas l'eiTet du hasard ;
il est à la fois un don des Dieux, et le résidtat de nos
efibrts. Dignité du bonheur ainsi compris. Cette théorie
s'accorde parfaitement avec le but que se propose la
politique. — Parmi tous les êtres animés, l'homme seul
prat être heureux, parce qu'il est seul capable de vertu.
— On ne peut pas dire d'un homme qu'il est heureux
tant qu'il vit et qu'il est exposé aux coups de la fortune, -r-
Bessent*on encore des biens et des maux après la mort ?
Chapitre YIII. — Il n'est pas besoin d'attendre la
mort d'un homme pour dire qu'il est heureux ; c'est la
vertu qui fait le vrai bonheur; et il n'y a rien de plus
assuré dans la vie humaine que la vertu. — Distinc-
tion entre les événements de notre vie, selon qu'ils sont
plus cm moins importants. — Les épreuves fortifient et
iV SOMMAIRES
rebaifissent la vertu ; Tbomme de bien n est jamais misé-
rable; sérénité du sage et constance de son cuactère.
— Nécessité des biens extérieurs en une certaine mesure.
CuAnTRE IX. — Le destin <}e nos enfants et de nos
amis influe sur nous; il est même probable qu'aprèfl
notre mort nous nous intéresserons encore à eux. Nature
des impressions que Yon peut encore éprouver après
qu'on est sorti de la vie ; ces impressions doivent être
très-peu vives.
Chapitre X. — Le bonbeur ne mérite pas nos louanges:
il mériterait plutôt nos respects. — Nature toujours rela-
tive et subordonnée des choses qu'on peut louer ; il n'y a
T
pas de louanges possibles pour les choses parfaites ; on
ne peut que les admirer. — Théorie ingénieuse d'Eudoxe
sur le plaisir. — Le bonheur mérite d'autant plus notre
i^spect., qu'il est le principe et la cause des biens que
nous désirons en cherchant à l'atteindre.
Chapitre XL — Si l'on veut se rendre compte du
bonheur, il faut étudier la vertu qui le donne. La vertu
est l'objet principal de l'homme d'Etat* Pour bien gou-
verner les hommes, il faut avoir fait une étude de Fâme
liumaine. Limites dans lesquelles cette étude doit être
renfermée. — Citation des théories que l'auteur a expo-
sées sur l'âme dans ses ouvrages Exotériques : deux
j)arties principales dans l'âme, l'une irraisonnable, l'autre
douée de raison. Distinction dans la partie irraisonnable
d'une partie purement animale et végétative, et d'une
partie qui, sans avoir la raison, peut du moins obéir à la
DES CHAPITRES. r
raison. — ])ivi8ioii des vertus, en vertus intellectuelles et
vertus morales.
LIVRE DEUXIÈME.
THÉORIE DS LA VERTU.
Chapitre I. — De la distinction des vertus en vertus
intellectuelles et vertus morales. La vertu ne se fonne
que par Thabitude ; la nature ne nous donne que deâ dis-
positions; nous les convertissons en qualités précises
et déterminées par Temploi que nous en faisons. C'est en
faisant qu'on apprend à bien faire. — Importance souve-
raine des habitudes ; il faut en contracter de bonnes dès la
plus tendre enfance.
Chapitre IL — Un traité de morale ne doit pas être
une pure théorie ; il doit être surtout pratique, quelle que
soit d'ailleurs l'indécision inévitable des détails dans
lesquels il doit entrer. — Nécessité de la modération ;
tout excès en trop ou en moins ruine la vertu et la
sagesse.
CuApnnE III. -^ Pour bien juger des qualité^ qu'on
possède, il faut regarder aux sentiments de plaisir et de
peine qu'on éprouve après avoir agi ; l'homme de bien se
platt à bien faire ; le méchant, à mal faire. — Maxime de
Platon. — Inmnense influence du plaisir et de la peine sur
ri SCMMAIRES
la destinée humaine et sur la vertu; l'usage bon ou mau-
vais du plaisir ou de la peine distingue profondément les
hommes entr'eux. — La morale et la politique doivent
s'occuper surtout des plaisirs et des peines ; c'est aussi ce
dont s'occupera le présent traité.
Chapitre IV. — Explication de ce principe qu'on
devient vertueux en faisant des actes de vertu. — Diffé-
rence entre la vertu et les arts ordinaires. Trois condi-
tions requises pour qu'un acte soit vraiment vertueux : le
savoir, la volonté, la constance. La première condition est
la moins importante. — Étrange manière de la jdupart
des hommes de faire de la philosophie et de la vertu;
ils croient que les paroles y suffisent.
Chapitre V. — Théorie générale de la vertu. Il y a
trois éléments principaux dans l'âme : les passions, les
facultés et les habitudes. Définition des passions et des
facultés. — Les vertus et les vices ne sont pas des pas-
sions ; ce ne sont pas davantage des facultés; ce sont des
habitudes.
Chapitre VL — De la nature de la vertu ; elle est pour
une chose quelconque la qualité qui complète et achève
cette chose : vertu de l'œil, vertu du cheval. — Définition
du milieu en mathématiques. Le milieu moral est plus dif-
ficile à trouver ; le milieu varie individuellement pour
chacun de nous. — Excès ou défaut dans les sentiments
et les actes de l'homme. — La vertu dépend de notre
volonté ; elle est en général un milieu entre deux vices,
l'un par excès ,rautre pai* défaut* — Exceptions.
DES CHAPITRES. rii
Chapitre VII. — Application des généralités qui pré-
cèdent aux cas particuliers. — Le courage, milieu entre
la témérité et la lâcheté. — La tempérance, milieu entre
la débauche et rinsensibilité« — La libéralité, milieu
entre la prodigalité et l'avarice* — La magnificence. —
F^ grandeur d'âme, milieu entre l'insolence et la bassesse.
— L'ambition, milieu entre deux excès qui n'ont pas
reçu de nom spécial. — Lacunes nombreuses que pré-
sente le langage pour exprimer toutes ces nuances di-
verses. — La véracité, milieu entre la fanfaronnerie et la
dissimulation. — La gaité, milieu entre la bouffonnerie
et la rusticité. — L'amitié, milieu entre la flatterie et la
morosité. — La modestie, l'impartialité, l'envie, la mal-
veillance.
Chapitre VIIL — Opposition des vices extrêmes
entr'eux, et à la vertu, qui tient le milieu; Opposition du
milieu aux deux extrêmes. Les extrêmes sont plus éloi-
gnés l'un de l'autre qu'ils ne le sont du milieu, qui les
sépare. — Dans certains cas, un des extrêmes se rapproche
davantage du milieu, tantôt l'extrême par excès, et tan-
tôt l'extrême par défaut. La témérité est plus près du
courage que la lâcheté ; au contraire, l'msensibilité est
plus près de la tempérance que la débauche. — Deux
causes de ces différences, l'une venant des choses, et
l'autre, de nous.
Chapitre IX. — Difficulté d'être vertueux; conseils
pratiques pour atteindre le milieu dans lequel consiste la
v^rtu. Étudier les penchants naturels qu'on sent en soi et
se rejeter vers l'extrême contraire ; moyen de les recon-
riu SOMMAIRES
naître; nécessité de résister au plaisir. — Insufllsaoce
des conseils quelque précis qu'ils soient ; il faut s'exercer
constamment h la pratique.
LIVRE TROISIÈME,
SUITK PE LJ^ THÉORIE D^ LA VERTU, -rry DU COURAGE
IT DE LA TEMPiRANCEi
rrw
Chapitre L — La vertu ne peut s'appliquer qu'à des
actes volontaires. — Définition du volontaire et de l'invo-
lontaire. — Deux espèce dç chqaes inydontaires : par
force, ou par igporauce, — Première espèce 4^ choses
involontaires. Di[vers exemples de choses de force ma-
jeure; actions mixtes; §lles sont toujours en partie
volontaires. — La mort est préférable à certaines actions :
l'Alcméon d'Euripide. — Définition générale du volon-
taire et de l'involontaire. Le plaisir et ^e bien ne nous
contraignent pas. S'en prendre à ^i^mëme ^t souvent
plus juste qw dp s'en prendre aux «uses e^tériçqres,
Chapitre II. — Suite : Seconde espèce dos choses
involontaires ; les choses involontaires par ignorance ;
deux conditions : elles doivent être suivies de douleur et
de repentir. — Il faut distinguer entre agh* par ignorance,
et agir sans savoir ce qu'on, fait. — Exemples divers.
— Définition de l'acte volontaire ; les actions inspirées
DES CHAPITRES. is
«
par h pasftîon ou le désir, ne sont pas iovolontaires.
Chapitre III, ^— Théorie de la préférence morale* ou
intention; on ne peut la confondre ni avec le désir, ni
avec la passion, ni avec la volonté, ni avec la pensée ;
rapports et différences de Tintention avec toutes ces
choses. — La préférence morale peut se confondre aveo
la délibération qui précède nos résolutions.
CHAPrrRË IV, — De la délibération. La délibération ne
peut porter que sur les choses qui sont en notre pouvoir ;
il n*y a pas de délibération possible pour les choses éter-
nelles, ni dans les sciences exactes; il n*y a de délibéra-
tion que dans les choses obscures et douteuses. — La
délibération porte sur les moyens qu'on doit employer, et
non sur la fin qu'on désire. Elle ne concerne que les
choses que nous croyons possibles. — Description de
l'objet de la délibération. La préférence vient après la dé-
libération ; exemple tiré d'Homère. — Dernière définition
de la préférence morale.
Chapitre V. — L'objet véritable de la volonté, c'est le
bien : explication de cette théorie ; difficultés des sys-
tèmes qui croient que l'homme poursuit le véritable bien,
et de ceux qui croient qu'il ne poursuit que le bien appa-
rent. — Avantage de l'homme vertueux; il n'y a que lui
qui sache trouver le vrai dans tous les cas.
Chapitre VI. — La vertu et le vice sont volontaires.
Réfutation d'une théorie contraire ; l'exemple des légis-
lateurs, et les peines qu'ils portent dans leurs codes.
X SOMMAIRES
prouvent bien qu'ils croient les actions des hommes
volontaires. — Réponse à quelques objections contre la
théorie de la liberté. Nous di^sons de "nos habitudes ;
c'est à nous de les régler, de peur qu'elles ne nous
entraînent au mal. — Les vices du corps sont souvent
volontaires comme ceux de l'âme ; et dans ce cas, ils sont
aussi blâmables. — Le désir du bien n'est pas l'effet
d'une disposition purement naturelle : il résulte de l'ba--
bitude, qui nous prépare à voir les choses sous un certain
aspect — Résumé de toutes les âiéories antérieures ;
indication des théories qui vont suivre.
Chapitre VII. — Du courage : le courage est un
milieu entre la peur et la témérité. — Ce qu'on craint en
généra], ce sont les maux. Distinction des maux ; il en
est qu'on doit craindre, et d'autres qu'il faut savoir
braver ; il ne faut craindre que les maux qui viennent de
nous. — Le véritable courage est celui qui s'applique
aux plus grands dangers et aux maux les plus redou-
tables ; le plus grand danger est le danger de la mort
dans les combats. Beauté d'une mort glorieuse.
Chapitre VIII. — Des objets de crainte ; différences
selon les individus ; règles générales qu'impose la raison ;
définition du vrai courage. — Excès et défauts relatifs au
courage ; les Celtes ; l'homme téméraire ; le fanfaron ; le
lâche. — Rapports du courage à la témérité et à la
lâcheté. — Le suicide n'est pas une preuve de courage.
— - Résumé.
. Chapitre IX. — Espèces diverses de courage ; il y en
DES CHAPITRES. xi
a cinq principales : — !• Le courage civique : les héros
d'Homère ; les soldats obéissant par crainte à leur chef;
— 2* Le courage de T expérience: avantages des soldats
aguerris ; les soldats sont souvent moins braves que le»
simples citoyens; bataille d'Hermœum ; — 3* Le courage
de la colère ; effets de la colère ; si elle peut réfléchir,
elle devient un vrai courage ; — 4* Le courage qui vient
de la confiance dans le succès ; intrépidité et sang-froid
dans les dangers imprévus; — 6"* Le courage de rigno--
rance ; il ne tient plus devant le vrai danger.
Chapitre X. — Le courage est toujours fort pénible,
et c'est ce qui fait qu'il mérite tant d'estime. — Les
athlètes. — La vertu en général exige des sacrifices et de
douloureux efforts. — Fin de la théorie du courage.
Chapitre XI. — De la tempérance : elle ne s'applique
qu'aux plaisirs du corps, et seulement à quelques-uns de
ces plaisirs. — Il ne peut y avoir d'intempérance dans
les plaisirs de la vue et de l'ouïe ; il n'y en a qu'indirec-
tement dans ceux de l'odorat. — L'intempéracK^ con^
cerne plus particulièrement le sens du goût, et en général
celui du toucher ; exemple de Philoxène d'Erix, — Carac-
tère dégradant et brutal de l'intempérance ; elle ne jouit
même du toucher que dans certaines parties du corps.
Chapitre XII. — Suite de la tempérance : désirs natu-
rels et généraux ; désirs particuliers et factices. On pèche
rarement en fait de désirs naturels ; on pèche le plus
souvent par les passions particulières, en s'y livrant dans
des conditions peu convenables. — La tempérance dans
xu SOMMAIRES
les douleurs est plus difficile à définir que pour les
plaisirs. — L'iusensibilité à l'égard des plai»rs est chose
très-rare, et n'a rien d'humain. — Portrait de l'homme
vraiment tempérant.
Chapitre XIIL — Comparaison de l'intempérance et
de la lâcheté ; l'intempérance parait être {dus volontaire,
parce qu'elle n'est que le résultat du plaisir, que l'homme
recherche natureUement* — Intempérance et désordre
des enfants ; il faut que l'homme soumette ses désirs à la
raison, comme l'enfant doit se soumettre aux ordres de
son précepteur. — Fin de la théorie de la tempérance.
LIVRE QUATRIÈME.
ÀNjlLTS£ DE DIFFÉRENTES VERTUS.
Chapitre I. — De la libéralité : définition de la libéra-
lité. La prodigalité , l'avarice. Caractères généraux de la
libéralité ; vertus accessoires qu'elle suppose. — La libé-^
ralité doit se mesurer à la fortune de celui qui donne.
— Le libéral ne ressent pas trop vivement les pertes
d'argent; il est facile en affaires. — T^ prodigalité est
beaucoup moins blâmable que l'avarice, bien qu'elle ait
quelquefois les mêmes effets. — L'avarice est incurable;
nuances divises de T avarice.
Chapitre II. — De la magnîficeace : sa définition ; sa
DES CHAPITRES. xiii
différence avec la libéralité. Défaut et excès relatifs à la
magnificeiKce. — Qualités du magnifique; ses desseins;
sa manière de faire les choses. — Dépenses où s'exerc^
plus spécialement la magnificence ; dépenses publiques,
dépenses privées. — Excès de magnificence : faste gros-
sier et sans goût. — Défaut de magnificence : la mes-
quinerie.
Chapitre IIL — De la magnanimité ; définition. Les
deux vices opposés» la petitesse d'âme et la vanité
présomptueuse. — Le magnanime n'a jamais que l'hon-
neur en vue; il est le plus vertueux des hommes. —
Modération du magnanime dans toutes les fortunes ; les
avantages d'une grande position développent la magna-
nimité. — Hauteur et fierté du magnanime; S(m courage,
son désintéressement, son indépendance » sa lenteur et
son indolence, sa franchise^ sa gravité silencieuse; ses
manières personnelles. — L'homme sans grandeur d'âme.
— Le sot vaniteux.
Chapitre IV. — Le juste milieu entre une ambition
excessive et une complète indifférence pour la gloire, n'a
pas reçu de nom spécial ; il est à la magnanimité ce que
la libéralité est à la magnificence. Sens équivoque du mot
andiMtieux, pris tantôt en bonne part et tantôt en mauvaise
part. — Le juste milieu est sans nom pour beaucoup de
vertus.
Chapitre V. — De la douceur, milieu entre l'irasci-
bilité et l'indifférence. — Description de la douceur et
des deux extrêmes contraires. Du caractère irascible; les
xw SOMMAIRES
gens irascibies s*emportent vite et se calment de même ;
les gens atrabilaires, tout au contraire. — Difficulté de
fixer précisément les limites dans lesquelles doit se ren*
fermer la colère.
Chapitre VL — De l'esprit de société. L'homme
aimable, et l'homme qui cherche trop à plaire. La dispo-
sition moyenne dans ce caractère se rapproche de V amitié.
— L'homme qui cherche à plaire doit avoir aussi de la
fermeté dans certains cas et doit savoir faire de la peine
quand il le Jaut ; il sait encore traiter les gens suivant
leur position. — Défauts opposés à ce caractère; la dispo*'
sition moyrane en ce genre n'a pas reçu de nom spécial.
Chapitre VIL — De la véracité et de la franchise : elle
est un milieu entre la vaine jactance, qui suppose des
qualités que l'on n'a pas, et la réserve, qui rappetisse
celles même qu'on a. — Caractère du véridique : il
déteste le mensonge, et l'évite dans les petites choses
comme dans les grandes. — Le fanfaron et le charlatan ;
leurs motifs divers. — Le caractère réservé ou ironique ;
Socrate; l'ironie, quand elle est modérée, est aimable et
gracieuse.
Chapitre YIII. — De l'esprit de plaisanterie : l'homme
de bcm ton sait garder un juste milieu entre le bouffon,
qui cherche toujours à faire rire, et l'homme à humeur
farouche, qui ne se déride jamsds. — Limites de la bonne
plsdsanterie : exemple de la vieille comédie et de la
comédie nouvelle ; règle que sait toujours se faire l'homme
bien élevé. — Résumé.
J
DES CHiiPITRES. xv
Chapitre IX. — De la pudeur et de la honte : c'est
plutôt une affection corporelle qu'une vertu ; elle ne sied
bien qu'à la jeunesse ; et pourquoi. Plus tard, I& honte
qui consiste à rougir de ce qu'on a fait, ne peut jamûs
atteindre l'honnête homme, qui ne Tait jamais rien de
mal. — La honte indique d'ailleurs un sentiment d'hon-
nêteté.
LIVRE CINQUIÈME.
THÉORIE DE LA JUSTICE»
Chapitre I. De la justice : définition. -^ Opposition
générale des contraires, et spécialement des deux con-
traires, le juste et Tinjuste. — Sens divers dans lesquels
peut s'entendre le mot de justice. — Rapports de la
justice à la légalité et à l'égalité. — La justice se rapporte
surtout aux autres; elle n'est pas purement individuelle;
c'est là ce qui établit une différence entr'elle et la
vertu, avec laquelle elle se confond souvent.
Chapitre IL — Distinction à faire entre la justice ou
l'injustice, et la vertu ou le vice. La justice est une espèce
de vertu distincte de la vertu en général, comme la poulie
est distincte du tout — Il faut distinguer aussi la justice
ou l'injustice prise en général, de la justice ou de l'injus-
tice dans un cas particulier. — La justice des actions est
xm SOMMAIRES
d'ordinaire d'accord avec leur légalité. — Il faut dis-
tinguer deux espèces de justice ; justice distributive, poli-
tique et sociale; justice légale et réparatrice. Lies relations
des citoyens entr'eux sont de deux espèces, volontaires et
involontaires.
Chapitre III. Première espèce de la justice. — La
justice distributive ou politique se confond avec l'égalité.
Le juste est un milieu comme l'égal. La justice suppose
nécessairement quatre termes : deux personnes que l'on
compare et deux choses que l'on attribue aux personnes.
Mais il faut tenir compte du mérite relatif des personnes ;
et c'est là le point difficile. — La justice distributive peut
donc être représentée par une proportion géométrique,
où les quatre termes sont entr'eux dans les rapports fixés
par les mathématiciens.
Chapitre IV. — Seconde espèce de la justice : justice
légale et réparatrice. La loi ne doit faire aucune acception
des personnes; elle doit tendre uniquement à rétablir
l'égalité entre la perte faite par l'un et le profit fait par
l'autre, dans les relations qui ne sont pas volontaires.
Cette espèce de justice est une sorte de proportion
arithmétique. Démonstration graphique. — Résumé dé
cette théorie générale de la justice.
Chapitre V. — La réciprocité ou le talion ne peut être
la règle de la justice ; erreur des Pythagoriciens. — La
réciprocité proportionnelle des services est le lien de la
société. Régie de l'échange : rôle de la monnaie dai»
toutes les transactions sociales. Cette fonction de la mon-
DES CH.iPITRES. arii
naie, mesure commtine de tout, est purement conven-
tionnelle. — Définition générale de la justice et ce
rinjustice.
Chapitre VI. — Des caractères et des conditions de
l'injustice et du délit. — On peut commettre un crime
sans être absolument criminel. — De la justice sociale et
politique; du magistrat civil; ses hautes fonctions; sa
noble récompense. — Le droit du père et du maître ne
peut se confondre avec le droit politique ; il y a une sorte
de justice politique entre le mari et la femme.
Chapitre VII. — Dans la justice sociale, et dans le
droit civil et politique, il faut distinguer ce qui est
naturel et ce qui est purement légal. Les choses de
nature, sans être immuables, sont cependant moins su-
jettes à changer que les lois humaines. Il y a sous chaque
disposition particulière de la loi des principes généraux,
qui ne changent point. — Distinction du délit spécial et
de l'injuste en général.
Chapitre VIII. — L'intention est un élément néces-
saire du délit et de l'injustice; les actes involontaires, ou
imposés par une force supérieure, ne sont pas des actes
coupables. De la préméditation ; la colère excuse en
partie les actions qu'elle fait commettre. — Des fautes
qu'on peut pardonner; des fautes impardonnables.
Chapitre IX. -^ Réfutation de quelques définitions de
l'injustice : erreur d'Euripide. L'injustice qu'on fait est
toujours volontaire ; celle qu'on soufli^e ne l'est réellement
X
xriu SOMMAIRES
jamais. Réponse à quelques objections. Définition plus
complète de l'injustice. — On ne peut pas se faire d'injus-
tice à soi-même; Glaucus et Diomède. Dans un partage
inique, le coupable est celui qui le fait, et non celui qui
l'accepte. — Des devoirs du juge. — Difficulté et gran-
deur de la justice. Classe spéciale d'êtres qui peuvent la
pratiquer. Elle est une vertu essentiellement humaine.
Chapitre X. — De l'honnêteté : ses rapp(»*ta et ses
différences avec la justice. L'honnêteté est dans certains
cas au-dessus de la justice elle-même, telle que la loi la
détermine. La loi doit nécessairement employer des for-
mules générales, qui ne peuvent s'appliquer à tous les
cas particuliers ; l'honnêteté ou l'équité redresse et com-
plète la loi. — Définition de l'honnête homme.
Chapitre XL — On ne peut être réellement injuste
envers soi-même* Du suicide. La société a raison de le
flétrir; c'est un crime envers elle. — Il vaut mieux souf-
frir une injustice que de la, commettre. — Explication de
cette opinion, qu'on peut être injuste envers soi-même :
une partie de l'âme peut être injuste envers une des
autres parties^ — Fin de la théorie de la justice.
LIVRE SIXIÈME.
THÉORIE DES VERTUS INTELLECTUELLES.
CHApriRE L — 'Des vertus intellectuelles. Nécessité de
DES CHAPITRES. xix
donner plus de précision aux théories précédentes ; insuf-
fisance des règles générales. — Pour bien expliquer les
vertus inteHectuelles, il faut fsdre une étude exacte de
Tâoie. Dans la raiscm, il y a deux parties distinctes:
Tune qui n'est relative qu'à la science et aux principes
étemels et immuables, l'autre qui délibère et calcule sur
les choses contingentes, lldles divers, dans l'âme de
l'homme, de la sensation, de l'intelligence et de l'kwUnct;
c'est toujours la libre préférence de l'âme, éclairée par la
raison, qui est le principe du mouevemnt. La préférence
et la délibération ne s'appliquent jamaâs qu'à l'aveulir.
Chapitre IL — L*âme a cinq moyens d'arriver à la
vérité : l'art, la science, la prudence, la s£^esse et l'Intel-*
ligence. De la science ; définition de la science ; ce qu'on
sait ne peut être autrement qu'on ne le sait; l'objet de la
science est nécessaire, immuable, étemel ; la science se
fonde sur des principes indémcmtrables, que doone l'in-
duction, et sur lesquels s'appuie le syllc^isme pour en
tir^ une conclusion , certaine , mais moins évidrate
qu'eux. — Citations des Analytiques»
Chapitre IIL — De l'art. Définition de l'art : il est le
résultat de la faculté de produire et non de l'action pro-
prement dite; il ne s'applique qu'aux choses contin-
gentes, et qui peuvent être ou n'èlre pas. Il est dirigé par
la raison vraie ; l'inhat^leté n'est dirigée que par une
fausse raison. ^
Chapitre IV. — De la prudence. Définition de la
pradence ; elle ne s'applique qu'aux choses contingentes ;
it.r SOMMAIRES
se» (liiïérences avec Fftit et la science. Exemple de Péri-
clës. Influences fftcheuses des émotions du plaisir et de la
douleur sur la prudence et sur la conduite de Thomme.
^- La prudence, une fois acquise, ne se perd plus.
CHAPmiE V. — De la science et de rintelligence : Fin-
telliçence, F entendement est la faculté qui connaît direc-
tement les principes indémontrables. — La sagesse ou la
parfaite habileté doit être considérée comme le plus haut
degré de la science; elle s'élève au-dessus des biens
humains et des intérêts personnels : Phidias, Polyclète;
Anaxagore, Thaïes. — La prudence, qui est essentielle-
ment pratique, dmi surtout connaître les détails et lea
faits particuliers.
(«HAPiTRE VI* -^ Rapports de la prudence à la science
politique ; elle ne concerne que 1* individu, et règle, comme
il convient, ses intérêts personnels. Uintérêt de l'individu
ne peut être séparé de celui de la famille et de ceM de
rÉtat. -^ La jeunesse ne peut avoir la prudence, qin ne
s'acquiert que par une longue expérience. — La prudence
ne peut se confondre avec la science ; elle se rapproche
davantage de la sensation.
CiHAPiTRE VII. — De la délibération : caractère de la
sage délibération; elle diffëre de la science; elle suppose
toujours une recb^cbe et un calcul ; elle n'est pa» non
])lus un hasard ni la simple opinion. — Définition de la
sage délibération : c'est un jugement droit appliqué à
ce qui est vraiment utile; elle peut être absolue, ou
spéciale.
DES CHAPITRES. xxi
Chapitre VIII. — De Vintelligence ou cO[n}A*éhen8ion^
et de riniotelligence. L'inteUigence ne sa confond pas avec
la science ni avec l'opinion ; elle s'applique aux môuies
objets (jue la prudence ; elle se manifeste surtout dan» la
rapidité à apprendre et à comprendre les choses. — Du
bon sens.
Chapitre IX. — Toutes les vertus intellectuelles
tendent au même but; elles s'appliquent toutes à l'action «
c'est-à-dire, aux termes inférieurs et derniers. Elles sont
en général des dons de la nature, et (elles ne peuvent
point s'acquérir. Elles se produisent et s'accroissent avec
l'âge. 7- Importance qu'il faut attacher à l'avis des per-
sonnes expérimentées et des vieillards.
Chapitre X. — De l'utilité pratique des vertus intel-
lectuelles. (iOmparaison de la sagesse et de la prudence..
lia sagesse n'a pas pour but spécial le bonheur; la pru-
dence éclaire l'homme sur les moyens d'arriver an
bonheur ; mais en réalité elle ne le rend pas plus hal^ile à
se l'assurer. La sagesse et la prudence contribuent
cependant au bonheur de l'homme, ainsi que la vertu « en
assignant un louable but à ses efforts. — De l'habileté
dans la conduite de la vie ; ses rapports à la prudence ; il
n'y a pas de prudence sans vertu.
Chapitre XI. — Des vertus naturelles : les vertus que
nous tenons de la nature ne sont pas à proprement parler
des vertus, tant que nous ne les avons pas éclairées par la
raison et fortifiées par une habitude volontaire. Théorie
de Socrate, en partie vraie, en partie fausse, sur la nature
^xii SOaiMAlRËS
de la vertu. — La vertu ne peut pas se confondre avec la
raison; msds sans raison^ il n'y a pas de vertu. La pru-
dence est d'ailleurs inférieure à la si^sse, et ne travaille
que pour elle.
LIVRE SEPTIÈME.
TUÉOBIfi DE L^INTEMPÉRAIfCE ET DU PLAISIR.
Chapitre I. — Nouveau sujet d'études. Le vice, Tin-
tempérance et la brutalité. La vertu contraire à la bruta-
lité est un héroïsme presque divin ; mot des Spartiates.
Méthode à suivre dans ces nouvelles recherches : d'abord
exposer les faits et les opinions le plus généralement
admises ; et ensuite, discuter les questions controversées.
— De la tempérance et de la fermeté atout endurer; opi-
nion reçue à ce sujet.
Chapitre IL — Explication de l'intempérance. On e^
intempérant tout en sachant qu'on l'est. — Réfutation de
Socrate, qui soutient qae le vice n'est jamais que le résul-
tat de l'ignorance ; objections contre cette théorie. —
Nuances diverses de la tempérance et de l'intempérance,
selon les cas. Le Néoptolème de Sophocle ; dangers des
sophismes. — De l'intempérance absolue et géniale. -^
Fin des questions préliminaii^es sur l'intempérance»
Chaptire m. — L'intempérant sait-il bien la faute
DES CHAPITRES. xxiii
qu'il cooftinet ? L'intempérance s'àpplique-t-^Ue & tout ? ou
seolement à des actes d'nn certain ordre ? Éyidemment,
la faute est beaucoup plus grave quand on s'en rend
conq>te en la commettant. — Explication de Terreur dans
laquelle tombe l'intempérant; il peut connaître la règle
générale, sans la connaître et l'appliquer dans le cas par-
ticulier où il agit — Le syllogisme de l'action ; l'intempé-
rant ne connaît que le dernier terme et ne connaît pas le
terme universel. — Justification définitive des théories
de Socrate, qui croit que l'homme ne fait jamais le mal
que par ignorance.
Chapitke IV. — Que doit-on entendre par l'intem-
pérance prise d'une manière absolue ? — Espèces diverses
des plaisirs et des peines ; plaisirs nécessaires résultant
des besoins du coprs; plaisirs volontaires. — L'intem-
pérance et la tempérance concernent surtout les jouis-
sances corporelles. — Distinction entre les désirs qui sont
légitimes et louables, et ceux qui ne le sont pas ; dans les
désirs de cette première espèce, l'excès seul est à blâmer :
Niobé, Satyrus. — L'intempérance et la tenii^érance cor-
respondent à la débauche et à la sobriété. ^
Chapitre V. — Des choses qui sont naturellement
agréables et de celles qui le deviennent par l'habitude ;
goûts monstiieux et féroces ; exemples divers ; goûts
bizarres et maladifs. On ne peut pas dire que ces goûts
soient des preuves d'intempérance. — L'intempérance
prise exi un sens absolu est l'opposé de la sobriété.
Chapitre VI. — L'intempérance en fait de colère est
Jjie SOMMAIRES
moius coupable que rintempérance des désirs. Le désir
est plus dénué de raison encore que la colère. Exemples
divers. — Trois classes différentes de plaisirs ; la candi •
tion des brutes est moins basse que celle de l'homme
dégradé par le vice.
Chapitre VII. — Dispositions diverses des individus
relativement à la tempérance et à la débauche. — Carac-
tère propre du débauché ; sa définition. — La vidence des
désirs rend les fautes plus excusables. — Définition de la
mollesse. — L'intempérance peut avoir deux causes, l'em-
portement ou la mollesse ; différence de ces deux causes.
Chapitre VIII. —t Comparaison de l'intempérance et
de l'esprit de débauche. L'intempérance est moins cou*
pable ; elle n'est pas réfléchie *, elle est intermittente. La
débauche au contraire est une perversité profonde qui,
en faisant le mal, ne se contraint point elle-même. —
Portrait de l'intempérant.
Chapitre IX. -^ L'homme tempérant n'obéit qu'à la
droite raison. — L'entêtement a quelques rapports avec
la domination de soi-même : motifs ordinaires de l'entête-
ment. Du changement d'opinion; on peut n'avoir aussi
pour changer d'opinions que de louables motifs ; exemple
de Néoptolème. — La tempérance se trouve entre l'insen-
sibilité, qui repousse les plaisirs les plus permis, et lu
débauche, qui a perdu toute domination de soi. — Kap-
ports de la tempérance à la sobriété ; leurs différences.
Chapitre X. — La prudeiKe et l'intempérance sont
DES CHAPITRtS. xxv
incompatibles. — Nouveau portrait de rintempérant. —
L'intempérance naturelle est plus difficile à guérir que
l'intempérance résultant de l'habitude. — Résumé des
théories sur l'intempérance.
Chapitre XL — Il importe au philosophe qui étudie
la science politique, de connaître à fond la nature du
plaisir et de la douleur. — I^ plaisir est-il un bien ? Est-
il le bien suprême ? Arguments en sens divers sur cette
question. — Des espèces et des causes du plaisir. Réponse
aux diverses objections faites contre le plaisir. Le sage
fuit les plaisirs qui ne sont pas des plaisirs absolument,
et qui sont accompagnés d'im mélange de douleur.
Chapitre ^ïl. -r- Opinions communes sur la douleur
et le plaisir, que l'on confond avec le mal et le bien :
erreur de Speusippe. — Rapports du plaisir et du
bonheur; dangers d'une excessive prospérité. Le bonheur
est le développement complet de toutes nos facultés ; et
l'activité est elle-même un réel plaisir.
Chapitre XIII. — Des plaisirs du corps. Fausses
théories sur ce sujet; il ne faut pas proscrire les plaisirs
du corps absoimnent ; mais il faut les restreindre dans les
limites où ils sont nécessaires. ^— Cause de l'erreur qui
fait prendre les plaisirs du corps pour les seuls plaisirs;
ils nous consolent souvent de nos chagrins. La jemiesse.
Les tempéraments mélancoliques. — Nature de Thomme,
qui a besoin de changement Dieu seul dans sa perfection
ne change jamais. Le méchant aime à changer sans cesse.
— Fin de la théorie du plaisir.
xjri SOMMAIRES
'*^^vsm
LIVRE HUITIÈME.
THÉORIE DE L'AMITIÉ*
Chapitre L — De Tamitié. Ses caractères géniaux ;
elle est nécessaire à la vie de rhomme ; son importance
individuelle , son importance politique. — L'amitié est
aussi honoral>le que nécessaire. — Théories diverses sm
l'amitié et l'amour. Explications physiques: Euripide^
Heraclite^ Empédocle. Il ne faut étudier l'amitié et l'a*
mour que dans l'homme.
CHAprrR£ II. — De l'objet de l'amitié. Le bien, le
plaisir et l'intérêt, sont les trois seules causes qui peuvent
provoquer l'amitié. — Du goût que l'on éprouve pour les
choses inanimées. — Bienveillance réciproque, maifi igno-
rée. Pour être vraiment amis, il faut se connaître et savoir
directement le bien qu'on se veut l'un à l'autre.
CuAPrrRE III. -^ L'amitié revêt la nuance des motifs
qui l'inspirent ; die est comme eux de trois espëoes :
d'intérêt, de plaisir et de vertu. — Fragilité des deux
premières d'espèces d'amitié ; les vieillards n'aiment
guères que par intérêt ; et les jeunes gens, par plaisir,
amitiés passagères de la jeunesse. — L'amitié par vertu
est la plus parfaite ei la plus solide. Mais elle est la phis
rare ; elle ne se forme qu'avec le temps, et elle dmt être
égale de part et d'autre.
DES CHAPITRES. xxtti
Chauthe' IV. — Comparaison des trois espèces d'ami**
liés. — Les amitiés par intérêt ne durent qu'autant que
Fintérèt lui-même; les amitiés par plaisir passent en
général avec Tâge; l'amitié par vertu est la seule qui
mérite vraiment le nom d'amitié ; elle seule résiste à la
calomnie. — Les autres ne sont des amitiés que parce
qu'elles ressemUeot à celle-là sous certains rapports.
CiupiTttE V. — Il faut, pour l'amitié, comme pour la
vertu^ distinguer la disposition morale » et l'acte lui^
même. On peut être très-sincèrement amis sans faire
acte d'amitié : effets de Tabsence. — Les vieillards et les
gens d'un caractère nide et austère sont peu portés à
l'amitié. — La vie commune est surtout le but et le mgne
de la véritable amitié. Éloignement des vieillards et des
humoristes pour la vie commune ; leur affection peut n'en
être pas moins réelle.
%
%
Chapitre VI. — La véritable amitié ne s'adresse guère
qu'à um seule personne. I^es liaisons très-nombreuses
n'ont rien de profond. — L'amitié par plaisir se raj>-
proche plus de la véritable que l'amitié par intérêt —
Amitiés des gens riches : leurs amis sont très-divers ; la
véritable amitié est très-rare pour eux. — Résumé sur les
deux espèces inférieures d'amitié.
CHAf iTR£ VIL — Des amitiés ou affections qui s'at-
tacbent à des si^érieura : le père et le fils ; le mari et la
femme ; te magistrat et les citoyens. — Pour que l'amitié
naisse et subsiste* il faut que la distance entre les per-
sonnes ne soit pas trop grande ; rapport des hommes aux
a:xviu SOMMAIRES
Dieux. — Question subtile que cette coneidèration fait
soulever.
Chapitre VIII. — En général, on préfère être eimé
plutôt que d'aimer soi-même : rôle du flatteur. ' — De la
cause qui fait qu'on recherche la considération des gens
qui ont une haute position. — Exemple de Famour ma--
ternel. — La réciprocité d*afl*ection est surtout solide,
quand elle est fondée sur le mérite spécial de chacun des
axcàs ; liaison entre gens inégaux. — Ridicule des amants.
— Rapports des contraires; ils ne tendent pas 1* un vers
l'autre ; ils tendent au juste milieu.
Chapitre IX. — Rapports de la justice et de l'amitié
sous toutes ses formes. — Lois générales des associations,
quelles qu'elles soient. Toutes les associations particu*-
lières ne sont que des parties de la grande association
politique. Chacun dans l'État concourt à l'intérêt com-
mun, qui est le but de l'association générale. — Fêtes
solennelles ; sacrifices \ banquets ; origine des fêtes sa-
crées.
Chapitre X. — Considérations générales sur les di-
verses formes de gouvernements : royauté, aristocratie,
timocratie ou république. Déviation de ces trois formes :
la tyrannie, l'oligarchie, la démagogie. — Succession des
diverses formes politiques. — Comparaison des gouver-
nements différents avec les diverses associations que pré-
sente la famille. — Rapports du père aux enfants ; pouvoir
paternel chez les Perses ; rapports du mari à la femme ;
rapports des frères entr'eux.
DES CHAPITRES, xxir
Chapitre XI. — Sous toutes les formes de gouvertie-
nements, les sentiments d'amitié et de justice sont tou-
jours en rapport les uns avec les autres. — Les rois,
pasteurs des peuples. — Bienfaits de l'association pater-
nelle. L'affection du mari pour la femme est aristocra-
tique ; celle des frères entr'eux est timocratique. — ^ La
tyrannie est la forme politique où il y a le moins d'affection
et de justice ; la démocratie est celle où il y en a le plus.
Chapitre XIL — Des affections de famille. — De la
tendresse des parents pour leurs enfants, et des enfants
pour leurs parents ; la première est en général plus vive
que l'autre. — Affection des frères entr'eux : motifs sur
lesquels elle s'appuie. — Affection conjugale : les enfants
sont un lien de plus entre les époux. — Rapports généraux
de justice entre les hommes.
Chapitre XIIL — I^s plaintes et les réclamations ne
sont pas à craindre dans les amitiés par vertu ; elles sont
plus fréquentes dans les amitiés par plaisir ; elles se pro-
duisent surtout dans les liaisons par intérêt. — Deux
espèces de liaisons d'intérêt : l'une purement morale,
l'autre légale. — Des règles à suivre, dans la juste recon-
naissance et l'acquittement des dettes ou des obligations
qu'on a contractées. — L'étendue d'un service doit-elle
se mesurer sur l'utilité de celui qui en a profité, ou sur la
générosité de celui qui l'a rendu? — Sentiments différents
de l'obligé et du bienfaiteur. — Supériorité des amitiés
par vertu.
Chapitre XIV. — Des dissentiments dans les liaisons
XXX SOMMAIRES
où l'un des deux est sapérieur à l'autre. Chacun tite de
l'amitié ce qu'il doit en retirer ; l'un, l'homieiir ; l'autre,
le porofit. — Des benneurs publics. — Des rapports dans
lesquels il est impossible à rbooame de s'acquitter plei-
nement — Vénération envers les Dieux et envers les
parents. — Relations du père et du fils.
LIVRE NEUVIÈME.
TRéORIE DE L^AMITIÉ. --* SUITE.
Chapitre I. — Des causes de mésintelligences dans les
liaisons où les amis ne sont pas égaux. Des mécomptes
réciproques. — Est-ce celui qui a rendu le service le pre-
mier, qui doit fixer le taux de la r^unération? Procédé
de Protagore et des Sophistes. — Vénération profonde
qu'on doit avoir pour les maîtres qui vous ont enseigné la
philosc^hie. — Lois de quelques États où les transactions
volontaires ne peuvent donner ouverture à une action
judiciaire.
Chapitre IL -^ Distinctions et limites des devoirs et
des égards selon les personnes. Délicatesse de ces ques-
tions. Règles générales ; exceptions ; cas particuliers ; —
Devoirs envers les parents, les frères, les amis, les
concitoyens ; devoirs envers l'âge. — Nuances à observer
dans toute la conduite.
DES CHAPITRES. xxxi
Chapitre III. — Rupture des amitiés. Causes diverses
qui peuvent ramener. On ne peut se plaindre que si Ton
a été trompé par une affection feinte. — Hypothèse où
Tun des amis devient vicieux; il ne faut rompre que si
l'on désespère de le corriger. — Hypothèse où l'un des
amis devient plus vertueux ; il ne doit pas rompre abso^
himent, et il doit toujours quelque chose au souvenir du
passée
Chapitre IV. — L'amitié qu'on a pour les autres vient
de l'amitié qu on a pour soi-même. On ne peut s'aimer
qu'autant qu'on est bon. — Portrait de l'honnête homme;
il est en paix avec lui-même, parce qu'il fait le bien
exclusivement en vue du bien. La vie est pleine de
douceur pour lui. — Rapports de l'amitié et del'égotsme.
Portrait du méchant ; ses désordres intérieurs ; discordes
de son âme ; haine de la vie ; horreur de soi-même. — Le
suicide* — Avantages de la vertu.
Chapitre Y. — De la bienveillance. Elle diffère de l'a-^
mité et de Vinclinalion« — Elle peut s'adresser à des in-
connus, et elle est trës-superficielle. — Influence décisive
de la vue sur l'amitié et l'amour. — Conunent la bienveil-
lance peut devenir de l'amitié. — Motif ordinaire de la
bienveillance.
Chapitre VI. — De la concorde. Elle se rapproche de
l'amitié. — Il ne faut pas la confondre avec la conformité
d'o{ttnions. — Admirables effets de la concorde dans les
Étais ; c'est l'amitié civile. — Effets désastreux des dis-
cordes : Étéocle et Polynice. — La concorde suppose tou-
xxxii SOMMAIRES
jours des gens de bien. Les méchants sont perpétuelle-
ment en désaccord, à cause de leur égoïsme sans frein.
Chapitre VIL — Des bienfaits. Le bienfaiteur aime
en général plus que Tobligé. — Explications fausses
de ce fait étrange. Mauvaise comparaison des dettes;
Épicharme. Explication particulière d*Aristote. — Aiinour
des artistes pour leurs œuvres; amour des poètes pour
leurs vers. — L'obligé est en quelque sorte l'œuvre
du bienfaiteur. — Plaisir actif supérieur au plaisir
passif. — On se plaît au bien qu'on fait ; on aime davan-
tage ce qui coûte de la peine. — Attachement plus vif
des mères pour leurs enfants*
Chapitre VIIL — De Tégoïsme ou amour de soi. Le
méchant ne pense qu'à lui-même ; l'homme de bien ne
pense jamais qu'à bien faire, sans considérer son propre
intérêt. — Sophisme pour justifier l'égoïsme. Il faut bien
distinguer ce qu'on entend par ce mot. Égoïsme blâ-
mable et vulgaire. L' égoïsme qui consiste à être plus
vertueux et plus désintéressé que tout le monde, est fort
louable. — Dévouement à ses amis, à sa patrie ; dédain
des richesses. Passion excessive pour le bien et pour la
gloire.
Chapitre IX. — A-t-on besoin d'amis quand on est
dans le bonheur? Arguments en sens divers. — A-t-on
plus besoin d'amis dans le malheur que dans le bonheur?
— L'homme heureux ne peut être solitaire; il a besoin
de faire du bien à ses amis, et de voir leurs actions ver-
tueuses : Théognis cité. C'est encore agir vertueusement
DES CHAPITRES. xxxiii
que (le les contempler ; se sentir agir et vivre dans ses amîa
est un très-vif plaisir; et on ne Ta que dans Tintiinité. —
L'hooiDie heureux doit avoir des ami» vertueux comme lui^
(«HAPïTRE X. — Du nombre des amis. Pour les amis
par intérêt, il en faut peu ; car on ne saurait rendre ser-
vice à tous ; pour les amis de plaisir, un petit nombre
suflit; pour les amis par vertu, il n'en faut avoir qu'au-
tant qu'on en peut aimer intimement ; le nombre en est
ibrt restreint. — L' amours qui est l'excès de l'affectionf
ne s'adresse qu'à un seul être. — Les amitiés illustres ne
sont jamais qu'à deux ; mais on peut aimer un grand
nombi'e de ses concitoyens.
C^HAPiTRE XI. — Les amis sont-ils plus nécessaires dans
la prospérité ou dans le malheur? Raisons dans les deux
sens : la présence seul des amis et leur sympathie sou-
lagent notre peine ; elle accroît notre bonheur. — N'ap-
peler ses amis qu'avec réserve^ quand on est dans le
chagrin. Aller spontanément vers eux, quand ils souffrent.
— Montrer peu d'empressement à leur demander service
pour soi-même , mais ne pas refuser obstinément. —
Résumé.
Chapitre XII. — Douceurs de l'intimité. L'amitié est
comme l'amour ; il faut toujours se voir. — Occupations
communes qui servent à accroître l'intimité. — Les mé-
chants se con*ompent mutuellement — Les bon6 s'amé-
liorent encore par leur commerce réciproque. — Fin de
la théorie de l'amitié.
y
.TT.rip SOMaiAIRES
-^ I.T. .^y ^
LIVRE DIXIÈME.
DU PLAISIR ET DU VRAI BONHEUR.
Chapitre I. — Du plaisir. C'est le sentiment le mieux
approprié à resi)èce humaine ; immense importance du
plaisir dans l'éducation et dans la vie, — Théories con-
traires sur le plaisir ; tantôt on en fait un bien ; tantôt on
en fait un mal. — Utilité de faire accéder ses maxhnes et
sa conduite.
CHAprmE IL — Examen des théories antérieures sur la
nature du plaisir. Eudoxe en faisait le souverain bien,
parce que tous les êtres le recherchent et le désirent.
Eudoxe appuyait ses théories par la parfaite sagesse de sa
conduite. — Argument tiré de la nature de la douleur ;
tous les êtres la fuient. — Opinion de Platon. — Soteitioti
particulière d' Aristote. — Ce que tous les êtres recherchent
doit être un bien. — L'argument tiré du contraire n'e»t
pas bon, parce que le mal peut être le contraire d'un
autre mal.— Réfutation de quelques autres arguments. —
Le plaisir n'est pas une simple qualité ; il n'est pas nom
plus un mouvement ; ce n'est pas davantage la satisfaction
d'un besoin. — Des plaisirs honteux ne sont pas de vrais
plaisirs. — Indication de quelques solutions. — Réswié :
le plaisir n'est pas le souverain bien; 11 y A des ptetsim
désirables.
DES CHAPITRES. x^xr
^HAiKïHE IIL — Théorie nouvelle du plaisir. Réfuta-
tions de qiidqneâ antres théorises aAtérieares ; le plaisij*
n'«8t ni un mouvement oi une génération successive. —
Espèces différentes du mouvement. Tous les mouvements ,
en général sont incomplets, et ne sont jamais parfaits à
un moment qoekonque de la durée. — Le plaisir est un
tout indivisible, à quelque instant de k durée qu*on i'ob-
serve.
CHAPfTKE IV. — Suite de la théorie du plaisir. L'acle
le plus complet est celui qui se fait dans les meilleures
conditions. — Le plaisir complète et achève l'acte, quand
Têtre qui sent, et l'objet senti, sont dans les conditions
voulues. — Le plaisir ne peut pas être continuel plus
que la peina; faiblesse humaine. — Plaisir île la nou-
veauté. — L'homme aime le plaisir, parce qu'il aime la
vie.. Liaison étroite du plaisir et de la vie.
Chapitre V. — De la différence des plaisirs. Elle vient
de la différences des actes. — On réussit d'autant mieux
qu'on a plus de plaisir à fiôre les choses* *^ Les plai-
sirs propres aux choses^ les plaisirs étrangers ; les uns
troublent les autres, parce qu'on ne peut bien faire deux
choses à k fois. Exemple des spectateurs au théâtre et
teurs distractions. — Plaisirs xie la pensée, plaisirs des
sens. — Le plaisir varie suivant les êtres, et même d'in-
dividu à individu dans une méane espèce. — C'est la
vertu qui doit^ètre la mesum des; plaisirs.
Chapitre VI. — Récapitulation rapide de la théorie
sur' lé bonheur. U n'est, pas une simple manière d'être.
XTJ-n SOiMMAIRES
irest \m act6 libre et indépendant, sans aatre bat que
hii-même, et confoime à la vertu. — ha bonhear ne peut
être eonfondii avec les amusements et les plaisirs ; ramo-
sèment ne peut être le but de la vie : les enfants, les
tyrans. — Maxime excellente d'Anacharsis. — Le diver-
tissement n'est qu'un repos et une préparation au travail.
— ï^e bonheur est extrêmement sérieux.
Chapitre VIL — Suite de la récapitulation des théories
sur le bonheur. L*acte de l'entendement constitue l'acte
le plus conforme à la vertu, et par suite le plus heureux ;
il peut être le plus continuel. — Plaisirs admirables de la
philosophie. — Indépendance absolue de rentendement
et de la science ; il est à lui-même son propre but ; calme
et paix profonde de l'entendement. Troubles de*la poli-
tique et de la guerre. L'entendement est un piîncipe divin
dans l'homme. ^— Supériorité infinie de ce principe;
grandeur de l'homme ; le bonheur est dans l'exercice de
r intelligence.
Chapitre VIII. — Le second degré du bonheur, c'est
l'exercice de la vertu, autre que la sagesse. La vertu mo-
mie tient parfois aux qualités physiques du corps et s'allie
fort bien à là prudence. — Supériorité du bonheur intel-
lectuel. 11 ne dépend presqu'en rien des choses exté-
rieures. — La vertu consiste à la fois dans T intention et
dans les actes. — Le parfait bonheur est un acte de pure
contemplation. Exemple des Dieux. C'est leur faire injure
que de leur supposer une autre activité que celle de la
pensée. — Exemple contraire des animaux ; ils n'ont pas
de bonheur, parce qu'ils ne pensent point. — Le bonheur
DES CHAPITRES. j'.ij:rii
est en proportion de la pensée et de la contemplation.
Chapitre IX. — Le bonheur suppose un certain bien-
être extérieur ; mais ce bien-être est très-limité. — La
position la plus modeste n'empêche ni la vertu ni le
bonheur. — Opinion de Selon; opinion d'Anaxagore. Il
ne faut croire les théories que quand elles s'accordent
avec les faits. — Grandeur du sage; il est Tami des
Dieux ; il est le seul heureux.
Chapitre X. — Impuissance des théories; importance
de la pratique; opinion de Théognis. — La raison ne
parle qu'au petit nombre. Les multitudes ne peuvent être
conduites et corrigées que par la crainte des châtiments.
— Influence de la nature; nécessité d!une bonne édu-
cation; elle ne peut être réglée que par la loi. Sages
conseils donnés au législateur par Platon. — Emploi
simultané de la pratique et de |a force. La loi seule a la
puissance de commander efBcacement. — Éducation
publique ; éducation particulière ; utilités des règles géné-
rales et de la science ; l'expérience. — Rôle admirable du
législateur. — Métier peu utile et peu honorable des
sophistes qui enseignent la politique. E)le est indispen-
sable. Les études théoriques sur les constitutions peuvent
être de quelque utilité. — Recueil des Constitutions, —
Liaison de la politique à la morale ; annonce de h Poli-
tique d' Aristote, faisant suite à sa Morale.
Li GRANDE MORALE
LIVRE PHEiMIER.
Chapitres I. — De la nature de la Morale. .£)Ue fait
partie dç la politique. — 11 faut étudier la vertu siu*tout
à un point de vue pratique, aiin de la cotinattre et de Tac-
quérir. — Travaux antérieurs : Pythagore, Socrate,
Platon ; défauts de leurs théories. L'auteur essaiera de les
xooipléter. — Principes généraux sur le bien. La poli-
tique, qui est le premier des arts, doit étudier le blep
applicable à rhomme. De l'idée du bien. Du bien réel et
commun dans les choses. — Rôle de la définition et de
rinduction dans cette étude, — La politique et la morale
n'ont point à s'occuper de l'idée absolue du bien. Le bien
est dans toutes les catégories, et chaque bien. spécial est
l'objet d'un art spécial. — Erreur de Socrate qui prenait
la vertu pour une science.
Chapitre IL — Division ordinaire des biens : bien^
précij^ux et honorables ; biens louables ; biens qui ne sont
qu'en puissance; biens conservatifs ; biens désirable
{Mirtout et toujours ; biens qui sont des fins ; biens qui ne
^ont pas des fins. — De la méthode à suivre pour étudier
xl SOMMAIRES
*
le bien suprême, — Difficulté et incertitude de cette re-
cherche.
Chapitre III. — Autre division des biens : biens de
Tâme; biens du corps; biens extérieurs. — La fin est
toujours double. — L'usage et la simple possession. —
L'acte est supérieur à la faculté.
CuAPrrRe IV. — La vertu est dans Tâme, et c'est Tàine
qui constitue l'homme essentiellement. — Définition du
bonheur. Ses conditions nécessaires en lui-même, et dans
les êtres qui peuvent le posséder. — Le bonheur consiste
surtout dans l'acte. — Digression sur les facultés diverse
de l'âme, et spécialement sur la faculté nutritive.
Chapitre V. — Division de l'âme en deux parties :
Tune, raisonnable ; l'autre, irrationnelle. Vertus de l'une et
de l'autre. — L'excès, soit en plus, soit en moins, détruit
la vertu. Exemples divers. Exemple spécial du courage,
CHAPrrRE VL — De }*rn||uppce du plaisir et de la dou-
leur sûr la vertu. — De l'influence de l'habitude. — La
morale tire son nom de l'habitude, dans la langue grecque.
Chapitre VIL — Des divers phénomènes de rânic :
les affections, les facultés, les dispositions. — Définition
de ces trois choses. — La bonne disposition est également
éloignée de l'excès en plus et du défaut en moins. —
Exemples divers.
Chapitre VIII. — Des dispositions : bonnes, elles sont
DES CHAPITRES. itli
dans une sorte de milieu; mauvaiseï^^ elles sont dans
Texcës ou dans le défaut. ~ Objections sur les biens qui
ne sont ni dans le défaut ni dans l'excès. — Réfutation de
cette objection.
Chapitbe IX. -^ I^ contraire du milieu, qui est k
vertu, est tantôt le défaut, tantôt l'excès. Exemples
divers et opposés, — Les deux extrêmes peuvent être
contraires au milieu. — Deux méthodes pour distinguer
le contraire. Voir quel est le contraire le plus éloigné.
Voir aux penehanta naturels. — pifficulté et mérite de la
vertu.
Chapitre X, — La vertu dépend de Thomme ; elle est
volontaire, ainsi que le vice. — Erreur de Socrate. — Les
législations, l'estime et le mépris des hmnmes prouvent
que la vertu dépend de notre libre arbitre. — Autres
preuves à l'appui de cette théorie. — L'homme, comme
le reste de la nature, a la force de produire certaines
choses et certains actes. Ces actes changent, et avec eux
changent aussi les principes par lesquels l'homme les
produit : la volonté, la détermination. — La liberté dans
l'homme est incqntestable.
Chapitre XL — Théorie de la liberté dans Thomme,
— Définition de l'acte volontaire et libre. — Trois
espèces d'appétits. — Le plaisir est la suite de tout ce
qu'on fait par désir ; la douleur, de tout ce qu'on fait
par nécessité. — Objection à cette théorie. — L'intem-
pérance, dit-on, est involontaire. Réfutation de cette
théorie.
xlii SOMIIAI&BS
Chahtrc XIL — Suite de ]a réfutatioa précéifente. —
Antre objection pour prouver que TmÉemp^aoee est
Involontaire. Cette objection s'â{>plique aux acte» de la
colère et à ceux de la volonté, comme à ceux du diêsirv —
Réfutation de cette seconde objection. Le mépris qu*on a
pour l'inteaspérant^ i^rouve bien qu'il agit volontaire-
ment^
Chapitre XIII. — Définition de la violenoe ou foive :
elle peut agir sur les êtres ammés, toi^ aussi bien que sm
les êtres ioanin^s. Il y a violence Umtea les. fcûsque la
cause qui fait agir est extérieure aux êtres qu elle nient. Il
n'y a plus violence quand la cause est dans les êtres
eux-mêmes^.
Chapitre XIV* --^ Définition des idées de nécessité
et de nécessaire. — Exemples divers.
Chapitre XV. . — De l'acte volwtaire : c'est l'inteflh
tien qui en fait toute l'importance. — Exemple de la
fen^me qui en^poisoime son amant dans un philtre, en
Taulant s'en faire aimer.
Chapitre XVI. — La préférence réfléchie ne se con-
fond, ni avec l'appétit, ni avec la volonté, ni même avec
la pensée. Elle est la combinaison de plusieurs facultés. —
Définition de la préférence : eUe ne s'applique qu'aux
moyens et non au but ; elle suppose une délibération
antérieure de T intelligence. — L'acte volontaire doit se
distinguer de l'acte de préférence ^ de préméditation. —
Exemple de quelques législateurs qui ont fait cette dis-
DBS CHAPITRES. sotiii
4;înction. — Un'y a de préférence poBdibl^ que dans les
choses où rhoinme agit La préférence n'a pas de place
dans la science. Elle a lien dans l'actitm, parce que
riiomme peut s'y tromper en deux sens : ou par excès,
ou par défaut.
(iHAPiTRE XVII. — Suite de la théorie précédente. —
r^ sensilÂlité ne délibère pas, parce que tous ses actes
sont spéciaux et déterminés. — De Tobjet que poursuit
la vertu : c'est le but lui-mêxne, et non les moyens qui
peuvent y mener.
Chapitre XVIII. — La véritable fin de la vertu, c'est
le bien ; mais il faut entendre le bien pratique et réel. —
On ne peut juger les hommes que sur les actes et noty
sur les intentions. — Théorie des milieux dans les pas^
sions.
Chapitre XIX. — Du courage : il se rapporte à la penr^
ou au sang-froid dans certains cas. — ^ Portrait de l'homme
courageux. On ne peut pas dire que les soldats soient cou-
rageux ; c'est par habitude qu'ils bravent le danger et
avec certaines conditions. — Erreur de Socrate, qui dû
courage fait une science. — On n'est pas courageux,
quand la fermeté que Ton montre vient de l'ignorance dû
danger, ou d*une passion qui emporte. — Du courage
social : Homère cité. — Ce n'est pas encore le vrai cou-
rage que celui qui vient de l'espérance ou du désir. —
Définition du véritable courage:
Chaph're XX. — De la tempérance. — Définition :
:rlh iSOMMAlRES
c'est le milieu entre la licence et T insensibilité dans tes
plaisirs des deux sens du toucher et du goût exclusive-
ment. — L'homme seul peut être tempérant, parce qu'il
est le seul être cpii soit doué de raison.
CHAPITRE XXL — De la douceur : c'est le milieu
entre l'irascibilité, et l'indifférence, qui reste impassible.
— Les deux extrêmes sont également blâmaUes. — Il n'y
a que le milieu qui mérite nos louanges.
Chapitre XXIL — De la libéralité : elle est le milieu
entre la prodigalité et l'avarice. Ces deux excès sont blâ-
mables; le milieu seul est digne de louanges. — Espèces
diverses de l'avarice. L'homme libéral ne doit pas s'occu-
per d'amasser de l'argent et de faire fortune.
Chapitre XXIIL — De la grandeur d'âme : elle est le
milieu entre l'insolence et la bassesse. — Le magnanime
n'ambitionne que l'estime et la considération des honnêtes
gens. — Définition du magnanime.
Chapitre XXIV. — De la magnificence : elle est un
milieu entre l'ostentation et la mesquinerie. Elle se rap-
porte à la manière de dépenser convenablement, ^elon les
temps, les lieux et les choses. — Le faste. — La mesqui-
nerie. — Définition de la véritable magnificence.
Chapitre XXV. — De l'indignation qu'inspire le ç;en-
tiraent de la justice. Elle tient le milieu entre l'envie, qui
se désole du bonheur des autres, et la malveillance, qui se
réjouit de leurs maux.
DES CHAPITRES. tIv
Chapithe XXVI. — De la dignité et du respect de soi
dans les rapports de société. Elle tient le milieu entre
Tarrogance, qui n'est contente que d'elle même, et la com-
plaisance, qui recherche tout le monde.
(iHAPrtRE XXVII. — De la modestie : elle tient le
milieu entre l'impudence, qui se permet tout, et la timi«-
dite, que tout embarrasse.
Chapitre XXVIII. — De l'amabilité : elle est le milieu
entre la bouffonnerie, qui plaisante de tout et constam**
ment, et la rusticité, qui ne plaisante jamais et qui se
blesse aisément La véritable amabilité se prête facilement
à lancer des plabanteries et à en recevoir.
CHAPrrRE XXIX. — De la bienveillance : elle est 1©
milieu entre la flatterie et Fbo$tilité. La flatterie exagère
les choses ; l'hostilité les diminue. L'amitié bienveillante
les dit comme elles sont.
Chapitre XXX. — De la véracité : elle est le milieu
entre la fanfaronnerie et la dissimulation. — Caractère de
l'homme véridique.
Chapitre XXXI. — De la justice. — Il y a plusieurs
espèces de juste : le juste suivant la loi et le juste suivant
la nature ; le juste qui ne se rapporte qu'à l'individu ; le
juste qui se rapporte aux anti'es. Le juste relatif aux
autres est un milieu, puisqu'il consiste dans l'égalité.
— L'égalité, pour être raisonnable, doit*être proportion-
nelle ; Platon. C'est l'égalité proportionnelle qui maintient
xtri 80MM\IRE8
les sociétés en ménageiuit les iatérêts. — Digression sur
l'intervention et le rôle nécessaire de la nionnaie dans les
transactions sociales. — Limites du talicw. Erreur des
Pythagoriciens. — La justice pcditique est celle qu'on
doit surtout étudier ici. Il n'y a pas de rapport de justice
des enfants au p^ ; de l'esclave, au maitre. — Associa-
tion conjugale : la femme est presque l'égale du marL —
Le juste suivant la loi et le juste sdon la nature ne
doivent jamais être confondus. Le juste par nature ne
change pas comme le juste légsd. — (laractëre essende!
de l'injustice : participation nécessaire d*une volonté
éclairée ; ignorance innocente ; ignorance coupable. —
PeutH>n faire une injustice contre soi-même 7 Arguments
pour et contre. — On ne peut être coupable envers soi.
— L'intempérant. Explication de cette contradiction appa-
rente. Il y a plusieurs parties dans l'âme, meilleures ou
pires ; et l'une peut être injuste à l'égard de l'autre.
Chapitre XXXII. — De la raison. Il faut dire jwécisé-.
ment ce qu'elle est, pour rendre utiles et pratiques toutes
les théories et les conseils sur la vertu» — Analyse des
diverses parties de l'âme. — Analyse des diverses facultés
qui nous découvrent la vérité : science^ prudence, enten-
ment, sagesse et conjecture. — Caractères différents de
ces facultés. — Comparaison de la prudence et de la
sagesse. — La prudence et la sagesse sont toutes dea\
des vertus. — De l'habileté. Elle est une partie de la pnv-
deoce. — De l'adresse. Objet spécial de l'adresse. — La
nature a sa part dans la vertu ; elle nous pousse instinc-
tivement à des actes estimables, et en général, au bien»— -
La raison a sa part aussi dans la vertu* — Socrate a eu
DKS CHAPITRES. i^lrii
tort de confondre la vertu et la raisofl. Il faut, pour que
la vertu soit complète, réunir la nature à la raison. —
Relation de la prudence aux autres vertus et aux diverses
parties de Tàoie. Elle est comme 1* intendant de la sa*
gesse.
LIVRE DEUXIÈME.
Chapitre h De rhonnêteté. Elle consiste surtout à ne
point user de ses droits légaux dans toute leur étendue.
■^ L'honnêteté doit suppléer dans tes cas particuliers à
rimpuissance du législateur, qui ne dispose jamais quo
d'une façon générale.
Chapitre IL — De Téquité, qui juge sainement das
droits que la loi n'a pu régler. Rapport de l'équité à
l'iionnèteté.
CiuPiTRfi UL — Du bon sens. Il est inséparable de la
prudence. — Quand on réussit, sans que ]a raison ait
présidé au succès, ce n'est plus du bon sens ; ce n'est que
du bonheur.
Chapitre IV. — Digression sur les devoirs de politesse,
et leur rappoi't à la justice.
CHAPiTRfi V. — Questions diverses. L'homiue injuste
xlvui SOMMAIRES
sait-il réellement discerner le bien et le ;nal ? 11 ne connaît
le bien que d'une manière générale ; il ne connaît pas son
bien particulier. — L'injustice est-^Ue possible contre le
mécbant ? Et n'est-ce pas lui rendre service que de le
dépouiller du bien qu'il emploie mal ? Exemples des
législateurs, qui n'accordent pas à tous les citoyens, sans
distinction, les droits politiques. — Doit-on préférer le
courage à l'injustice ? Ou au contraire ? — Théorie géné-
rale de l'instinct du bien et de la vertu réfléchie. —
L'excès de vertu peut-il être nuisible à l'homme ?
Chapitre VI. — Indication des théories nouvelles sur
la tempérance et l'intempérance, et sur la brutalité.
Chapitre VIL — De la brutalité. Elle est en dehors de
l'humanité, comme son nom l'indique. — La vertu qui
lui est opposée n'a pas de nom, parce qu'elle n'appar-
tient pas à l'homme, et qu'elle est digne des héros ou des
Dieux.
Chapitre VIIL — De la tempérance. Théories anté-
rieures. — Erreur de Socrate. — Questions diverses. —
L'intempérant sait-il ce qu'il fait? — Le sage qui n'a pas
de mauvais désii-s, est-il réellement tempérant? A quel
ordre de choses se rapportent spécialement la tempérance
et l'intempérance ? — Solution de ces questions. — Hera-
clite. — L'intempérant a la science générale du mal qu'il
fait ; mais il n'en a pas la science particulière. — Confir-
mation tirée d^i Syllogisme et des Analytiques. L'intem-
pérance se rapporte surtout, dans les plaisirs du corps, à
ceux du toucher et du goût. — Autres intempérances, de
DES CHAPITRES. allt
la colère, des richesses, des honneurs* — Ownparaîson
de la patience et de Tin tempérance. • — Du débauché et
de l'intempérant. — De l'intempérance et de la brutalité.
— De l'intempérance spontanée et de l'intempérance réflé-
chie. — Du tempérant et du sage.
Chapitre IX. — Du plaisir. L'étude du plaisir se rat-
tache étroitement à l'étude du bonheur. — Théories
diverses qui nient que le plaisir soit un bien. Énuméra-'
tion des arguments sur lesquels ces théories s'appuient.
Réfutation de ces arguments. — Le plaisir n'est pas une
génération. — Le plaisir n'est pas à condamner d'unie
manière absolue, parce qu'il y a des plaisirs mauvais. Il
faut en conclure seulement qu'il y a des plaisirs de diffé-
rentes espèces. Le plaisir n'est pas un mal, parce
que tous les êtres le recherchent. — Le plaisir, loin
d'être un obstacle à l'activité, l'exdte au contraire très**
souvent. — Le plaisir n'est pas le bien suprême ; mais il
n'en est pas moins un bien< — La raison n'est pas seule à
nous guider à la vertu ; ce qui nous y porte d'abord, c'est
une force instinctive. La raison ne vient qu'en second
lieu affermir et éclairer l'impulsion naturelle qui nous
pousse au bien.
Chapitre X. — De la fortune ou prospérité. Cette
question se rattache à celle du bonheur. — Définition de
la fortune, qui se confond avec le hasard ; elle est complè-
tement distincte de- l'intelligence, de la raison, et de la
science ; elle n'est pas l'œuvre de Dieu ni l'effet de aa
bienveillance ; c'est l'effet d'une nature privée de raison.
/ SOMMAIRES
— La fortune cependant contribue au bonheur, parce que
c'est elle qui dispose des biens extérieurs.
Chapitre XL — Résumé des Uiéories particulières sur
chacune des vertus spéciales. — L'honnêteté unie à la
bonté, la beauté morale, est la définition générale de
toutes les vertus. Portrait de l'homme vertueux, honnête
et bon ; il sait user de tous les biens sans jamais abuser
d'aucun.
«
Chapitre XII. — Retour sur quelques théories anté-
rieures. Définition nouvelle de la droite raison. — La
règle des passions, c'est qu'elles concourent à l'activité
de la raison, loin d'y faire obstacle. — La science morale,
non plus qu'aucune autre science, n'assure la possession
directe de son objet prppre. Elle donne seulement le
faculté de se le procurer ; et l'objet de la science morale,
è'est le bonheur, qui dépend essentiellement de l'usage
personnel qu' on fait des choses.
Chapitre XIIU — Pe l'amitié. -^ Énumération des
questions diverses que ce snjet a soulevées. — Définition
préliminaire de l'amitié. Citations d'Empédocle. — Elle
ne peut exister qu'entre les êtres qui peuvent se rendre
une affection réciproque. L'homme de bien peut-il être
l'ami du méchant ? — Rapports et différences des trois
espèces d'amitiés, par vertu, par. intérêt, par ^plaisir. La
première espèce d'amitié est la seule durable. — Des
mauvais amis : citation d'Euripide. Le plus souvent on ne
doit s'en prendre qu'à soi des mécomptes qu'on éprouve
en amitié. — L'amitié peut également naître entre des
DES CHAPITRES. H
êtres égaux et des êtres inégaux : citation d'Euripide. En
général le supérieur se laisse aimer par V inférieur ^ plu^
qu'il ne l'aime. — Peut-on s'aimer soi-Qiême ? Discussion
de cette question. — L'amitié consiste souvent dans l'éga-
lité proportionnelle.
Chapitre XIV. — Des liens du sang. — Rapports du
père au fils ; c'est Tafiection la plus tendre ; le père aime
le fils plus que le fils n'aime le père. Explication de cette
différence. — De la bienveillance, de la concorde ; elles ne
sont pas tout à fait l'amitié.
Chapitre XV. — De l'égoïsme. Le méchant seul est
égoïste ; l'honnête homme ne peut pas l'être.
Chapitre XVI. — De l'égoïsme de l'honnête homme ;
il cède tous les biens extérieurs à son ami ; mais il ne
peut lui céder en fait de vertu. — Le méchant s'aime,
uniquement parce qu'il est lui, et sans autre motif; l'hon-
nête homme s* aime, parce qu'il est bon.
Chapitre XVII. — De l'indépendance. Quelqu'indé-
pendant qu'on soit , on a toujours besoin d'amitié.
— On ne peut pas comparer l'existence de Dieu à
celle de l'homme, dont rindépendance est nécessairement
incomplète. Malgré toute l'indépendance qu'on peut avoir,
il faut toujours des amis, pour qu'on puisse faire du bien
à quelqu'un, vivre en société, et de plus se connaître soi-
même.
Chapitre XVIII. — Du nombre des amis. Il ne faut
/// SOMMAIRES
pas trop étendre son affection ; il ne faut pas non plus la
trop restreindre. Il faut avoir le nombre d'amis qu'on peut
soi-même convenablement aimer.
Chapitre. XIX. — Des procédés qu'on doit observer à
l'égard d'un ami, quand on a quelques reproches à lui
faire. Il y a des liaisons où les reproches et les plaintes
ne sont pas possibles : ce sont celles où l'un des deux est
inférieur à l'autre.
Traité inachevé.
MORALE A ËUDÉME
LIVRE PREMIER.
DU BONHEUR.
Chapitre L — Du bonheur. Des causes du bonheur;
ces causes sont, ou la nature, ou l'éducation, ou la pra-
tique et l'expérience ; elles peuvent être aussi, ou la
faveur spéciale des Dieux, ou le hasard. — Le bonheur
se compose surtout de trois éléments, la raison, la vertu,
et le plaisir.
Chapitre IL — Des moyens de se procurer le bonheur.
11 faut se proposer un but spécial dans la vie, et ordonner,
toutes ses actions sur ce plan.» — Il ne faut pas confondre
le bonheur avec ses conditions indispensables.
Chapitre III. — Des théories antérieures. Il ne faut
pas tenir compte des opinions du vulgaire ; il ne faut
étudier que celles des sages. — Il est plus conforme à la
raison, et plus digne de Dieu, de croire que le bonheur
dépend des efforts de l'homme, plutôt que de croire qu'il
est le résultat du hasard ou de la nature.
lie SOMMAIRES
Chapitre IV. — Définition du bonheur. Des divers
genres de vie où la qitestlon du Bonheur n'est point
impliquée. — Il y a trois genres de vie que Ton embrasse
quand on est maître de choisir à son gré: la vie politique,
la vie philosophique, et la vie de plsdsir, ou de jouissances.
— Réponse et opinion d'Anaxagore sur le bonheiu:.
•
Chapitre V. — Des misères de la vie humaine ; il vau-
drait mieux ne pas vivre. Belle réponse d'Anaxagore. —
Opinions diverses des hommes sur le bonheur; la vertu
et la sagesse sont les éléments indispensables du bonheur.
— Erreur de Socrate qui croyait que la vertu est une
science ; la vertu consiste essentiellement dans la pra-
tiquOi
Chapitre VI. — De la méthode à suivre dans ces
l'echencheSi Utilité de la théorie et du raisonnement ;
uifetis Q ftmt les appuyer par des faits et par des exemples.
Cette méthode est utile même en politique. — Danger des
digressions et des généralités ; il faut tout ensemble criti-
quer la. méthode et les résultats qu elle donnfe. — Citation
des Analytiques.
Chapitre VII. — Du bonheur. — On convient que
c'est le plus grand des biens accessibles à l'homme.
I/ÎKMiime seul, en dehors de Dieu, peut être heureux. Les
êtres inférieurs à l'homme ne peuvent jamais être appelés
heureux.
Chapitre VIII. — Du bien suprême. Examen des
théories principales sur cette question. — Réfutation de
DES CHAPITRES. to
la théorie du bien en soi, et de la théorie générale des
Idées. Elles ne peuvent servir en rien à la vie pratique.
— Le bien se retrouve dans toutes les catégories ; il y a
autant de sciences du bien qu'il y a de sciences de l'être.
— Méthode inexacte pour démontrer le bien en soi. — La
politique ainsi que la morale étudient et poursuivent un
bien qui leur est propre.
LIVRE DEUXIÈME.
D£ LA VKRTl'.
Chapitre L — Considérations psychologiques; idée
générale de la vertu; la vertu est Tœuvre propre de
l'âme. — Définition dernière du bonheur ; justification de
cette définition. — Deux parties distinctes dans l'âme :
l'une douée de raison, et l'autre pouvant obéir à la
raison. — Distinction analogue des vertus, en vertus
intellectuelles et vertus morales. — Définition de la
vertu.
Chapitre IL — De la vertu morale : c'est un résultat
de l'habitude, dont les êtres animés sont seuls capables.
— Des passions ; des facultés qu'elles supposent» et des
manières d'être qu'elles causent.
Chapitre III. — Du rôle des milieux en toutes choses.
Ui SOMMAIRES
La vertu morale est un nûlieii. — Table de quelques
vertus et des deux vices extrêmes. Explication de cette
table ; analyse de quelques caractères. — Il y a des pas-
sions et des vices où il n'y a point à distinguer le plus et
le moins, et qui sont blâmables par eux seuls.
Chapitre IV. — Des deux parties de Tâme, et de la
division correspondante des vertus, en vertus intellec-
tuelles et vertus morales, r— La vie morale tout entière
consiste dans les plaisirs et les peines que l'homme
éprouve, et dans 1^ choix qu'jl sait f^iire des uns et des
autres.
Chapitre V, — De la vertu morale. Elle est toujours
un milieu, qui est tantôt dans le plaisir, tantôt dans la
douleur. DiflTiculté de bien reconnaître l'excès et le dé-
faut d'après lequel on doit caractériser le vice contraire h
la vertu^
Chapitre VL r— De rhomme considéré comme cause,
Il est le seul pai?mi les anUnaux à jouir de ce privilège,
— De la nature diverse des causes : les causes immo^
biles, les causes motrices ) citations des Analytiques.
— L'homme est une cause libre; il peut faire ou ne
pas faire ce qu'il fait. — De la louange et du blâme
dont la vertu et le vice sont l'objet; la vertu et le vice
sont purement volontaires, et dépendent du libre arbitre
de l'homme.
Chapitre VII. — Du volontaire et de l'involontaire. Du
libre arbitre comme source de la vertu et du vice. — Tout
DES CHAPITRES. /rw
actevi^Dt de l'appétit, de la réflexion ou de la raison.
De l'appétit considéré dans sa première nuance qui est
le désir : citation d'Evénus. L'acte qui suit le désir,
semble tantôt volontaire et tantôt involontaire : con-^
tradictions diverses. — L'acte, qui est suivant le cœur,
seconde nuance de l'appétit, offre les mêmes contradic-
tions. Citation d'HéracUte* — La ll))erté ne se confond
pas avec l'appétit.
«
CHAPITRE VIIL — Définition de Tacte volontaire; il
suppose toujours l'emploi de la raison* Le néce^aire, ou
la force. — Différence de l'homme et des autres êtres
anirnés : l'acte volontaire vient d'une cause intérieure ;
l'acte nécessaire vient d'une cause étrangère. — De la
tempérance et de l'intempérance. — Contrainte morale :
les enthousiastes, les devins : mot de Philolaûs* — C'est
encore affirmer la liberté que de la nier.
Chapitre IX. — Du volontaire et de l'involontaire.
Définition de ces deux termes.
Chapitre X. — De l'intention ; sou rapport à la volonté ;
ses différences. L'intention ne peut se confondre ni avec
*le désir, ni avec le jugement, ni avec la volonté. L'inten-
tion ne s'adresse jamais à une fin ; mais elle s'adresse
seulement aux moyens qui mènent à cette fin. — Rapport
de l'intention à 1^ liberté. La délibération, ne peut s'ap-
pliquer qu'aux choses qui dépendent de nous. — L'intention
est un composé du jugement et de la volonté. — L'homme
seul est doué de cette faculté ; il ne l'a pas à tout âge,
ni en toute circonstance; sagesse des législateurs. —
Inii SOMMAIRES
Citation des Analytiques. — La volonté de Tbomme ne
s'applique naturellement qu'au bien réel ou apparent.
Origine de l'erreur. — Influence du plaisir et de la don-
leur sur nos jugements et sur la vertu.
€flAprrRB XI — De l'influence de la vertu sur l'inten-
tion. — Elle rend l'action bonne par le but qu'elle se
propose. L'acte, à un certain point de vue, a plas d'im-
portance que l'intention ; mais c'est l'intention seule qui
fait le mérite ou le démérite. — C'est surtout sur les actes
qu'il faut juger te caractère d'un homme.
LIVRE TROISIÈME.
ANALYSE D£ QL£L<jUfiS VERTUS PARTICULIÈRES.
Chapitre I. — Du courage. C'est un milieu entre la
lâcheté et la témérité ; portraits du lâche et de l'homme
courageux. — A quels objets s'applique le courage?
Définition du danger. L'homme de courage peut être'
effrayé quelquefois ; mais il sait toujours se soumettre
aux ordres de la raison. — Cinq espèces de courage ;
citation de Socrate. — ■ Examen de quelques questions
particulières. Les choses vraiment à craindre sont celles
qui peuvent amener la mort et une mort prochaine. —
Influence de l'organisation suif le courage. Courage
aveugle des Celtes, et en général des barbares : citation
DES CHAPITRES, lix
d'Agathoo* Courage des matelots et des soldats : citation
de Théognis. Courage par honneur : citation d'Homère.
Résumé de la théorie du courage.
CHAPintE IL — De l'intempérance et de la débauche ;
sens divers de ces mots. De F insensibilité opposée à Fin-
tempérance. — L'intœipénmce se rapporte plus particu-
lièrement à deux sens, le goût et le toucher. On pourrait
la réduire même au dernier tout seul. — Comparaison de
r homme et des animaux : les animaux ne sont pas intem-
pérants ; sensations diverses qui leur manquent : citation
de Stratonicus. — Résumé de la théorie sur la tempe-
rance.
Chapitre III. — De kt douceur. Elle se rapporte à la
cdère ; et elle est un milieu entre la dureté, qui s'em-
porte sans cesse et pour rien, et l'humilité, qui n'ose
jamais s'irriter, même pour les causes les plus légitimes.
Chapitre IV. — De la libéralité. Elle se montre aussi
bien dans la perte que dans l'acquisition de la fortune. —
La libéralité est le milieu entre l'avarice et la prodigalité.
— Nuances diverses de l'avarice.
Chapitre V. — De la grandeur d'âme. Définition du
magnanime : il y a une certaine magnanimité dans toutes
les vertus. — La grandeur d'âme est le dédain pour bien
des choses ; elle s'inquiète assez peu de l'opinion du vul-
gaire. Citation d'Antiphon. — Contradiction apparente
des sentiments qui font la grandeur d'âme. — Quatre
caractères différents qu'il faut distinguer, pour bien com-
Ix SOMMAIRES
prendre ce que c'est que la grandeur d'âme ; aaalyse de
ces quatre caractères.
Chapitre VI. — De la magnificence. Elle s'applique
uniquement à la dépense et à l'emploi de l'argent. — Elle
est une juste mesure entre les deux excès de la prodiga-
lité et de la mesquinerie. — Exemple de Thémistode. —
La libéralité convient aux bonunes libre».
Chapitre VIL — De différents caractères. — L'envieux,
le haineux. — Du respect humain ; de l'impudence ; de
l'amabilité et de la bienveillance ; de la gravité et du
respect de soi ; de la sincérité, milieu entre la fausseté et
la jactance ; du savoir-vivre et de la politesse dans les
relations de société, en ce qui concerne la plaisanterie. —
Réflexions générales sur ces diverses qualités et sur ces
carjaictères.
LIVRE QUATRIÈME.
THÉORIE D£ LA JUSTICE.
Reproduction textuelle du Livre cinquième de la Morale
à Nicomaque.
DES CHAPITRES. iri
LIVRE CINQUIÈME.
THÉORIE DES VERTUS INTELLECTUELLES.
Reproductioa textuelle çlu Livre sixième de la Morale
à Nicomaque.
LIVRE SIXIÈME.
THÉORIE DE L^INTEMPÉRANCK ET hi: PLAISIR»
Reproduction textuelle du Livre septième de la Morale
à Nicomaque.
LIVRE SEPTIÈME.
THÉORIE DE L^AMITIÉ.
CfiAPiTRB I. — De Tamitié. De son importance sociale.
*— ThécM'ies diverses sur Famitié : l'amitié se forme du
txii SOMMAIRES
semblable an semblable ; elle se forme du contraire au
contraire. Citation d'Empédocle. — Insuffisance de ces
théories. — (citation d'Heraclite. — Théories qui fondent
l'amitié sur l'intérêt, et qui la révoquent en doute.
Chapitre IL — Suite de la théorie de l'amitié. Distinc-
tion du plaisir et du bien. Le bien doit toujours s'entendre
de ce qui est trouvé tel par une nature bien organisée. —
Trois espèces d* amitié : par vertu, par intérêt, par plaisir.
La première est la seule vraie ; elle est la seule digne de
l'homme ; l'amitié par intérêt peut se trouver même dans
les animaux. — Grandeur et dignité de la véritable
amitié; rapport de l'amitié et du plaisir; l'amitié par
vertu est la seule qui soit vraiment solide ; les autres
peuvent changer constamment. — Le temps est indispen-
sable pour fonder Tamitié en l'éprouvant. Citation de
Théognis. L'infortune fait connaître les vrais amis. —
Explication des liaisons assez fréquentes entre lés mé-
chants et les gens de bien. — On se lie toujours par
les bons côtés ; et il n'y a pas d'homme qui n'en ait quel-
ques-uns.
Chapitre III. — De l'égalité dans l'amitié : il peut y
avoir amitié du supérieur à l'inférieur ; mais cette amitié
est de part et d'autre fort différente. — Des discordes et
des divisions en amitié et en amour.
Chapitre IV. — De l'égalité et de l'inégalité dans
l'amitié. Le supérieur dans la plupart des cas peut se
laisser aimer ; mais il n'est pas tenu d'aimer. — Diffé-
rence des gens ambitieux en amitié, et des gens vraiment
DES C4HAPITRES. ixiii
affectueux. On recherche le plus souvent l'amitié de supé-
riorité. — Aimer est plus selon l'amitié qu'être aimé.
Citation de l'Andromague d'Antiphon. — Affection qui
survit aux morts.
Chapitbe V« — Conciliation des opinions opposées sur
la nature de l'amitié. Manières d'entendre ces principes,
que le semblable est l'ami du semUable^ ou le contraire
l'ami du contraire. — C'est dans le vrai milieu unique-
ment que se trouve la jouissance et le repos. — Les carac-
tères opposés se plaisent en se compensant en quelque
sorte mutuellement.
CHAprrRE YL — De l'amour de soi. On ne peut pas le
coAfondre avec l'amitié proprement dite. — Rapports et
différences dé l'amour de soi et de l'amitié. — 11 n'y a
que l'homme de bien qui puisse s'aimer lui-même. Le
méchant est avec lui-même dans une lutte perpétuelle.
Chapitre VIL — De la concorde et de la bienveillance.
— Rapports et différences de la bienveillance et de l'a-
mitié. — La bienveillance n'agit pas. — Rapports et
différences de la concorde et de l'amitié. — ,La concorde
est le véritable lien des États, en unissant les citoyens
entr'eux.
Chapitre VIII. — De l'affection réciproque des bien-
faiteurs et des obligés. — Si le bienfaiteur aime plus
qu'il n'est aimé, c'est que l'obligé est en quelque sorte
son ceuvre, et que naturellement ou aime toujours ce
qu'on a fait, comme le prouve lafiection des parents
Ltxv SOMMAIRES
pour leurs enfants, et même celle des animaux pour leurs
petits.
CHAPiTRfi IX. — De la justice dans les relations d'a-
mitié et dans les associations de toutes sortes, politiques,
commerciales, particulières. — Des diverses formes de
gouvernement. — La proportion est, en général, la seule
égalité véritable et juste.
CHAPrfRC X. — Des fondements de la société civile et
politique. — L'homme -est surtout un être capable d'as-
sociation. — La famille est le principe de l'État, et la
justice n'y est pas moins nécessaire. Rapports des divers
membres de la famille entr'eux. — Entre le chef et le
sujet, la différence ne peut être que la proportion. Le
supérieur doit donner plus qu'il ne reçoit, et il est payé
en honneurs et en respects. — La société civile se fonde sur
l'intérêt. De l'association légale comparée â l'association'
purement morale. La liaison par intérêt est celle qui est
le plus exposée aux querelles et aux récriminations.
Erreurs fréquentes que l'on commet de part et d'autre
dans les liaisons que l'on cotitracte.* Mécomptes réci-
proques. Loi remarquable de quelques pays. Citation de
Théognis. —DiflFérence de la convention civile et formelle,
et de la convention purement morale et facultative. Pro-
dicus, le médecin, cité. — La proportionnalité peut tou-
jours compenser les choses, même dans les rapports les
plus délicats et les plus difficiles.
Chapitre XL — Questions diverses et peu sérieuses :
Faut-il faire du bien à un ami inutile, plutôt <]u'à un ami
DES CHAPITRES. hr
honnête? — Citation d'Euripide, — Les définitions ordi-
naires de l'amitié sont fansses, en ce qu'elles sont tou-
jours partielles. — EiTeurs en amitié, quand, au fond, on
aime les choses plus que les personnes.
Chapitre XIL — De l'isolement et de l'indépendance.
Comparaison de l'isolement avec la vie commune. — De
l'indépendance divine. — Discussion de ces théories.
Éclaircissements surla véritable idée de la vie, qui coii-
Biste à la fois à sentir et à connaîti^. Arguments en sens
contraires. — Charme et douceur de la vie commune. —
Il n'y a que Dieu qui n'ait pas besoin d'amis. — Sacri-
fices mutuels que se font les amis* — Ce qu'on désire par
dessus tout, c'est le bonheur de son ami ; et l'on peut
renoncer à la vie commune pour qu'il soit heureux ; mais
en général on recherche la vie commune, et il se peut
qu'on préfère souffrir avec un ami plutôt que d'avoir à
souffrir de son absence.
Chapitre XIII. — Digression sur l'usage essentiel et
sur l'usage indirect des choses ; on peut, jusqu'à certain
point, abuser également des facultés de l'âme. — Lacunes
et désordre dans le texte.
Chapitre XIV. — Du bonheur qui ne tient qu'au
hasard. Examen de cette question, de savoir s'il y a des
gens qui sont naturellement heureux et malheureux. On
ne peut nier qu'il n'y ait des gens qui réussissent contre
toute raison et malgré leur incapacité. Arguments en sens
contraires. — On ne doit pas tout attribuer au hasard ;
mais on ne doit pas non plus lui dénier toute influence.
aa
un SOMMAIRES
Sotiveoi on fait sans raison, sans habileté, tout ce qu'il
faut pour réusssir ; c'est une heureuse impulsion de la
nature qui fait agir. — 11 ne faut pas aller jusqu'à rap-
porter au hasard la volonté et la réflexion dans l'honifiid ;
influence de l'élément divin dans l'âme hiunaine. — Le
suooès qu'assurent la raison et Tintelligence, est le seul
qui puisse être solide et durable.
Chapitre XV. --• De la beauté morale, et de la v^tu
prise dans son ensemble et dans sa p^fection. Il faut
distinguer moralement entre les choses qui sont eômple-
Hient bonnes, et celles qui, outre qu'elles sont bonnes,
sont belles et dignes de louaûge. — Conditionâ de la
beauté morale; limites dans lesquelles le sage doit se
renfermer. — Toute la conduite morale de Thomnie
doit tendre à servir Dieu et à le contempler. — Fin de ce
tt'aité.
DES VERTUS ET DES VICES
Chapitre L — Division générale des vertus et dçs
vices. Parties diverses de Tâme auxquelles se rapportent
les vices et les vertus, selon les tliéories de Platon.
s
Chapitre II. — La prudence, la douceur, le courage,
la tempérance, la continence, la justice, la libéralité, la
grandeur d'âme.
Chapitre III. — L'imprudence, l'irascibilité, la lâcheté,
la débauche, l'intempérance, l'injustice, l'illibéralité, la
bassesse d'âme.
Chapitre IV. — Des caractères propres et des consé-
,quences de chacune des vertus : prudence, douceur, cou-
rage, tempérance.
Chapitre V. — Suite. Tempérance, justice, libéralité,
grandeur d'âme.
Chapitre VI. — Des caractères propres et des consé-
quences des différents vices. Déraison, irascibilité, lâcheté,
débauché, intempérance.
Ixciii SOMMAIRES
Chapitre VIL — Suite. Injustice, illibéralité et peti-
tesse d'âme.
Chapitre VIII. — Caractères généraux et conséquences
de la vertu et du vice.
riN
DES SOMMAIRES.
MORALE
A NICOMAQUE
LIVRE I.
*
THÉORIE DU BIEN ET DU BONHEUR.
CHAPITRE PREMIER.
Le bien est le but de toutes les actions de Thomme; diversité et
subordination des fins que notre activité se propose. -^ Impor-
tïtnce du but et du bien suprêmes. — Supériorité de la science
politique ^ui peut seule nous les faire connaître; du degré
d'exactitude qu'on peut exiger de cette science. — La Jeunesse
est peu propre à Tétude de la politique.
§ 1. Tous les arts, toutes les recherches méthodiques
Morale à Nicomaque» Des trois ou-
▼rages qui compo8ent||ce qu'on peut
appeler la morale d'Aristote, celui-ci
est le plus important de beaucoup. Il
. est le plus complet et en même temps
le mieux rédigé, comme j'ai essayé
de le démontrer dans, la Dissertation
préliminaire. Cicéron semble croire
que la Morale à Nicomaque est de
Nicomaque, fils d'Aristote, et non
d*Aristote lui-même (Definibus bono-
rum et malorum^ liv. V, ch. 5) ; et
en effet le titre grec de cet ouvrage
pourrait aYoir aussi bien cette signi-
fication. Quant à la Morale à Eudème
et à la Grande Morale, on verra sans
peine que Tordre et le fond des idées
appartiennent entièrement au philo-
sophe, si d'ailleurs ce n'est pas la
forme qui lui est propre et qu'on lui
connaît Je rapprocherai les trois ou-
vrages les uns des autres, à mesure
que l'occasion s'en présentera.
Chapitre premier. Grande Morale,
livre I, chap. i.- La Morale à Eudème
n'a pas de partie correspondante.
1
2 MORALE A NICOMAQUE.
de Tesprit, aussi bien que tous nos actes et toutes nos
déterminations morales, semblent toujours avoir en vue
quelque bien que nous désirons atteindre ; et c'est là ce
qm fait qu'on a parfaitement défini le bien quand on a
dit qu'il est l'objet de tous les vœux. § 2, Ceci n'em-
pêche pas, bien entendu, qu'il n'y ait de grandes diffé-
rences entre les fins qu'on se propose. Parfois ces fins
sont simplement les actes mêmes qu'on produit ; d'autres
fois, outre les actes, ce sont les résultats qui en sortent.
Dans toutes les choses qui ont certaines fins au-delà
même des actes, les résultats définitifs sont naturelle-
ment plus importants que les actes qui les amènent
§ 8. D'autre part, comme il existe une foule d'actions,
d'arts et de sciences diverses, il y a tout autant de fins
diiTérentes : par exemple, la santé est le but de la méde-
S !• Avoir en vne quelque bien» de qui il entend parler; et il nous
C^est la pensée par laquelle débute serait difficile de le dire. H n*est pas
également la Politique (voir ma tra- probable que ce soit des philoso^es
ductiout S* édition). Elle est aussi antérieurs à Técole de son maître;
vraie que noble. G*est se faire de la et cette déGnition appartient peut-
nature humaine une opinion juste et être à Speusippe ou à Xénocrate. Sans
relevée tout à la fois que de donner le être précisément dans Platon « on
bien pour djet à toutes nos actions, peut aisément la tirer d^une foole de
L^homme ftdt le mal sans doute, mais passages. Eustrate dans son commen-
c*est par exception; H s*avoae bien taire ne la rapporte à personne en
rarement qu*il le Adt; et d'ordi- particulier, et il se contente de dire
naire e^est par ignorance bien plu- qu'Aristote l'emprunte aux anciens»
tôt que par perversité. Cette théorie S 3. Ce$ fim êoat MmplemaH tes
d^Aristote est au fond analogue à aelet.... <nure les actes,.,. €ette pen-
celle de Platon, qu'il a si souvent et sée se retrouve encore, sous une
si vivement critiquée, à savoir que nul forme différente, plus loin, livre VI,
ne fait le mal volontairement. Nous ch. &, et dans la Politique, livre I,
aurons du reste à y revenir plus ch. 2, J $ 5 et 6. La distinction est
d'une fois encore. ^^Ona défini par» très-juste ; et la langue grecque a su
faitement le bien, Aristote ne dit pas la marquer mieux que la nôtre. Le
LIVRE I, CH. I, S 6. 3
cine; le vaisseau est le but de rarchilecture navale;
la victoire est le but de la science militaire ; la richesse,
celui de la science économique. § A. Tous les résultats
de cet ordre sont en général soumis à une science
spéciale qui les domine; ainsi c'est à la science de
Téquitation que sont subordonnés Tart de la sellerie et
tous les arts qui concernent l'emploi du cheval, de même
que ces arts à leur tour et tous les autres actes militaires
sont soumis à la science générale de la guerre. D'autres
actes sont également soumis à d'autres sciences ; et pour
toutes sans exception, les résultats que poursuit la science
fondamentale sont supérieiurs aux résultats des arts su-
bordonnés ; car c'est uniquement pour les premiers que
les seconds à leur tour sont recherchés.
§ 5. Peu importe du reste que les actes eux-mêmes
soient le but dernier qu'on se propose en agissant, ou
qu'il y ait encore au-delà de ces actes quelque autre
résultat de poursuivi, comme dans les sciences que l'on
vient de citer. § 6. S'il est à tous nos actes un but défini-
mot qui eiprime Factioii faite pour la science politique. Cette oondurion
elle seule n*y est pas le même que le est fonnellement énoncée un peu plus
mot qui exprime Faction ftite en vue bas.
d'un résultat différent d'elle. $ 5. Peu importe du reete. Je crois
$i, La êeiênee fondamentale. Le que cette pensée doit être liée à ce
mot g^rec est : Arcfaitectonique. Cette qui suit et non point à ce qui pfé-
subordination de certains arts les uns cède, comme Tont foit plusieurs tra«
aux autres est très-vraie ; et si Aristote ducteurs, et même Eustrate dans son
la rappelle ici, c'est afin d'arriver à commentaire. La paraphrase attri*
cette conclusion, que tous les biens buée à Andronicus de Rhodes, et
particuliers poursuivis par l'homme publiée par Heinsius, a passé sur cette
sont subordonnés à un bien suprême nuance sans s^y arrêter,
et général qui embrasse et dépasse $ 6. Et U bien suprême* Kant a
tous les autres, et que l'étude du blâmé cette méthode d'Aristole, et
souverain bien est l'objet spécial de des anciens en général, qui consiste
4 MORALE A NICOMAQUE.
tif qae nous voulions atteindre pour lui-même et en vue
duquel nous recherchions tout le reste ; si, d'un autre
côté, nous ne pouvons pas dans nos déterminations
remonter sans cesse à un nouveau motif, ce qui serait se
perdre dans l'infini et rendrait tous nos désirs parfaite-
ment stériles et vains, il est clair que le but commun de
tous nos vœux sera le bien, et le bien suprême. § 7. Ne
faut-il point penser aussi que, pour la règle de la vie
humaine, la connaissance de cette fin dernière ne soit
d'une haute importance ? et que, comme des archers qui
visent à un but bien marqué, nous soyons alors mieux en
état de remplir notre devoir?
S 8. Si cela est vrai, nous devons essayer, ne dus-
à rechercher d^abord le souveram pas qu^Aristote ait voulu dire autre
bien et à rUnposer ensuite à la volonté chose, et je trouve ce principe aussi
comme loi morale. ( Critique de la louable qu^utile, si la méthode n^est
Raison pratique, pages 232 et 335, pas hréprodiable. Je ne prétends pas
de la traduction de M. Bami). Aris» du reste que ce soit là le fondement
tote semble avoir répondu d^avance à de la loi morale; mais je ne oon-
ce reproche, en montrant de quelle damne pas absolument cette méthode
utilité pratique peut être la recherche qui peut porter d'excellents fruits»
et la découverte du souverain bien. Kant s'est peut-être laissé entraîner
n est certain que si Tindividu avait un peu trop par son propre système;
des croyances absolument arrêtées sur et di| moment qu'il ne retrouve pas
ce point, et que dès sa jeunesse il fût dans les autres Vautanomie de la vo-
convaincu que le vrai but de« la vie lonté, il se montre d'une sévérité im-
humaine, c'est le devoir et Ifi vertu, placable.
avant le bonheur et la fortune, sa $ 7. Comme du archers qvi visent
conduite tout entière serait réglée, et dun but. Comparaison ingénieuse et
à Tabri de bien des fautes. Sans être trèfrpratique.
parfait et sans réaliser le souverain $ 8. Une simple esquisse. Voir plus
bien, ce qui est impossible à l'homme, loin, di. 5, au d^ut. On sent qu'A-
il tendrait sans cesse à la perfection ristote ne se fait pas illusion sur la
et l'atteindrait dans la mesure que portée de son principe, ni sur son
permettent ses flicultés. le ne crois propre système. Un peu plus bas •
LIVRE 1, CH. I, S 10. 5
sions-nous fture qu'une simple esquisse, de définir ce que
. c'est que le bien, et de faire voir de quelle science et de
quel art il fait partie.
§ 9. Un premier point qui peut sembler évident, c'est
que le bien relève de la science souveraine, de la science
la plus fondamentale de toutes. Et celle-là c*est précisé-
ment la science politique. § 10. C'est elle en effet qui
détermine quelles sont les sciences indispensables à
l'existence des États, quelles sont celles que les citoyens
doivent apprendre, et dans quelle mesure il faut qu'ils
les possèdent. On peut remarquer en outre que les
sciences qui sont le plus en honneur sont subordonnées à
Il sera même encore plus sévère et et comme les sociétés en définitive
sa modestie ira presque jusqu*à Tin- se composent d*indi?idus, c^est la
justice. règle convenable à cliacun d'eux qu'il
S 9. Ceat précisément la scienee faut d'abord connaître; autrement les
poUtùpié» C'est une erreur manifeste règles applicables à Tensemble restent
cpie Garve a déjà signalée dans les toujours très-obscures et très-insuffi-
exoeUentes remarques qu'il a jointes à santés. Platon n'a pas commis la foute
sa traduction, et dont on ne saurait où tombe ici Aristote, et où tant d'an-
trop se défendre. La politique régit très sont tombés après lui ; il a étudié
les Etats ; mais ce n'est pas elle qui l'État et la politique à la lumière de
fait la morale, et qui est chargée la morale.
d'étudier cette grande question du $ 10. Oeat elle en effet qui dater-'
bien. Tout au contraire, la politi- wine,.,. dan» quelh mesure il faut
que n'est rien si elle ne reçoit ses quHb les possèdent. A ce compte, ce
principes fondamentaux de la morale, serait la politique qui réglerait et
et si elle ne s'efforce de les suivre, ferait même la morale, et Ton revien*
Les raisons que donne Aristote pour drait alors à ce principe des Sophistes
mettre la politique au-dessus de la tant combattu par Aristote lui-même
morale, et en feire la science arckiteo- (voir un peu plus bas^, que c'est la loi
tonique, sont pen concluantes. Tout et non la nature qui constitue et dé-
ce qui est vrai, c'est que la politique termine le bien et le mal. — Laseienee
concerne les sociétés, tandis que la militaire, ta science administrative, li
morale regarde surtout l'individut est bien étrange démettre la morale
Mais il ne s'agit point iei de nombre ; au niveau de la science militairek.
6 MORALE A NICOMAQUE.
la politique, je veux dire la science militaire, la science
administrative, la rhétorique. § 11. Comme c'est elle
qui emploie toutes les autres sciences pratiques, et qui
prescrit en outre au nom de la loi ce qu'il faut faire et ce
dont il faut s'abstenir, on pourrait dire que son but
embrasse les buts divers de toutes les autres sciences;
et par conséquent le but de la politique serait le vrai bien,
le bien suprême de l'homme. § 12. Il est certain d'ail-
leurs que le bien est identique pour l'individu et pour
l'État. Toutefois il semble que procurer et garantir le
bien de l'État soit quelque chose de plus grand et de plus
complet ; le bien est digne d'être aimé, même quand il ne
s'agit que d'un seul être ; mais cependant il est plus beau
et plus divin, quand il s'applique à toute une nation, quand
il s'applique à des États entiers.
§ 13, Ainsi donc le présent traité étudiera toutes ces
questions ; et il est presque un traité politique.
$ii. Comme c'est elle ^uiMiploie. revient ici davantage au vrai; mais
Ceci est vrai; mais si la politique emr pourtant la grandeur de TÉtat l'a-
ploie les autres sciences pratiques, ce veugle encore; et il ne voit pas que
n*est pas elle qui les foit, et la morale la vertu est bien plus parfaite dans
moins que toute autre. '^LettUde Tindividu qu'elle ne peut jamais Tétre
la poUtique serait le vrai bien. Voilà dans les sociétés les mieux réglées,
la conséquence extrême et tout à fait Socrate pourra toujours défier tous les
insoutenable de cette théorie. Aristote États de Tégaler en vertti.
n'avait qu'à regarder le spectacle des $ 13. Il est jnresque un traité poU"
choses humaines pour se convaincre tique, A la fin du livre X, on peut voir
que la politique manque bien plus encore qu^ Aristote rq^ide tout son
souvent le but que les individus eux- traité de morale comme un simple
mêmes, tout faibles, tout imparfaits j^réUminaiic à son traité de politique,
qu'ils sont. C'est par la politique qu'il prétend
S 12. Le bien est identique pour compléter « la philosophie des choses
IHndividu et pour l'État» Aristote humaines», comme il dit
LIVRE I, CH. I, S 17. 7
§ 1&. Ce sera dire sur cette matière tout ce qu'il est
possible, si on la traite avec toute la clarté qu'elle com-
porte. Mais il ne faut pas plus exiger une précision égale
dans toutes les œuvres de l'esprit, qu'on ne l'exige pour
les ouvrages de la main. Or, le bien et le juste, sujets
qu'étudie la science politique, donnent 4ieu à des opi-
nions tellement divergentes et tellement larges, qu'on
est allé jusqu'à soutenir que le juste et le bien existent
uniquement en vertu de la loi, et n'ont aucun fondement
dans la nature. § 15. Si d'ailleurs les biens eux-mêmes
peuvent soulever une aussi grande diversité d'opinions et
tant d'erreurs, c'est qu'il arrive trop souvent que les
hommes n'en retirent que du mal ; et l'on a vu fréquem-
ment des gens périr par leurs richesses, comme d'autres
périssaient par leur courage. § 16. Ainsi donc quand on
traite im sujet de ce genre et qu'on part de tels principes,
il faut savoir se contenter d'une esquisse un peu grossière
de la vérité ; et en ne raisonnant que sur des faits généraux
et ordinaires, on n'en doit tirer que des conclusions de
même ordre et aussi générales. § 17. C'est avec cette
indulgente réserve qu'il conviendra d'accueillir tout ce que
nous dirons ici. Il est d'un esprit éclairé de ne demander
S lA. Le Men et te juste, sujet» ia vérités C*e8t trop se défier de la
qu^étudie la seienee politique, Cen^est science morale; et Aiistote liU-mème
qu'une faible partie de la politique, a, dans son ouvrage, des analyses qui
tandb que c^est tout Tobjet de la sont de la pluf parfaite exactitude,
morale. -^ Tellement divergentes* La $ 17. Exiger 4^ V orateur des dé-
morale bien comprise a bien moins de monstrations en forme. Si la rbélo-
divergences que la politique; et elle rique n'a pas de démonstrations for-
a pour toute conscience éclairée et melles, la morale peut en avoir; et
honnête des principes inébranlables. Aristote aurait pu trouver les démons-
$16. Esquisse un peu grossière de trations de Socrate et de Platon aussi
n
8 MORALE A NICOMAQUE.
la précision pour chaque genre de sujets, que dans la
mesure où la comporte la nature même de la chose qu'on
traite; et il serait à peu près aussi déplacé d'attendre
une simple probabilité du mathématicien que d'exiger de
l'orateur des démonstrations en forme.
§ 18. On a toujoiu*s raison de juger ce qu'on connaît ;
et l'on y est bon juge. Mais pour juger un objet spécial,
il faut être spécialement instruit de cet objet; et pour
bien juger d'une manière générale, il faut être instruit sur
l'ensemble des choses. Voilà pourquoi la jeunesse est peru
propre à faire une sérieuse étude de la politique ; elle n'a
pas l'expérience des choses de la vie, et c'est précisément
de ces choses que la politique s'occupe et qu'elle tire ses
théories. 11 faut ajouter que la jeunesse qui n'écoute que
ses passions, entendrait de telles leçons bien vainement et
sans aucun profit, puisque le but que poursuit la science
politique n'est pas la simple connaissance des choses, et
que ce but est pratique avant tout. § 19. Quand je dis
jeunesse, je veux dire tout aussi bien la jeunesse de
l'esprit que la jeunesse de l'âge ; il n'y a point sous ce
rapport de différence; car le défaut que je signale né
tient pas au temps qu'on a vécu; il tient uniquement à ce
qu'on vit sous l'empire de la passion, et à ce qu'on ne se
laisse jamais guider que par elle dans la poursuite de ses
désirs. Pour les esprits de ce genre, la connaissance des
concluantes que celles d^aucun ma- digression peu utile» qaeGarveMftme
thématiden. G^est plus tard ce qu*à avec quelque raison,
si bien établi Descartes, mathémati- $ 19. A Vétude de la politique, et
tien et philosophe tout ensemble. par le même motif, à Tétude de la
S 18. La jeunesse est peu propre, morale, qui demande encore plus
La pensée est juste; mais c^est une Tappaissément des passions.
LIVRE I, CH. II, S 1. 9
choses est tout à fait inféconde, absolument comme elle
l'est pour les gens qui, dans un excès, perdent la posses-
sion d'eux-mêmes. Au contraire ceux qui règlent leurs
désirs et leurs actes par la seule ndson, peuvent prditer
beaucoup à l'étude de la politique.
§ 20. Mais bornons-nous à ces idées préliminaires sur
le caractère de ceux qui veulent cultiver cette science,
sur la manière d'en recevoir les leçons, et sur l'objet que
nous nous proposons ici.
CHAPITRE IL
Le but suprême de rhomme, de Taveu de tout le inonde, c^est le
bonheur. — Diversité des opinions sur la nature même du
bonheur; on n'étudiera que les plus célèbres ou les plus
spécieuses. — Différences des méthodes suivant qu'on part des
principes ou qu'on remonte aux principes. — On juge en gêné*
rai du bonheur par la vie qu'on mène soi-même; la recherche
des plaisirs suffit au vulgaire ; l'amour de la gloire est le partage
des natures .|supérieures, ainsi que l'amour de la vertu. —
Insuffisance de la vertu réduite à elle seule pour faire le
bonheur; dédain de la richesse.
S 1. Reprenons maintenant notre première assertion ;
CA. IL Gr. Morale, livre I, ch. S ; toyens, et la meillenre^ échappe oè-
Moraie àBadème, livre I, ch. 1, S, 3. cessairement à l'État ; leurs action»
$i. Le bien que tuivant nous re» seules tombent sons Tœ!! de la loi,
cherche lapolitique. Suite deVerrear qui ne peut pénétrer dans leur vie
commise dans le chapitre précédent, morale. Il est d*ailleurs facile de voir
«- Dana totu Uê actes de notre vie» que cette méprise d'Aristote tient à
Une grande partie de la vie des ci- tous les préjugés de Tantiquité sur les
10 MORALE A NICOMAQUE.
et puisciue toute connaissance, toute résolution de notre
esprit a nécessairement en vue un bien d'une certdne
espèce, expliquons (piel est le bien que suivant nous
recherche la politique, et par conséquent le bien supé-
rieur que nous pouvons poursuivre dans tous les actes de
notre vie. § 2. Le mot qui le désigne est accepté à peu
près par tout le monde; le vulgaire, comme les gens
éclairés, appelle ce bien suprême le bonheur; et dans
leur opinion commune, vivre bien, agir bien est syno-
nyme d'être heureux. § S. Mais c'est sur la nature et
l'essence du bonheur que les opinions se partagent; et
sur ce point, le vulgaire est très-loin d'être d'accord avec
les sages. § i. Les uns le placent dans des choses appa-
rentes et qui éclatent aux yeux, comme le plaisir, la
richesse, les honneurs, tandis que d'autres le placent
ailleurs. Ajoutez que l'opinion d'un même individu varie
souvent sur ce sujet ; malade, on croit que le bonheur est
la santé ; pauvre, que c'est la richesse ; ou bien quand on
a la conscience de son ignorance, on se borne à admirer
rapports de r£tat et de rinâivîdu. Ces gérait difficile de trouver dans Pla-
préjugés n'étaient pas entièrement ton une équivo<[ue d'ezpresûon qui
faux, et ils ont beaucoup contribué à pût prêter à cette confusion. Mais
toutes les merveilles du patriotisme c'est qu'au fond Aristote s'éloigne
ancien. A ce point de vue, ils méritent de son maître, et qu'il donne au
tout notre respect. bonheur une importance exagérée.
S 2. Ce bien suprême le bonheur. $ à. Le placent ailleurs. Le mot
Sans doute le vulgaire confond dans c ailleurs » est bien vague ; et Aristote
son langage le bien suprême et le pouvait préciser davantage eu disant:
0 bonheur; mais le langage du phi- la science, la vertu, la prudence, etc.
losophe doit être plus précis; et à — Varie souvenu Observation pleine
moins qu'Aristote ne veuille con- de justesse, conune chacun de nous
fondre le bonheur et la vertu, il ne a pu très- fréquemment s'en con-
doit pas parier comme le vulgaire. 1\ vaincre par sa propre expérience.
LIVRE I, CH. II, S 8. 11
ceux qui parlent du bonheur en termes pompeux, et qui
s'en font une image supérieure à celle qu'on s'en fait soi-
même. § 5. Quelquefois on a cru qu'au-dessus de tous
ces biens particuliers, il existe un autre bien en soi qui
est la cause unique que toutes ces choses secondaires
sont aussi des biens.
§ 6. Rechercher toutes les opinions sur cette matière
serait peine assez inutile ; et nous nous bornerons à celles
qui sont les plus répandues, c'est-à-dire à celles qui
semblent avoir quelque vérité et quelque raison.
§ 7. Du reste ne perdons pas de vue qu'il y a
grande différence entre les théories qui partent des prin-
cipes et celles qui remontent aux principes. Platon avait
bien rsdson de se demander et de rechercher si la vraie
méthode consiste à partir des principes ou à remonter
jusqu'à eux ; tout comme pour le stade on peut aller des
juges à la borne ; ou à l'inverse, de la borne aux juges.
§ 8. Mais il faut toujours débuter par des choses bien
% 5. Quelquefois on a cru, G*est p. 59, et liv. VII, p. 106, traduction
Platon qu*Aristote désigne sans le de M. Cousin),
nommer. $ 8. Notoires de deum façons, DiS-
% 7. Platon avait bien raison. Les tinction familière au péripatétisme ;
commentateurs ont été assez embar- voir spécialement les Derniers Analy-
rassés pour indiquer le passage précis tiques, livre I, ch. 2, % iU Les
auquel cette citation se rapporte. Il choses les pins notoires relativement
me semble qu^elle s^applique fort bien à nous sont celles que nous fait coo-
à la grande discussion du 6* livre de naître la sensation. Les plus notoires
la République, sur la méthode dialeo- en soi, ou absolument, sont les choses
tique, qui remonte jusqu^au principe évidentes pour la raison ; ce sont les
des choses, et sur cette autre méthode plus éloignées pour la sensibilité. -^
qui, partant de simples hypothèses Des prineiftes de la politique. On
qu*elle prend pour des principes, se attendrait plutôt : « des principes de
bâte d*arriver à des conclusions tout la morale. > Mais Aristote reste con*
aussi peu solides. (République, liv. VI, séquent avec lui-même.
12 MORALE A NICOMAQUE.
notoires et bien claires. Les choses peuvent être notoires
de deux façons : eUes peuvent Tètre, ou relativement à
nous, ou d'une manière absolue. Peut-être nous faut-il
commencer par celles qui sont notoires pour nous; et
voilà pourquoi des mœurs et des sentiments honnêtes
sont la préparation nécessaire de quiconque veut faire une
étude féconde des principes de la vertu» de la justice, en
un mot, des principes de la politique.
S 9. Le vrai principe en toutes choses; c'est le fait;
et si le fait lui*même était toujours connu avec une suffi-
sante clarté, il n'y aurait guère besoin de remonter
jusqu'à sa cause. Une fois qu'on a la connaissance corn--
plète du fait, ou l'on en possède déjà les principes , ou
du moins on peut très-aisément les acquérir. Mais quand
on est hors d'état de connaître ni le fait ni la cause,
on doit s'appliquer cette maxime d'Hésiode :
« Le mieux est de pouvoir se diriger sol-môme,
« En sachant ce qu'on fait pour le but qu'on poursuit
<c C'est bien encor de suivre un sage avis d'autrui.
« Mais ne pouvoir penser et n'écouter personne,
« Est l'action d'un sot que chacun abandonne. »
§ 10. Mais revenons au point d'où nous nous sommes
écartés.
$ 9. Le vrai principe en toute ehoee Heinsius. Le second vers qai est cité
^eêt le fait. Le fait n'est pas le vrai ici par Âristote n'est pas d'Hésiode, &
principe} c'est seulement le point de ce qu'il parait, ; et Heinsius, tout en
départ. U estdngulier que l'auteur Tadmettant dans son édlUon, l'in-
de la Métaphysique aille presque ju&> dique comme apocryphe. L'interpola-
qu'à proscrire la recherche des causes, tion remonterait Urès-haut puisqu'elle
— Cette maxime d'Hésiode, Les remonte au moins au temps d' Aristote.
Œuvres et les Jours, v. 293, édit, de S 10. I>'aà noue nout sommes écar-
LIVRE I, CH. Il S 12. 13
Ce n*est pas, selon nous, une erreur complète que de
se faire une idée du bien et du bonheur par la vie qu'on
mène soi-même. Ainsi les natures vulgaires et grossières
croient que le bonheur, c'est le plaisir; et voilà pourquoi
elles n'ahnent que la vie des jouissances matérielles.
C'est qu'en effet il n'y a que trois genres de vie qu'on
puisse plus particulièrement distinguer : d'abord cette
vie dont nous venons de parler, puis la vie politique ou
publique, et enfin la vie contemplative et intellectuelle.
§ 11. La plupart des hommes, tels qu'ils se montrent,
sont de véritables esclaves, choisissant par goût une vie
de brutes ; et ce qui leur donne quelque raison et semble
les justifier, c'est que le plus grand nombre de ceux qui
sont au pouvoir n'en profitent d'ordinaire que pour se
livrer à des excès dignes de Sardanapale. § 12. Au con-
traire, les esprits distingués et vraiment actifs placent le
bonheur dans la gloire ; car c'est là le but le plus habituel
de la vie politique. Mais le bonheur ainsi compris est quel-
que chose de plus superficiel et de moins solide que celui
qu'on prétend chercher ici. La gloire et les honneurs
semblent appartenir à ceux qui les dispensent bien plutôt
qu'à celui qui les reçoit, tandis que le bien tel que nous
le proclamons est quelque chose qui est tout personnel,
les. Aristote s^apperçoit lui-même de moins juste de nos jours qu*elle ne
la digression où il s^est laissé aller. Tétait de son temps; maismalheureu-
— Une erreur eompUte, Ce peut être sèment elle Test plus encore que ne
une erreur complète; mais c*est une le désirerait la philosopbJe. G^est Tob-
erreur assez naturelle. Les mêmes jet et le triomphe de la civilisation de
idées sont reproduites dans la Morale diminuer de plus en plus le nombre de
à Eudème, livre I, ch. à» ces êtres incultes.— 5ariafMipa(e. Gi-
S 11 • La plupart det hommes. Cette céron avait sans doute ce passage sous
remarque d' Aristote est peut >- être lesyeuXfTusculanes, V, 35, p.d94.
U MORALE A NICOMAQUE.
et qu'on ne peut enlever que très-diflBcilement à l'homme
qui le possède. J'ajoute que souvent l'on ne paraît pour-
suivre la gloire que pour se confirmer soi-même dans
l'idée qu'on a de sa propre vertu ; on cherche à captiver
l'estime des gens sages et du monde dont on est connu,
parce qu'on la regarde comme un juste hommage au mé-
rite qu'on se suppose. § 18. J'en conclus qu'aux yeux
même des hommes qui se conduisent par ces motifs, la
vertu a la prééminence sur la gloire qu'il recherchent.
On pourrait donc croire aisément que la vertu est la véri-
table fin de l'homme plutôt que la vie politique. Mais la
vertu elle-même est évidemment trop incomplète, quand
elle est seule ; car il ne serait pas impossible que la vie
d'un homme plein de vertu ne fût qu'un long sommeil et
une perpétuelle inaction. Il se pourrait même encore
qu'un tel homme souffrît les plus vives douleurs et les
plus grandes infortunes ; or, jamais à moins qu'on n'ait
une thèse toute personnelle à défendre, on ne pourrait
soutenir que l'homme qui vivrait ainsi fût heureux.
Mais c'en est assez sur ce sujet dont nous avons ample-
ment parlé dans nos ouvrages Encycliques.
S 13. Plein de vertu, U est difficile ne sait point au juste ce qu'^étaient ces
d'imaginer ce que serait la vertu ouvrages d^Âristote. Diogène Laêrce
d*un homme plongé dans le sommeil les cite dans son catalogue, où ils sont
et rinaction. — Une thèse toute per» composés de deux livres. ( Liv. V,
sonnette. Voir la définition de la thèse ch. 1, p. i 17, édit. de Didot ]. W par
dans les Topiques, liv. I, ch. ii, %% 5 raîtraitd^après les commentateurs que
et 6. La thèse a toujours quelque chose c^était un recueil de mélanges sur
de paradoxal, si ce n'est de faux. — différents sujets. Eustrate donne une
Nos ouvrages Encycliques» Je conserve autre explication ; et selon lui le nom
le mot d'Encycliques, par Timpuis- d'Encycliques était attribué à des vers
sance de le traduire exactement On d'Âristote qui commençaient et finis-
LIVRE I, CH. II, g 16. 15
§ ik. Le troisième genre de vie, après les deux que
nous venons d'examiner, est la vie contemplative et in-
tellectuelle ; nous l'étudierons dans ce qui doit suivre.
§ 15. Quant à la vie où l'on ne se propose que de s'en-
richir, c'est une sorte de violence et de lutte continuelles ;
mais évidemment la richesse n'est pas le bien dont nous
sommes en quête; la richesse n'est qu'une chose utile et
recherchée en vue de choses autres qu'elle-même. Aussi
les divers genres de vie dont nous avons antérieurement
parlé, pourraient plutôt encore que la richesse être pris
pour les véritables fins de la vie humaine, parce qu'on
ne les aime que pour eux absolument; et pourtant ces
fins mêmes ne sont pas les vraies, malgré toutes les dis-
cussions dont elles ont été Fobjet. Mais laissons de côté
tout ceci.
soient tous de la même manière. Eus- S 15. La riehease n'est pas le bien.
trate est seul à nous transmettre cette On peut voir dans le premier livre de
singulière tradition. la Politique, ch. m et iv, des idées
%Mk, Dans ee qui doit suivre* Voir tout à fait analogues* Elles méritent
plus loin, liv. X, ch. 7. grande attention.
16 MORALE A NICOMAQUE.
CHAPITRE IIL
De ridée générale du bonhear. — GrlUque du système des Idées
de Platon. Objections diverses : le bien n'est pas un, puisqu'il est
dans toutes les Catégories, et qu'il y a plusieurs sciences du
bien ; le bien en soi et le bien se confondent — Les Pythagori-
ciens et Speusippe. — Distinction des biens qui sont des biens
par eux-mêmes, et de ceux qui ne le sont qu'à cause d'autres
biens; difficultés de cette distinction. 7- Le moyen le pLua sûr de
connaître le bien, c'est de l'étudier dans les biens particuliers
que l'homme possède et emploie.
§. 1. Peut-être sera-t-il plus convenable d'étudier le
bien dans son acception universelle, et de nous rendre
compte ainsi du sens exact qui s'attache à ce mot. Je
ne me dissimule pas toutefois qu'une recherche de ce
genre peut être pour nous assez délicate, puisque le sys-
tème des Idées a été présenté par des personnes qui
nous sont chères. Mais on trouverait bien sans doute, et
l'on regarderait comme un vrai devoir de notre part, que
dans l'intérêt de la vérité, nous fissions la critique même
de nos propres opinions, surtout puisque nous nous
•
Cfu UL Gr. Morale, livre I , ch. 1 ; tote a pu remprunter à son maître Ini-
Moraleà Eudème, livre I, ch. 8. même; car Platon, en s^excusant de
S 1. PovT nous oiset délicate. An»- critiquer Homère, dit : • On doit pins
tote ne prend pas toujours autant de d^égards à la vérité qu*à un homme. •
précautions pour attaquer le système (République, livre X, page 235, trad*
de son maître. — V amitié et la vérité, de M* Cousin.) M. Cousin pense que
Cette pensée a été depuis Aristote mille c'est là Torigine de la phrase d'Aris^
fois répétée; elle est fort belle : Amiens tote ; et Camerarius avait fait la mène
Plato^ std magis amiea veritas, Ari»- remarque.
LIVRE I, CH. III, § 3. 17
piquons d'être philosophe; ainsi entre l'amitié et la
vérité qui nous sont chères toutes les deux, c'est une
obligation sacrée de donner la préférence à la vérité.
§ 2. Ceux qui ont introduit cette opinion n'ont pas fait
ni admis d'Idées pour les choses où ils distinguaient un
ordre de priorité et de postériorité. C'est même là ce qui
les empêchdt, pour le dire en passant, de supposer des
Idées pour les nombres. Or le bien se dit également et
dans la catégorie de la substance, et dans la catégorie de
la qualité, et dans celle de la relation. Mais ce qui est en
soi, c'est-à-dire la substance, est par sa nature même
antérieur à la relation, puisque la relation est comme une
superfétation et un accident de l'être; et il semble qu'on
ne saurait établir entre tous ces biens d'Idée commune.
§ 3. Ajoutons que le bien peut se présenter sous autant
d'acceptions diverses que l'être lui-même. Ainsi le
bien dans la catégorie de la substance, c'est Dieu et
l'intelligence ; dans la catégorie de la qualité, ce sont les
vertus; dans celle de la quantité, c'est la mesure; dans
celle de la relation, c'est l'utile; dans celle du temps,
c'est l'occasion; et dans celle du lieu, c'est la position
régulière. De même pour le reste des catégories. Ainsi
évidemment le bien n'est pas une sorte d'universel com-
mun à toutes; il n'est pas un; car s'il l'était, on ne le
S 2* Ceux qui ont introduit cette étant au-dessus de la relation. Dooc
Ofrinionm Première objection : selon il n'y a pas dldée du bien en soi ;
Platon lui-même, il n'y a pas d'Idées et Platon est réfuté par ses propres
des choses qui sont subordonnées les théories.
unes aux autres comme antérieures $ 3. Ajoutons* Seconde objection :
et postérieures. Or, selon Aristote» le bien n'est pas un, puisqu'il est ré-
les biens sont ^si subordonnés dans parti et divers dans les diverses catè-
Ics diverses catégories, la substance gories.
2
18 MORALE A NICOMAQUE.
retrouverait pas dans toutes les catégories, et il serait
dans une seule exclusivement. § 4. Déplus encore, comme
il n'y a qu'une seule science des choses qui sont comprises
sous une seule Idée, il faudrait qu'il n'y eût également
qu'une science unique de tous les biens quels qu'ils
fassent Mais loin de là, il y a plusieurs sciences même
pour les biens d'une seule catégorie. Ainsi la science de
l'occasion, c'est dans la guerre la science stratégique;
c'est dans la maladie, la science médicale. La science
de la mesure est encore la science médicale en ce qui
concerne les aliments ; c'est la science gymnastique, en ce
qui concerne les exercices.
§ 5. On pourrait se demander également ce que c'est
que la chose en soi et ce qu'on veut dire en appliquant
cette expression a en soi » à chaque chose. Pour l'homme en
soi, et pour l'homme, la définition est une seule et même
définition, c'est celle de l'homme, simplement en tant qu'il
est homme ; il n'y a de part ni d'autre aucune différence;
et si dans ce cas il en est sdnsi, il ne peut pas non plus y
avoir de différence entre le bien en soi et le bien, en tant
qu'ils sont des biens l'un et l'autre.
§ 6. On ne pqurr^dt pas même dire que le bien en soi
$ h» De ptu$ eneore. Troisième qu^il i'imagine. Elle désigne Tuiii»
objection : U 7 a des sciences diverses versd dont Âristote lui-même a
pour ces biens spéciaux ; et à ce point essayé une théorie. Dans le système
de vue encore» le bien n'est pas un. de Platon, elle joue un grand rôle,
$6» La chose en eoU Autre ordre et elle y est essentielle. Aristote ne
d^objections : ceUes-ei ne s'adressent Toit pas que Thonime en soi et
plus à ridée du bien en particulier; Thomme sont une seule et même
elles attaquent d*une manière gêné* chose ; seulement Texpression de Pla-
raie la théorie des Idées tout entière, ton set plus prédise, et il fallait lui
Quoiqu'en dise Aristote, cette exprès- en faire un mérite, loin de le lui ré-
gion « en soi » n*est pas aussi vaine procher.
LIVRE I, CH. III, S 8. 19
est plus un bien que tout autre bien parce qu'il serait
étemel, puisque, dans un autre genre, une blancheur qui
dure de longues années n'est pas pour cela plus blanche
que celle qui ne dure qu'un seul jour. § 7. Le système des
Pythagoriciens sur la nature du bien me semble encore
plus acceptable, quand ils placent l'unité dans la série
coordonnée où ils mettent aussi les biens ; et c'est égale-
ment une opinion où Speusippe semble les avoir suivis.
§ 8. Mais laissons la discussion de ces derniers points,
qui trouvera sa place ailleurs.
A la réfutation que nous venons de présenter, il semble
qu'on peut faire une objection, et dire que les Idées atta-
quées par nous ne s'appliquent pas aux biens de toute
espèce, et qu'elles ne concernent qu'une seule espèce de
biens, à savoir ceux qu'on poursuit et qu'on aime pour eux-
mêmes uniquement, tandis que les choses qui produisent
ces biens ou qui contribuent à les conserver de quelque
S 6. Une blancheur qtii dure dt livre que je viens de citer; et diaprés
longues années, G*est une objection le catalogue de Diogène Laêrce, il
à peine sérieuse que d^assimiler Pldée avait fait aussi un livre spécial sur la
d^une chose toute matérielle à Tldée philosophie de Speusippe et de Xéno-
du bien. La durée est un élément crate. Peut-être, du reste, cette
considérable dans la question du expression c ces derniers points t
bien ; et Âristote lui-même en tient ne se rapporte-t-elle qu'à Téternité
compte quand il s*agit du bonheur du bien; mais alors je ne saurait
et de la vertu. dire où Aristote en a précisément
S 7. Ltf système des Pythagor^ parlé, si ce n'est dans le douiième
ciens. Voir la Métaphysique, livre I, livre de la Métaphysique. Eustrate
ch. 5, édition de Berlin, page 986, donne à ce passage le premier sens»
a, 26. c'est-à-dire celui que j'ai adopté dans
S 8. Ces derniers points,., ailleurSm ma traduction.
Aristote expose le système des Pytha- $S, Ala réfutation que nous ««-
goriciens dans la Métaphysique, au nons de présenter. Le texte n'est pas
20 MORALE A NICOMAQUE.
façon que ce soit, ou qui préviennent ce qui leur est con-
traire et les détruit, ne sont appelées des biens qu'à cause
de ceux-là, et sous un autre point de vue. § 9. Ainsi cette
expression de biens peut évidemment se prendre en un
double sens ; d'une part, les biens qui sont des biens par
eux-mêmes, puis les autres biens qui ne le sont que grâce
aux premiers. Dès lors, nous pouvons séparer et distinguer
les biens en soi des biens qui servent simplement à pro-
curer ceux-là, et rechercher si les biens en soi ainsi
compris sont réellement exprimés et compris sous une
seule Idée.
g 10. Mais d'abord, quels sont précisément les biens
qu'on doit reconnaître pour des biens en soi ? Sont-ce les
biens qu'on poursuivrait encore quand même ils seraient
isolés, par exemple, penser, voir, ou encore tels plaisirs,
tels honneurs en particulier ? Ce sont là toutes choses qu'on
peut poursuivre aussi en vue de quelqu'autre chose qu'elles,
mais qui cependant peuvent très-justement passer pour
des biens en soi. Ou bien ne doit-on reconnaître absolu-
ment pour un bien que l'Idée et l'Idée toute seule? L'Idée
alors deviendra tout à fait vsdne et inutile. § 11. Mais si
les choses que nous venons d'énumérer sont, elles aussi.
tout à fait aussi précis. LHnterpré- pensée. L'Idée serait vaine et inutile,
tation que je donne est aussi celle si on la réduit à elle seule, et si on la
d'Eustrate. sépare de tous les biens particuliers
S 9. Kn un double êens. Cette di« du genre de ceux qui viennent d*âtre
vbion des biens est analogue à celle désignés.
qu'Aristote a faîte plus haut dans les S il- ^^ aient en soi, des biens
actions, ch. 4, $ 3. — Sou» une seule qu'on poursuit pour eux seuls et in-
Idée, comme le veut Platon. dépendamment de toute autre con-
S 10. Tout à fait vaine et inutile, séquence. — Les définitions sont
Aristote n*explique qu'à - demi sa autres. Nouvelle objection contre la
LIVRE I, CH. III, § 13. 21
des biens en soi, il faudra que la définition du bien soit
manifestement la même dans tous ces cas divers, comme
k définition de la blancheur est évidemment identique
pour la neige et pour la céruse. Or pour les honneurs,
pour la pensée, pour le plaisir, les définitions sont autres
et fort différentes, en tant que toutes ces choses sont des
biens. Concluons donc que le bien n*est pas quelque chose
de commun qu'on puisse comprendre sous une seule et
unique Idée.
§ 12. Mais comment toutes ces choses sont-elles ap-
pelées dés biens ? Ce ne sont pas là certainement de ces
homonymes, de ces équivoques que crée le hazard. Sont-
elles comprises sous une appellation pareille, parce
qu elles viennent toutes d'une seule origine , ou parce
qu'elles tendent toutes à un seul but ? Ou n'est-ce pas
plutôt par simple analogie? Ainsi par exemple la vue
dans le corps a de l'analogie avec l'entendement dans
l'âme; et comme telle autre chose a de l'analogie avec
telle autre. § 18. Mais peut-être faut-il pour le moment
laisser de côté toutes ces questions; il appartient plus
spécialement à une autre partie de la philosophie de les
traiter avec la précision désirable ; et l'on pourrait en dire
théorie des Idées : des choses dont la même de la faiblesse de son objection,
définition est différente, ne peuvent $ 13. Une autre partie de la phito^
avoir la même Idée. Cette' objection #o;»Ate, la. Métaphysique ou lesCaté-
porte encore moins que les précè- gories. — L*(m pourrait en dire à
dentés ; car si la définition de chacun peu près autant de l'Idée, C'est-ft-dire
de ces biens particuliers que cite renvoyer la discussion de cette théorie
Aristote, est différente, leur définition à la métaphysique, à la pure spé*
en tant que biens leur est commune eulation, tandis que la théorie du
et par conséquent identique. Dans le bien telle qu'on veut la faire ici doit
$ suivant, il semble s'apercevoir lui- être essentiellement pratique.
22 MORALE A NICOMAQUE.
à peu près autant de l'Idée; car si le bien qu'on attribue
à tant de choses et qu'on (ait commun à toutes, est un
comme on le prétend, ou s'il est quelque chose de séparé
qui existe en soi, il est dès lors parfaitement clair qu'il
ne saurait être possédé ni pratiqué par l'homme. Or c'est
précisément un bien de cette dernière espèce accessible à
l'homme que nous cherchons en ce moment.
§ li. Mais on peut trouver que ce serait un grand
avantage de connaître le bien, dans son rapport avec les
biens que l'honune peut acquérir et pratiquer ; car le bien
ainsi connu nous servant en quelque sorte de modèle,
nous saurions mieux découvrir les biens spéciaux qui nous
conviennent ; et une fois éclairés sur ce point , nous
arriverions plus sdsément à nous les procurer. § 15. Tout
en reconnaissant que cette opinion a quelque chose de
fort plausible, je dois dire pourtant qu'elle semble en
désaccord avec les exemples que nous offrent les sciences
de tout genre. Quoiqu'elles aient toutes en vue un bien
$ ih* Cê tirait un grand a von* venu G^est précisément parce que les
tage, P]aton n'a pas eu un autre but sciences ont chacune un bien parti-
dans la théorie des Idées; et il n*a culier à poursuÎTre, qu'elles ne dol-
jamais étudié Tidée générale du vent pas s'occuper du bien en géné-
bien que pour mieux connaître et raU l\ serait fort étrange et fort
appliquer le bien dans la pratique de dangereux que la médecine, au lieu
la vie. Le Phédon, la République, les de s'occuper de procurer la santé,
Lois le prouvent de reste ; et il esl allAt disserter sur le bien, comme la
bien étonnant que son disciple ait philosophie pourrait le feire. Mais
méconnu si complètement sa pensée» ceci n'empêche pas qu'il n'y ait une
•— Nous servant en quelque sorte de science, dont la fonction soit d'étu»
modèle. Comparaison analogue à celle dier le bien en général et surtout le
dont Arislote s'est déjà servi plus bien moraL Cette sdenoe n'est pas
haut, ch« I, S 7. inutile apparemment aux yeux d'A»
$ 15. Un bkn qu^elUs poursict- ristotc, puisqu'il a fhit un traité de
LIVRE I, CH. III, g 16.
23
qu elles poursuivent, quoiqu'elles tendent à satisfaire nos
besoins, elles n'en négligent pas moins Tétude du bien en
lui-même. Or il n'est pas supposable que tous les prati-
ciens, les artistes méconnaissent un si puissant secours et
ne le recherchent point. § 16, Il n'est pas plus facile de voir
à quoi servirait au tisserand, et au maçon, pour leur art
spécial, de connaître le bien en soi; ni comment l'on sera
meilleur médecin, ou meilleur général d'armée, pour avoir
contemplé l'Idée même du bien. Ce n'est pas sous ce point
de vue que le médecin considère ordinairement la santé ;
il ne considère que celle de l'homme, ou poiu* mieux dire
encore, il considère spécialement la santé de tel individu ;
car il n'exerce la médecine que sur des cas particuliers.
Mais, je le répète, n'allons pas plus loin sur ce sujet.
morale ; et le médedn exercera d*au-
tant mieux sa profession qu'il sera
plus philosophe ; c'est-à-dire que la
connaissance générale du bien lui
servira certainement à mieux réaliser
le bien spécial qu'il recherche.
S 16. èSeiUeur médecin» \\ semble
que l'exemple d'Hippocrate aurait
dû ayertir Aristote que la réflexion
qu'il fait ici n'est pas tout à fait juste.
-— tisseranth,» maçon»» médecin,»»»
général» Il n'est pas exact d'iso-
ler aussi complètement l'artiste et
l'homme. Le caractère personnel de
l'aïUste a toujours une grande in-
fluence sur la manière dont il entend
et pratique son art
Garve a trouvé qu' Aristote dans
sa polémique contre les Idées était
subtil; le reproche est juste; mais
Garve est allé trop loin en croyant
que les subtilités d'un tel génie ne
valaient pas la peine d'être com-
mentées.
24 MORALE A NICOMAQUE.
CHAPITRE IV.
Le bien dans chaque genre de choses est la fin en vue de laquelle
se fait tout le reste. — Le bonheur est la fin dernière de tous
les actes de Thomme; il est indépendant et parfait — Le
bonheur ne se comprend bien que par la connaissance de
l'œuvre propre de l'homme. Cette œuvre est Tactivité de
Tâme dirigée par la vertu.
§ 1. Revenons encore une fois au bien que nous cher-
chons, et voyons ce qu'il peut être.
D'abord, le bien se montre très-différent selon les dif-
férents genres d'activité, et selon les différents arts. Ainsi
il est autre dans la médecine, autre dans la stratégie; et
de même pour tous les arts sans distinction. Qu'est-ce
donc que le bien dans chacun d'eux? N'est-ce pas la
chose en vue de laquelle se fait tout le reste ? Dans la mé-
decine par exemple, c'est la santé; dans la stratégie, c'est
la victoire; c'est la maison dans l'art de l'architecture;
c'est un autre but dans un autre art. Mais dans toute
action, dans toute détermination morale, le bien est la
fin même qu'on poursuit; et c'est toujours en vue de cette
fin que l'on fait constamment tout le reste. Par une consé-
Ch. IV, Gr. Morale, livre I, ch. !x^ les mêmes mots que ceux dont Aris-
Morale à Eudème, livre I, ch. h et tote s*est servi au début de ce traité,
livre II, ch. 4. voir plus haut, ch. I, § 1. \\ re-
S 1. Le bien que nous cherchons, marque d*ailleurs luinméme dans le
le bien dans ses applications, le bien $ suivant qu'il revient à son point de
pratique. — Dans toute action,,,, départ, et il est tout naturel qu'il
toute détermination morale, ce sont répète ses propres expressions.
LIVRE I, CH. IV, S 4- 25
quence évidente, s'il existe pour tout ce que rhomme peut
faire en général une fin commune où tendent tous ses
actes, cette fin unique est le bien tel que l'homme peut le
pratiquer ; et s'il y a plusieurs fins de ce genre, ce sont
elles alors qui sont le bien.
S 2. Ainsi après ce long détour, notre discussion
aboutit au point même d'où nous étions partis. Mais il
faut nous efforcer d'éclaircir ceci encore davantage.
§ 3. Gomme il y a plusieurs fins, à ce qu'il semble, et
que nous en pouvons rechercher quelques-unes en vue
des autres , la richesse par exemple , la musique, l'art de
la flûte, et en général toutes ces fins qu'on peut appeler des
instruments, il est bien évident que toutes ces fins indis-
tinctement ne sont pas parfaites et définitives par elles-
mêmes. Or le bien suprême doit être quelque chose de
parfait et de définitif. Par conséquent, s'il existe une seule
et unique chose qui soit définitive et parfaite , elle est
précisément le bien que nous cherchons ; et s'il y a
plui^eurs choses de ce genre, c'est la plus définitive
d'entre elles qui est le bien. § A. Or, à notre sens, le bien
qui doit être recherché pour lui seul est plus définitif que
celui qu'on recherche en vue d'un autre bien ; et le bien
qui n'est jamais à rechercher en vue d'un autre bien, est
plus définitif que ces biens recherchés à la fois et pour
eux et pour ce bien supérieur ; en un mot, le parfait, le
définitif, le complet est ce qui est éternellement recher-
§3. S'il existe,»,. Aristote a déjà ment; la vie ne peut avoir qu'un
exprimé ce doute plusieurs fois, et il but ; et laisser croire qu'elle peut en
Texprimera pluâeurs fois encore. Il avoir plusieurs, c'est ouvrir la porte
aurait dû se prononcer plus nette- au scepticisme et à l'erreur.
26 MORALE A NICOMAQUE.
chable en soi, et ne l'est jamais en vue d'un objet antre
que lui. § 5. Mais voilà précisément le caractère que
semble avoir le bonheur ; c'est pour lui, et toujours poor
lui seul, que nous le recherchons; ce n'est jamais en vue
d'une autre chose. Au contraire quand nous poursuivons
les honneurs, le plaisir, la science, la vertu souâ quelque
forme que ce soit, nous désirons bien sans doute tous ces
avantages pour eux-mêmes, puisque indépendamment de
toute autre conséquence nous désirerions certsdnement
chacun d'eux ; mais cependant nous les désirons aussi en
vue du bonheur, parce que nous croyons que tous ces
avantages divers nous le peuvent assurer, tandis que
personne ne peut désirer le bonheiu*, ni en vue de ces
avantages^ ni d'une manière générale en vue de quoi que
ce soit autre que luL
§ 6. Du reste cette conclusion à laquelle nous venons
d'arriver, semble sortir également de l'idée d'indépen-
dance , que nous attribuons au bien parfait , au bien
suprême. Évidemment nous le croyons indépendant de
tout. Et quand nous parlons d'indépendance, nous n'en-
tendons pas du tout la limiter à l'homme qui mène une
S 5. L« bonheur. Aristote substitue évidemment que le devoir est supé-
ridée du bonheur à celle du bien, et rieur au bonheur ; et pour prendre le
c'est là toute la diiférancede sa mo- langage d*Aristote, plus définitif, plus
raie à celle de Platon, et son infé> complet que lui. Si Ton veut identi-
riorité. On ne saurait donner trop fier le bonheur et le bien, ce n'est
d'attention à ce passage. Sans doute plus alors qu'une question de mots;
la recherche du bonheur n'est pas et pourtant, il faut prendre le mot le
interdite à l'homme; mais comme on plus exact, et toujours parler de
ne peut nier, à moins d'être pervers, devoir et non de bonheur, afin d'évi-
que souvent le bonheur ne dcnve être ter toutes les équivoques* Du reste,
sacrifié au devoir, au bien, il s'ensuit le bonheur, tel qu' Aristote le définit
LIVRE 1, CH. IV, S 8. 27
vie solitaire ; elle peut appartenir non moins bien à celui
qui vit pour ses parents, pour ses enfants, pour sa femme^
et en général pour ses amis et ses concitoyens , puisque
Tbomme est naturellement un être sociable et politique.
§ ^. Sans doute il est en ceci une mesure qu'il faut savoir
garder; car, si Ton étendait ces relations aux parents
d'abord, puis aux descendants de tous degrés, puis aux
amis des amis, on pousserait les choses à l'infini. Mais
nous examinerons une autre fois ces questions. Poiu: le
moment, ce que nous entendons par indépendance, c'est
ce qui pris dans son isolement suffit à rendre la vie dési-
rable, et fait qu'elle n'a plus besoin de quoi que ce soit;
or c'est là justement selon nous ce qu'est le bonheur.
S 8. Disons en outre que le bonheur pour être la plus dé-
sirable des choses n'a pas besoin de faire nombre avec
quoi que ce soit. Si l'on devait y ajouter une chose quel-
conque , il est clair qu'il suffirait de l'addition du plus
id, n*est gnëres moins vague que cherche jusqu^où Ton doit étendre ses
ridée du bien qu^il a tant critiquée relations pour remplir tous ses de-
dans Platon, voirs parfaitement Voir plus loin,
S 6. Qui vit pour $€$ parents^ liv. VIII, ch. 6, 9, 10, etc.
pour ses enfants, pour sa femme, etc. § 8. De faire nombre. Ce passage
Pensées très -nobles et très- justes; me semble fort dair, bien qu^il
elles sont rares dans Tantiquité. — ait embarrassé les commentateurs.
Naturellement un être sociable et po» comme le remarque M. Zdl, tom. 11^
litique. Voir la Politique, où cette p. 35. Âristote veut dire simplement
grande idée est reproduite dans les qu*il n*y a pas besoin d^ajouter quoi
mêmes termes, liv. I^ ch. i, S 9, de que ce soit au bonheur pour qu'il
ma traduction, 2* édition. soit désirable par lui-même. — Loi
S 7. Une autre fois. Il serait diifi- fin de tous les actes possibles à
die d'indiquer précisément le lieu où C homme. C'est le bien et non le
Âristote a traité cette question. Je bonheur qui est la fin de tous les>
crois que c'est dans la théorie de actes d'après Aristote lui-même. Voir
l'amitié; du moins Aristote y re- plushaut^ch. 1^ S i»
28 MORALE A NICOMAQUE.
petit des biens pour le rendre encore plus désirable ; car
alors ce qu'on y ajoute fait une somme de biens supé-
rieure et incomparable, puisqu'un bien plus grand est
toujours plus désirable qu'un moindre bien. Ainsi donc le
bonheur est certainement quelque chose qui est définitif,
parfait , et qui se suffit à soi-même , puisqu'il est la fm
de tous les actes possibles à l'homme.
3 ^* Mais peut-être tout en convenant avec nous que le
bonheur est sans contredit le plus grand des biens, le
bien suprême, peut-on désirer encore d'en connaître plus
clairement la nature.
§ 10. Le plus sûr moyen d'obtenir cette complète
notion, c'est de savoir quelle est l'œuvre propre de
l'homme. Ainsi de même que pour le musicien, pour le
statuaire, pour tout artiste, et en général pour tous ceux
qui produisent quelque œuvre et qui agissent d'une façon
quelconque, le bien et la perfection, ce semble, sont dans
l'œuvre spéciale qu'ils accomplissent; de même, à ce
qu'il parait, l'homme doit trouver le bien dans son œuvre
propre, si toutefois il est une œuvre spéciale que l'homme
doive accomplir. § 11. Hais est-ce que par hasard quand
le maçon, le tourneur, etc. , ont une œuvre spéciale et des
actes propres, l'homme seul n'en aurait pas? Serait-il
condamné par la naiure à l'inaction ? Ou plutôt de même
que l'œil, que la main, que le pied, et en général que
chaque paptie du corps remplit évidemment une fonction
spéciale, de même n'est-il pas à croire que l'homme, indé-
$10. Vceuvre profère de V homme. — Si toutefois. Doute inutile et qui
C'est en effet la vraie méthode pour peut être mal interprété. H ne fallait
arriver au but ; mais Âristote ne Ta pas Télever, puisqu^un peu plus loin
pas employée assez rigoureusement, on l'écurte.
LIVRE I, CH. IV, S 14- 29
pendamment de toutes ces fonctions diverses, a encore la
sienne propre ? Mais quelle peut être cette fonction carac-
téristique 7 S 12. Vivre est une fonction commune que
rhomme partage même avec les plantes ; et Ton ne
cherche ici que ce qui lui est exclusivement spécial. Il
faut donc mettre hors de ligne la vie de nutrition et de
développement. A la suite, vient la vie de sensibilité ; mais
cette vie à son tour se montre également commune à
d'autres êtres, au cheval, au bœuf, et en général à tout
animal aussi bien qu'à l'homme. § 13. Reste donc la vie
active de l'être doué de raison. Mais l'on peut en outre
distinguer dans cet être la partie qui ne fait qu'obéir à la
raison, et la partie qui possède directement la raison, et
s'en sert pour penser. De plus, comme cette faculté même
de la raison peut se comprendre encore en un double sens,
il faut bien déterminer qu'il s'agit surtout de la faculté en
acte, parce que c'est elle qui paraît mériter plus particu-
lièrement le nom qu'elles portent toutes deux. § lA, Ainsi,
la fonction propre de l'homme serait l'acte de l'ftme con-
forme à la r^dson, ou du moins l'acte de l'âme qui ne peut
S IS. Même owee Uê pUtntea, Voir tant qii*elle pourrait agir, considérée
pour toute cette discussion sénû-phy- d^une façon abstraite,
siologique le Traité de i*Ame, livre II, $ lÂ. Vaeie de Vdme conformé à
ch. 3, S S 2 et suivants de ma tra- (a raison. Ce n'est plus là le bonheur:
duction. c'est le devoir. — De cet être kien
S iS* La partie qui ne fait qu'obéir développé. Principe très -important,
à la raison. Toutes ces divisions sont émis sous une forme analogie, quoi-
cmpnintées à Platon; et elles sont que plus générale encore, dans la
parftdtement exactes. — Delà faculté Politique, livre I, ch. 2, $ 10, de ma
en acte, et non pas en puissance S* édition* C'est là ce qui fait que
simplement, c'est-à-dire de la faculté toutes les recherches sur les sauvages
considérée en tant qu'eUe agit ae- ou sur les animaux pour expliquer la
tuellement, et non pas seulement en nature humaine, sont si parfiiitement
30 MORALE A NICOMAQUE.
s'accomplir sans la rsdson. D'ailleurs quand nous disons
que telle fonction est génériquement celle de tel être, nous
entendons qu'elle est aussi la fonction de cet être bien
développé, de même que l'oeuvre du musicien se confond
également avec l'œuvre du bon musicien. Et de même
dans tous les cas sans exception, on ajoute toujours à
l'idée simple de l'œuvre, l'idée de la perfection supérieure
à laquelle cette œuvre peut être portée ; et par exemple,
l'œuvre du musicien étant de faire de la musique, l'œuvre
du bon musicien sera d'en faire de bonne. Si tout ceci est
vrai, nous pouvons admettre que l'œuvre propre de
l'homme en général est xme vie d'un certain genre; et
que cette vie particulière est l'activité de l'âme, et une
continuité d'actions que la raison accompagne; nous
pouvons admettre que dans l'homme bien développé
toutes ces fonctions s'accomplissent bien et régulièrement.
§ 15. Mais le bien, la perfection pour chaque chose varie
suivant la vertu spéciale de cette chose. Par suite , le
bien propre de l'homme est l'activité de l'âme dirigée par
la vertu ; et s'il y a plusieurs vertus, dirigée par la plus
haute et la plus parfaite de toutes. § 10. Ajoutez encore
que ces conditions doivent être remplies durant une vie
entière et complète ; car une seule hirondelle ne fait pas le
prmtemps, non plus qu'un seul beau jour; et l'on ne peut
pas dire davantage qu'un seul jour de bonheur, ni même
Inutiles et si ridicules. — Vaeiiviti dans la Politique, livre IV, ch. 49,
de Vdme. dirigée par la vertu. Cette $$ Set A» pages 239 et 2Â0 de ma
définition est admirable; mais la rai- 2* édition.
son et la vertu conduisent d^abord S 16. Durant une vie entière et
au devoir, et secondairement au complète. Considérations inférieures
bonheur. Ces théories sont rappelées et qui ne sont pas sans danger. —
LIVRE 1, CH. V, S 1.
31
que quelque temps de bonheur, suffise pour faire un
homme heureux et fortuné.
eena
CHAPITRE V.
Imperfection inévitable de cette esquisse du bonheur. Le temps
complétera ces théories; il ne faut pas exiger en toutes choses
une égale précision. — Importance des principes.
§ 1. Coi\tentons-nous pour le moment de cette esquisse
imparfaite du bien ; c'est une nécessité peut-être utile
que de conojnencer par en tracer d'abord cet incomplet
tableau, sauf à revenir ensuite sur ces premiers traits.
Une fois que l'esquisse a été bien faite, il semble que tout
le monde est capable de continuer l'œuvre et d'en préciser
tous les détfidls ; c'est le temps qui trouve tous ces progrès,
ou qui du moins est un puissant auxiliaire pour les faire
découvrir. D est la source de tous les perfectionnements
des arts ; car une fois qu'un art est créé, il n'y a personne
qui ne puisse contiîbuer à en combler successivement les
lacunes.
Une seule hirondelle ne fait pas le
printemps, proverbe charmant qui
appartient peut-être à Âristote.
Cfu V, La grande Morale et la
Morale à Eudème, n^ont pas de par-
tie correspondante.
S 1. Esquisse imparfaite. Voir
plus haut, cil. 1, S «4. — Cest le
temps qui trouve tous ces progrès*
Aristote exprime une pensée ana-
logue à la fin de rOrganon, Réfuta-
tions des Sophistes, eh. 3&, S 6,
page Â3& de ma traduction. Cette
théorie est d*ailleurs très-juste et
très-profonde. On voit que Tidée du
progrès n'est pas nouvelle.
32 MORALE A NICOMAQUE.
§ 2. Il ne faut pas oublier non plus ce qui vient d'être
dit. Répétons qu'il n'est pas juste d'exiger en toutes
choses un même degré d'exactitude, et qu'on ne doit
demander dans chaque cas qu'une précision relative à la
matière qu'on traite. Il faut même se résigner à ne l'obte-
nir que dans la mesure compatible avec les procédés et la
méthode qu'on applique. C'est ainsi en effet que le maçon
et le géomètre recherchent très-différemment la ligne
droite. L'un ne s'en inquiète qu'autant qu'elle peut servir
à l'ouvrage qu'il fait; l'autre l'étudié dans ce qu'elle est
en elle-même et dans ses propriétés ; car il ne cherche et
ne contemple que le vrai. C'est aussi ce qu'il faut savoir
fsdre dans toutes les autres choses, de peur que les hors-
d'œuvres ne deviennent plus nombreux que les œuvres
mêmes.
§ 3. Un motif semblable doit nous engager encore à ne
pas vouloir en toutes choses remonter également à la
cause. Dans bien des cas, il suffit de montrer clairement
l'existence de la chose, comme on le fait pour les prin-
cipes ; car l'existence de la chose est un principe et un
point de départ. D'ailleurs parmi les principes les uns
sont découverts et connus par l'induction ; les autres le
S 2. Ce qui ment d*êîre diu Voir Tantes de ma traduction. — Par une
plus haut, du i, S 14. -^ Horg sorte d'habitude, pour les principes
é^œuxfre..* Us ouvres mêmes, Oppo- moraux. — - Une autre origine, C*est
sîtion qui se trouve dans le texte et bien vague. — Le commencement est
que j^ai tâché de reproduire. plus que la moitié, Proverl)e souvent
$8. Veâistenee de la chose est un cité par Aristote et très-vrai, Réfu-
principe. Voir plus haut la même tations des Sophistes, ch. 3&, S 6»
théorie, ch. 2 , § 9. — L'induction.,, page 634 de ma traduction ; Poli-
fa sensibilité. Voir les Derniers Analy- tique, livre VIII, ch. 3, ( S, page 408
tiques, livre II. ch. 19, p. 286 et sui- de ma traduction, 2« édition.
LIVRE I, CH. VI, S 1. 33
sont par la sensibilité; d'autres le sont encore par une
sorte d'habitude; d'autres enfin viennent d'une autre ori-
gine, n faut apprendre à traiter chacun de ces principes
par la méthode qui répond à sa nature, et l'on ne saurait
apporter trop de soin à les bien détermine!^. Ils ont une
grande importance pour les déductions et les consé-
quences qu'on en tire; car l'on a bien raison de dire que le
princiçe, ou le commencement, est plus que la moitié en
toute chose, et qu'il suffit à lui seul pour éclaircir bien
des points dans les questions que l'on discute.
CHAPITRE VI.
Justification de la définition du bonheur proposée plus haut;
pour bien se rendre compte de cette définition, il faut la rap-
procher des attributs divers qu^on donne vulgairement au
bonheur. — Division des biens en trois espèces : biens du corps,
biens de Fâme, et biens extérieurs. — Le bonheur implique
nécessairement l'activité. — L'activité réglée par la vertu est
la plus haute condition du bonheur de l'homme. Toutefois les
biens extérieurs complètent encore le bonheur et semblent des
accessoires indispensables.
§ 1. Pour bien comprendre le principe posé ici, il ne
faut pas s'en tenir seulement à la conclusion à laqiielle
nous avons abouti, ni aux éléments qui composent la défi-
nition du bonheur donnée par nous; il faut s'éclairer en
Ck, vu Gr. Morale^ livre I, ch. 2 ; Morale à Endènis, livre I, cli. 6, 7.
3
34 MORALE A NICOMAQUE.
outre en considérant les attributs qu'on accorde ordinai-
rement au bonheur; caries réalités sont toujours d'accord
avec une définition vraie, et la vérité est bien vite en
désaccord avec l'erreur. § 2. Les biens ayant été divisés en
trois classes :^iens extérieurs, biens de l'âme et biens du
corps, les l)iens de l'âme sont à nos yeux ceux que nous ap-
pelons plus spécialement et plus excellemment des biens.
C'est à l'âme que notre définition attribue les facultés et
les actes que l'âme seule dirige, et nous pouvons dire que
cette définition est bonne, puisqu'elle est conforme à cette
opinion trës-ancieime et admise unanimement par tous
ceux qui s'occupent de philosophie. § 3. C'est encore avec
raison que nous avons dit que certaines application de nos
facultés et certains actes sont le véritable but de la vie ;
car alors ce but est placé dans les biens de l'âme, et non
pas dans les biens extérieurs. § A. Ce qui confirme notre
S 1. En considérant les atttituts* % 9. Les fnens ayant été divisés,
J*ai préféré ce sens, quotcfoe ce ne Celle divisioii o*e9t pas tout à hïl
80it pas précisément celai qu'ont celle de Platon, qui divise les biens
en général adopté les commenta- divers en biens humains et en biens
teurs* L'expression du texte est tout divins ; il ne semble pas non plus
à fait indéterminée ; et pouvant cboi- qti'elle appartienne en propre à Âris-
sir une interprétation , je me suis tote. Dans la Morale à Eudème, les
arrêté à celle qui me semble la plus biens sont partagés en deux classes
conforme aux habitudes d'Âristote, seulement: biens qui sont dans Fâme,
et qui peut dans une certaine mesure biens qui sont en dehors de Fâme,
répondre aux deux points de vue. Morale à Eudème, livre II, ch. 1.
On a compris le plus souvent quHl s'a- au débuL Cette dernière classifi-
gissait id des opinions vulgairement cation répond davantage i celle de
exprimées sur le bonheur, par la plu- Platon.
part des hommes ou des philosophes ; S 3. Nous avons dit, plus haut,
et ce sens est en partie justifié par la ch. â, $ 1&. — Le but est placé
suite du chapitre. Ma traduction reste dans les fnens de l*dme. Voilà le vrai
indécise comme le texte. principe; mais Aristote n'y est pas
LIVRE I, CH. VI, § 7. S5
définition, c'est que Ton confond ordinairement Thomme
heureux avec l'homme qui se conduit bien et réussit ;
et ce qu'on appelle alors le bonheur, est une sorte de
succès et d'honnêteté. § 5. Ainsi, toutes les conditions
requises habituellement pour composer le bonheur,
semblent se réunir dans la définition que nous en avons
donnée ; car pour ceux-ci le bonheur est de la vertu ; pour
ceux-là, c'est de la prudence; pour les uns, c'est la sagesse;
pour les autres, c'est tout cela ensemble ou quelque chose
de cela, à quoi l'on joint le plaisir, ou qui du moins n'est
pas privé de plaisir. Il en est même d'autres qui veulent
comprendre dans ce .cercle déjà si vaste l'abondance des
biens extérieurs.
§ 6. De ces opinions, les unes ont été soutenues et dès
longtemps par de nombreux partisans ; les autres ne Font
été que par quelques hommes en petit nombre, mais
illustres. Il est raisonnable de supposer que les uns pas
plus que les autres ne sont tombés dans Terreur sur tous
les points, et qu'au moins ils ont bien vu sur quelques
uns ou même sur presque tous.
§ 7. D'abord notre définition est acceptée par ceux qui
prétendent que le bonheur est la vertu, ou du moins une
toujouo resté fidèle ; et c'est parce qu'Aristote a toujours pratiqué. C'est
quMl confond le bonheur avec le bat celui qui plus tard lui a profité à lui-
même de la vie, qu'il a trop souvent même, quand Leibnitz a essayé de le
incliné aux biens matériels. réhabiliter et de le réconcilier avec
§ 5. Il en est même d^ autres, la science moderne. Ce principe fait
Aristote semble les blâmer, bien qu'il autant d'honneur à la sagacité qu'à
soit lui-même revenu plus d'une fois la modestie de ceux qui l'appliquent,
à cette opinion. C'est un insupportable orgueil de
S 6. // est raisonnable de suppo^ croire qu'on est le seul à découvrir
5er. Principe de critique excellent et et à comprendre la vérité..
36 MORALE A NICOMAQUE.
certaine vertu; car « l'activité de l'âme conforme à la
vertu » fait bien aussi partie de la vertu. § 8. Mais il n'est
pas du tout indifiérent de placer le bien suprême dans
la possession ou dans Fusage de certaines qualités, dans
la simple aptitude ou dans Tacte lui-même. L'aptitude
peut exister fort réellement sans produire aucim bien,
comme par exemple dans un homme qui dort, ou dans un
homme qui pour toute autre cause reste inactif. L'acte au
contraire ne peut jamais être dans ce cas, puisqu'il agit
nécessairement, et que de plus il agit bien. Il en est ici
comme aux jeux Olympiques ; ce ne sont pas les honunes
les plus beaux ni les .plus forts qui reçoivent la couronne ;
ce ne sont que les concurrents qui ont pris part au combat ;
car c'est seulement parmi eux que se trouvent les vain-
queurs ; de même, ce sont ceux qui agissent bien, qui
seuls peuvent prétendre dans la vie à la gloire et an
bonheur. § 9. Du reste, l'existence de ces hommes qui
agissent bien, est par elle-même pleine de charmes. Être
charmé est un phénomène qui se rapporte exclusivement
à l'âme, et im objet a pour nous des charmes, quand on
peut dire de cet objet que nous l'aimons : le cheval, par
5 7. Vaetivité de Cdme conforme Olympiques* Très-belle comparaison,
à ta vertu* C^est la définition qu*A* en même temps quMdée tiès-juste.
ristote a donnée pins haut à la fin du Voir la Morale à Eudème, livre II,
ch. A, S14. ch. 1, Si4*
5 8. Dana ta posseuion ou dan$ J 9. Est par ette-même pleine de
Vusage, Distinction profonde qui ap- charmes, Ceai en partie la condam-
partîent tout entière à Âristote. Elle nation de la théorie du bonheur tel
«est un des éléments principaux de sa qn^ Aristote Tentendra plus tard,
métaphysique. C'est lui qui le pre- Cette satisfaction de Tâme, pleine de
mier a séparé aussi nettement la charme pour celui qui réprouve, est
puissance et Pacte , c'est-à-dire le le bien suprême. Elle se suf&t et n'a
possible et le r^el. — Comme aux jeux pas besoin d'un com plément étranger.
LIVRE I, CH. VI, § 12. 37
exemple, charme celui qui aime les chevaux ; le spectacle
charme celai qui aime les spectacles; tout comme les
choses justes charment celui qui aime la justice ; et d'une
manière plus générale, les actes vertueux charment celui
qui aime la vertu. § 10. Si les plaisirs du vulgaire sont si
différents et si opposés entr*eux, c'est que ce ne sont pas
de leur nature de vrais plaisirs. Les âmes honnêtes qui
aiment le beau, ne goûtent que les plaisirs qui par leur
nature sont des plaisirs véritables; et ceux-là, ce sont
toutes les actions conformes à la vertu ; elles plaisent à ces
cœurs bien faits, et elles leurs plaisent uniquement par
elles-mêmes. § 11. Aussi la vie de ces hommes généreux
n'a pas besoin le moins du monde que le plaisir vienne
se joindre à elle conune une sorte d'appendice et de
complément; elle porte le plaisir en elle-même; car,
indépendamment de tout ce que nous venons de dire, on
peut ajouter que celui qui ne trouve pas son plaisir aux
actions vertueuses, n'est pas vraiment vertueux; de même
qu'on ne peut pas appeler juste celui qui ne se plaît pas à
pratiquer la justice ; ni libéral, celui qui ne se plaît pas
aux actes de libéralité ; et ainsi du reste.
§ 12. Si tout ceci est vrai, ce sont les actions conformes
à la vertu qui sont en elles-mêmes les vrais plaisirs de
l'homme. Elles ne sont pas seulement agréables ; elles
sont en outre bonnes et belles ; et elles le sont par-dessus
toutes choses, chacune en leur genre, si toutefois l'honune
S 11. N'a Tpùs besoin le moins du ment. Je suis très-loin de Ten blft-
monde» C*est en partie la théorie pla- mer ; et ceci répond aux critiques de
lonicienne; et c^est là tout Iç Stoïcisme Brucker et de quelques autres,
en morale. Aristote se montre ici $ 12. L«s vrais p/at5trs 4e T^omme.
plus austère qu'il ne Test ordinair&i' Il aurait pu ajouter; et sa véritable
38 MORALE A NICOMAQUE.
vertueux sait en juger à leur juste valeur ; et il en juge
comme il faut« ainsi que nous Favous dit g 13. Ainsi
donc le bonheur est tout à la fois ce qu'il y a de meilleur,
de plus beau et de plus doux ; car il ne faut rien séparer
de tout cela, comme le fait Tinscription de Délos :
« Le Juste est le plus beau ; la santé, le meilleur ;
« Obtenir ce qu^on aime, est le plus doux au cœur. »
Mais tous ces avantages se trouvent réunis dans les
bonnes actions, dans les meilleures actions de l'honmie; et
Vensemble de ces actes, ou du moins Tacte unique qui est
le meilleur et le plus parfait entre tous les autres, c'est ce
que nous appelons le bonheur.
g lA. Néanmoins, le bonheur pour être complet,
semble ne pouvoir se passer des biens extérieurs, ainsi que
nous l'avons fait remarquer. Il est impossible, ou du moins
fonction, poar résumer la théorie trouve aussi parmi ceux de Théognis,
précédente sur la fonction propre de y. S26 ou 355, selon les éditions,
rhomme* g lA. Ne pouvoir se passer des
S 13. De meilleur, 1\ semble ré- fnens extérieurs, Ced est vrai pour
sulter de tout ce qui yient d^être dit, le bonheur au sens vulgaire de ce
que le meilleur dans Thomme, c*est mot ; ce ne Test pas pour la vertu.
Tactivité vertueuse et non pas le L'exemple de Socrate n'était pas si
bonheur. — // ne faut rien séparer éloigné. Sans aucun des biens exté-
de tout cela. C'est peut-être un tort rieurs, il srvait été certainement le
égal de confondre tout ceki, parce plus heureux des hommes et le plus
que cette confusion mène presque vertueux tout ensemble. — Ainsi
nécessairement à Terreur qui va que nous Vavons fait remarquer. Il
suivre, et qu'elle fait accorder trop semble tout au contraire qu'un peu
d'importance aux biens exténeurs. plus haut Aristote vient de soute-
— %iZ, Le juste est le plus beau, nir une opinion tout opposée. — Il
Ces vers sont cit^s encore au début est impossible. Expression exagérée,
de la Morale à Eudème, avec des qu'Ari&lole corrige lui-même sur le
variantes iusignîfiantes. On les re- champ.
LIVRE I, CH. VI, S 16.
39
il n'est pas facile de faire le bien quand on est dénué de
tout ; pour une foule de choses, ce sont des instruments
indispensables que les amis, la richesse, Tinfluence poli-
tique. § 15. n est d'autres choses encore, dont la privation
altère le bonheur des hommes à qui elles manquent : la
noblesse, une heureuse famille, la beauté. On ne peut pas
dire qu'un homme soit heureux quand il est d'une diffor-
mité repoussante, s'il est d'une mauvaise naissance, s'il
est isolé et sans enfants ; encore moins peut-être peut-on
dire d'un homme qu'il soit heureux, s'il a des enfants ou
des amis complètement pervers, ou si la mort lui a
enlevé les amis^t les enfants vertueux qu'il possédait.
§ 16. Ainsi donc, nous le répétons, il semble qu'il
faille encore pour le bonheur ces utiles accessoires ; et voilà
pourquoi l'on confond souvent la fortune avec le bonheur,
comme d'autres le confondent avec la vertu.
S 15. Uett it autre» çhote» encore.
C&l défier de plas en plus de la
vérité, que d'accumuler les condi-
tions du bonheur. Ce n'est plus le
sens où Aristote semblait d'abord le
comprendre ; c'est le sens où le vul-
gaire le comprend. L'idée n'est pas
lausse sans doute, et le bonheur est
bien en effa au prix de toutes ces
conditions ; seulement il ne faut pas
en fahre le bat suprême de la vie, du
moment qu'on le comprend ainsi,
tout en le confondant partout avec la
vertu.
S 16. Ces utiles accessoires. Plus
haut Aristote semblait les proscrire ;
ou du moins, il supposait que le
bonheur pouvait 8*en passer. La con-
tradiction est évidente, et l'on peut la
trouver asseï grave»
40 JttORALE A NiCOMAQUE.
CHAPITRE VII.
Le bonheur n'est pas Teffet du hasard; il est à la fois un don des
Dieux et le résultat de nos efforts : dignité du bonheur ainsi
comprit Cette théorie 8*accorde parfaitement avec le but que
se propose la politique. — Parmi tous les êtres animés, Thomme
seul peut être heureux, parce quMl est seul capable de vertu.
— On ne peut pas dire d'un homme qu'il est heureux tant qu'il
vit et qu'il est exposé aux coups de la fortune. — Ressent-on
encore des bîeiis et des maux après la mort?.
§ 1. C'est là ce qui fait aussi qu'on s'est demandé s'il
est possible d'apprendre à être lieureux, d'acquérir le
bonheur par certaines habitudes, et de l'atteindre par tout
autre procédé analogue ; ou s'il n'est pas plutôt l'effet
de quelque faveur divine, et peut-être même le résultat
du hasard. § 2. De fait, s'il est au monde un don quel-
conque que les Dieux aient accordé aux honmies, on
pourrait croire à coup sûr que le bonheur est un bienfait
Ch. VIL La grande Morale n'a pas en même temps qu'elle. Je ne sais
de partie correspondante ; Morale à pas pourquoi Garve trouve cette re-
Ëudème, livre I, ch. 1 et 3. cherche inutile. Il semble au con-
S 1. On 8*est demandé. C'est Pla* traire qu'elle est très-pratique ; car
ton qu'Aristote a en vue. Dans le si le bonheur peut devenir matière
Ménon, dans le Protagoras, dans la d'instruction, il est alors ô peu près
République, Socra'te se demande si aussi facile de l'assurer aux hommes
la vertu peut être enseignée; mais que la science. On peut réduire
comme Aristote confond souvent la cet art important en règles précises
vertu et le bonheur, la question de- dont le genre humain pourrait beau-
vient la même ; et si la vertu peut être coup profiter. Malheureusement il
enseignée, le bonheur peut l'être n'eu est rien.
J
LIVRE I, CH. VII, § 5. 41
qui nous vient d'eux ; et Ton doit le croire d'autant plus
volontiers, qu'il n'est rien pour l'homme au-dessus de
lui. § 3. Du reste, je n'approfondis pas cette question, qui
appartient peut-être plus spécialement à un autre ordre
d'études. Mais je dis que si le bonheur ne nous est pas
uniquement envoyé par les Dieux, et si nous l'obtenons
par la pratique de la vertu, par un long apprentissage ou
par une lutte constante, il n'en est pas moins l'une des
choses les plus divines de notre monde, puisque le prix et
le but de la vertu sont évidemment quelque chose d'excel-
lent, de divin, et ime vraie félicité. § 4. J'ajoute que le
bonheur nous est même en quelque sorte accessible à
tous ; car, il est possible pour tout homme, à moins que
la nature ne l'ait rendu complètement incapable de
toute vertu, d'atteindre au bonheur par une certaine
étude et par des soins convenables. § 5. Comme il vaut
mieux conquérir le bonheur à ce prix plutôt que de le devoir
au simple hasard, la raison nous porte à supposer que c'est
bien réellement ainsi que l'homme peut devenir heureux, ,
puisque les choses qui suivent les lois de la nature sont
S s. ^ un autre ordre d*étude$, l\ lie puisse trouver quelque bonheur,
serait difficile d*indiquer i^ouvrage § 5. S'il vaut mieux, Aristote
d*Aristote où cette question a été soutient que le bonheur dépend de
traitée, si même elle Ta jamais été Thomme, par cette unique raison
par lui. Eustrate se borne à dire qu*il qu'il vaut mieux qu'il en soit ainsi,
s'agit de la théologie et de la théorie C'est un hommage rendu et à la di-
sur la Proyidence. . gnité de notre nature, et à la bonté de
§ &.. Le bonheur est,., accessible Dieu qui'a bien voulu nous la donner.
à tous. Idée tout à la fois consolante •^- Qui suivent les lois de la nature,
et juste. Le spectacle même de la vie Voilà le véritable optimisme; et c'est
le prouve suffisamment , et il n'est pas un principe dont Aristote a fait le plus
de condition où une Ame bien faite fréquent usage dans sa Physique. Il
A2 MORALE A NIGOMAQUE.
toujours natureUemeqt les plus belles qu'il est possible
qu'elles soient. § 6. Or, la même règle s'applique à tous
les ^urts, à toutes les causes, et surtout à la cause la plus
parfaite ; car ce serait par trop absurde d'imaginer que ce
qu'il y a de plus grand et de plus beau est livré au
hasard. § 7. La solution du problème que nous posons
ici, ressort avec pleine clarté de la définition même que
nous ayons donnée du bonheur. Le bonheur, avons-nous
dit, est une certaine activité de l'âme conforme à la vertu ;
et quant aux autres biens, ou ils se trouvent néces-
sairement compris dans le bonheur, ou ils y contribuent
comme des. auxiliaires et comme de naturels et utiles
instruments. § 8. Ceci du reste est parfaitement d'accord
avec ce que nous disions en commençant ce traité ; le but
de la politique, telle que nous la concevions, est le plus
élevé de tous ; et son soin principal, c'est de former l'âme
des citoyens et de leur apprendre en les améliorant, la
pratique de toutes les vertus. § 9. Nous ne pourrons donc
ne lui appartient pas tout entier, et 'm* <*J®* ^^'^ élevé; et Tobservatk»
Platon avant lui l^avait appliqué d*une ^ gouvernement» qu'il connaissait
manière supérieure aux questions mo- ^ ^^^ * si bien décrits, aurait pu lui
raies , en faisant de ridée du bien la prouver son erreur. Je ne dis pas que
plus haute et la plus étendue de la politique n'ait fait quelquefois des
toutes les Idées. essais de ce genre; mais ils ne lui
S 7. Avons-nauB dit. Plus haut, ont pas réussi ; et Texemple même de
ch. At S 16. — Compris dans le Sparte, tout grandqu'ilest à quelques
bonheur» Qui se trouve ainsi con- égards, démontre combien ces efforts
fondu avec la vertu. de la politique sont impuissants. €e
§ 8. En commençant ee traité, qui ne veut pas dire que la politique
eh. I,' § 9. — Son soin principal, ne puisse, dirigée d'une certaine fa-
c'est de former Cdme, Ce n'est pas là çon, élever et fortifier les âmes; mais
évidemment le rôle de la politique, ce n'est pas elle qui les forme, c'est
Âristote s'est trompé en lui assignant la morale.
LIVRE I, CH. VII, S 11- 43
appeler heureux, ni uo cheval, ni un bceuf, ni aucun
autre animal quel qu'il soit ; car, aucun d'eux n'est ca-
pable de la noble activité que nous assignons à rhonune.
g 10. C'est encore par la même raison, qu'on ne peut pas
dire d'un enfant qu'il est heureux ; son âge ne lui permet
pas encore les actions qui constituent le bonheur ; et les
enfants auxquels on applique parfois cette expression,
ne peuvent être appelés heureux qu'à cause de l'espé-
rance qu'ils donnent, puisque, pour le vrai bonheur, il
faut, comme nous le disions plus haut, les deux conditions
et d'une vertu complète et d'une vie complètement
achevée. § 11. Il y a dans le cours de la vie beaucoup de
vicissitudes et bien des fortunes diverses; il se peut
qu'après une longue suite de prospérités, on voie sa
vieillesse tomber dans de grands malheurs, comm^ la
fable le raconte de Priam, dans les poèmes héroïques ; et
S 9. Ni un bœuf ni aucun autre bonheur ; et Ton peut lui opposer ici
animoL Considération aussi simple Tobjection quMl vient d^opposer lui-
qu'elle est vraie, et dont on ne tient même à Platon. Voir plus haut, ch. S,
pas généralement assez de compte. § 6. La durée ne fait rien au
Combien de fois rhonune n'envie-t-il bonheur ; seulement, il a subsisté
pas, par un aveuglement de sa raison, plus longtemps. On peut voir drail-
le prétendu bonheur des animaux 1 leurs ces théories reproduites dans la
Voir plus loin, la même pensée, liv. X, Grande Morale, liv. I, ch. â, et dans
ch. 8, à la fin. la Morale à Eudème, liv. II, ch. i.
S iO. On ne peut jhu dire d^un § il. Jkme let poèmes hér<nques,
enfant qu'il est heureux. Assertion Quelques manuscrits disent : « dans
qui semble paradoxale, et qui est les poèmes troyens, dans les poèmes
parfaitement exacte au point de vue relatifs à Troie. » Pour le mot grec, il
où se place Aristote. — Et d'une vie n'y a de changé qu'une seule lettre.
eompUtement achevée» Aristote n'a — Personne ne peut appeler heu-
point parlé plus haut de cette seconde veux. On ne voit pas pourquoi. Seu-
oondition, et il a bien fait ; car elle lement^ on dira que cet homme n'a
n'est pas du tqut indispensable au pas été heureux toute sa vie.
âA MORALE A iMCOMAQUE.
personne ne peut appeler heureux Thomme qui a éprouvé
tant de fortunes et qui a fini si misérablement. § 12. Est-
ce donc à dire qu'il ne faille jamais afiirmer qu'un homme
est heureux tant qu'il vit encore; et que suivant la
maxime de Selon , on doive toujours attendre et voir la
fin? § 13. Mais s'il faut accepter cette théorie, l'homme
n'est-il donc heureux qu'après qu'il est mort ? N'est-ce pas
là une absurdité frappante, surtout quand on soutient,
conune nous le faisons, que le bonheur est une certaine
application de l'activité? § li. Si nous ne pouvons pas
admettre que l'homme ne soit heureux qu'après sa mort,
et Selon ne prétend pas cela non plus ; et si nous voulons
dire seulement qu'on ne peut avec assurance appeler
un homme heureux, que quand il est hors des atteintes de
tous les maux et de toutes les infortunes, cette opinion
ainsi restreinte ne laisse pas que de présenter encore
matière à controverse. Il semble en effet dans ce
système, qu'il reste après la mort des biens et des maux,
qu'on éprouverait alors comme on en éprouve aussi
durant la vie, sans d'ailleurs les sentir personnellement;
et par exemple, les honneurs et les affronts, ou d'une
manière plus générale, les succès et les revers de nos
S 13. Suivant la nutxime de Solon. séquence peu rigoureuse. Dans Topi-
Elle est encore rappelée dans la Mo- nion de Solon, c^est seulement quand
raie à Eudème, liv. II, ch. 1, S 10. Thomme est mort qu*on peut dire
Hérodote rapporte tout au long la s'il a été heureux, ou non, durant sa
conversation de Solon et de Grésus, vie. Aristote d'ailleurs va limiter lui-
Clio, ch. 30 et suiv., page 9 et suiv. , même à ces termes la maxime du sage,
de rédition de DidoU Aristote em- § lA. // semble en effet. C'est la
prunle évidemment beaucoup de même conséquence présentée sous
traits à Thistorien. une autre forme; elle n'en est pas
§ i3. Après qu*il est mort» Con- plus acceptable.
LIVRE I, CH. VII, § 16. 45
enfants et de notre postérité. § 15. Ceci, comme on voit,
est assez embarrassant, puisc[u'on peut avoir été heureux
durant toute sa vie, y compris sa vieillesse, on peut en
outre être mort dans la même prospérité ; et Ton peut en
même temps avoir éprouvé une foule de traverses dans la
personne de ses descendants. Il peut se faire que parmi
eux les uns aient été vertueux et qu'ils aient joui du sort
qu'ils méritaient ; les autres peuvent avoir eu un destin
tout contraire; car il est clair qu'à mille égards, les fils
peuvent complètement différer de leurs pères. Or, il est
insensé d'admettre qu'un homme, même après sa mort,
puisse éprouver avec ses descendants toutes ces alterna-
tives diverses , ' et qu'il soit en leur compagnie tantôt
heureux, tantôt malhem^eux. § 16. Il est vrai que, d'un
autre côté, il n'est pas moins absurde de supposer que
rien de ce qui touche les fils ne puisse même un seul
instant remonter jusqu'à leurs parents.
$15. Ceci est assez embarrassanu Aristote laisse la question indécise;
G^est Aristote qui prête cette idée à et il serait bien difficile en effet de
Solon, dont la maxime ne va pas la résoudre complètement. Voir phis
jusque là. loin, ch. 9, où cette discussion re-
S 16. H n'est pas moins absurde, vient en partie.
46 MORALE A NICOMAQUE.
CHAPITRE VIIL
Il n'est pas besoin d'attendre la mort d'un homme pour dire qu'il
est heureux ; c'est la vertu qui fait le vrai bonheur; et il n'y a
rien de plus assuré dans la vie humaine que la vertu. — Distinc-
tion entre les événements de notre vie, selon qu'ils sont plus ou
moins importants. — Les épreuves fortifient et rehaussent la
vertu; l'homme de bien n'est jamais misérable; sérénité du
sage et constance de son caractère» Nécessité des biens exté-
rieurs en une certaine mesura
§ 1. Revenons à la première question que nous nous
étions antérieurement posée; elle peut très - aisément
contribuer à résoudre celle que nous nous proposons
maintenant.
§ 2. S'il faut toujours attendre et voir la fin, et si
c'est seulement alors qu'on peut déclarer les gens heu-
reux, non pas parce qu'ils le sont à ce moment même,
mais parce qu'ils l'ont été jadis ; comment ne serait-il pas
absurde, quand un homme est actuellement heureux, de
ne pas reconnaître en ce qui le concerne une vérité qui
$ i. La première question, A sa- cer qu'il a été heureux ou malheu-
Yoir si le bonheur dépend de Thomme reux.
et de sa conduite, ou sMl est un simple § 2. Comment ne serait 'il pas
effet du hasard et un don de Dieu, absurde^ Voilà le vrai ; et Ton conçoit
— Celle que notu proposons main- aisément qu'Aristote aurait pu s'é-
ienant, à savoir si, conmie le voulait pargner toute cette discussion pour
Solon, il faut attendre la fin de la arriver à un résultat aussi facile et
carrière dMn homme pour pronon- aussi mince.
LIVRE 1, CH. VIII, S 6. 47
est incontestable? C'est uç vain prétexte de dire qu'on ne
veut point proclamer les gens heureux tant qu'ils vivent,
de crainte des revers qui pourront survenir, et d'allé-
guer que l'idée qu'on se fait du bonheur nous le repré-
sente comme quelque chose d'immuable et qui ne
change pas sdsément ; et enfin que la fortune a souvent
les retours les plus divers pour un même individu.
§ 3. D'après ce raisonnement, il est clair que si nous
voulions suivre toutes les fortunes d'un homme, il nous
arriverait souvent d'appeler le même individu heureux et
malheureux, faisant de l'homme heureux une sorte de
caméléon, d'une nature passablement changeante et
ruineuse. § &. Mais quoi I est-il donc sage d'attacher tant
d'importance aux fortunes successives des hommes? Ce
n'est pas en elles que se trouvent le bonheur ou le
malheur ; la vie humaine est exposée à ces vicissitudes
inévitables, ainsi que nous l'avons dit ; mais ce sont les
actes de vertu qui seuls décident souverainement du
bonheur, comme ce sont les actes contraires qui décident
de l'état contraire. § 5. La question même que nous
agitons en ce moment, est un témoignage de plus en
faveur de notre définition du bonheur. Non, il n'y a rien
dans les choses humaines qui soit constant et assuré au
S 8. Une Êorte de caméléon, Gom- bonheur. — Qui seuls décident souve-
paraison ingénieuse, d^autant plus vainement du bonheur. Les Stjoîàem
remarquable, qu'Aristote use très- ne sont pas allés plus loin,
rarement de ces formes de style. § 5. Il n'y a rien dans les choses
$ A. Ce sont les actes de vertu, humaines. Bel hommage rendu à la
Théorie parfaitement juste, mais qui vertu. — Vraiment fortunés. En
ne s'accorde pas tout à foit avec d'autres termes, vraiment heureux
ce qu'Âristote a dit plus haut du et digues de Têtre.
48 MORALE A NICOMAQUE.
point où le sont les actes et la j)ratique de la vertu ; ces
actes nous apparaissent plus stables que la science elle-
même. Bien plus, parmi toutes les habitudes de la vertu,
celles qui font le plus d'honneur à Thomme sont aussi les
plus durables, précisément parce que c'est surtout en
elles que se plaisent à vivre avec le plus de constance les
gens vraiment fortunés ; et voilà évidemment ce qui est
cause qu'ils n'oublient jamais de les pratiquer.
§ 6. Ainsi, cette persévérance que nous cherchons est
celle de l'homme heureux, et il la conservera durant sa
vie entière ; il ne pratiquera et ne considérera jamais que
ce qui est conforme à la vertu ; ou du moins il s'y attachera
plus qu'à tout le reste. Il supportera les traverses de la
fortune avec un admirable sang-froid. Celui-là saura
toujours se résigner avec dignité à toutes les épreuves,
dont la sincère vertu est sans tache, et qui est, on peut
dire, carré par sa bàbe.
§ 7. Les accidents de la fortune étant très-nombreux,
et ayant une importance très-diverse, tantôt grande,
tantôt petite, les succès peu importants ainsi que les
légers malheurs sont évidemment presque sans influence
sur le cours de la vie. Mais les événements considérables
et répétés, s'ils sont favorables, rendent la vie plus heu-
$ 6. Les théories de ce $ sont rap- tagoras, page 74 de la traduction de
pelées dans la Politique, liy. VI, ch. 9, M. Cousin. Aristote la répète dans la
§ 2, page 329 de ma seconde édition. Rhétorique, Ut. III, ch. II, page i&il,
— Carré par ta base. Cette meta- b, 27, édition de Berlin ; mais il ne
phore est de Simonide et non d*Aris- nomme pas Simonide. Du reste en
tote, qui d*ailleurs emploie ici les traduisant: «carré par sa base», jV
expressions même du poète. Platon joute à Texpression grecque qui si-
TaTait aussi déjà citée dans le Pro- gnifie simplement «carré. »
i
LIVRE I, CH. VIII, S ^- A»
reuse ; car ils contribuent tout naturellement à Tembellir ;
et Tusage qu'on en fait donne un nouveau lustre à la vertu.
S'ils sont défavorables au contraire, ils brisent et ternissent
le bonheur ; car ils nous apportent avec eux des chagrins,
et sont dans bien des cas des obstacles à notre activité.
Mais dans ces épreuves même, la vertu briUe de tout son
éclat, quand \m homme supporte d'une âme sereine de
grandes et nombreuses infortunes, non point par insen-
sibilité, mais par générosité et par grandeur d'âme. § 8. Si
les actes de vertu décident souverainement de la vie de
l'homme, ainsi que nous venons de le dire, jamais l'homme
honnête qui ne demande le bonheur cfu'à la vertu, ne peut
devenir misérable, puisqu'il ne commettra jamais d'actions
blâmables et mauvaises. A notre avis, l'homme vraiment
vertueux, l'homme vraiment sage, sait endurer toutes les
fortunes sans rien perdre de sa dignité ; il sait toujours
tirer des circonstances le meilleur parti possible, comme
un bon général sait employer de la manière la plus
utile au combat l'armée qu'il a sous ses ordres; comme
le cordonnier sait faire la plus belle chaussure avec le
cuir qu'on lui donne ; comme font chacun en leur genre
tous les autres artistes. § 9. Si ceci est vrai, l'homme
heureux parce qu'il est honnête, ne sera jamais malheu-
reux, quoiqu'il ne soit plus fortuné, je l'avoue, s'il tombe
par hasard en des malheurs pareils à ceux de Priam.
S 7. Non point par insensibilité. § 9. Quoiqu'il ne soit plus for^
La restriction est très-nécessaire; et tuné. Les nuances des expressions
les Stoïciens n^ont pas toujours su la grecques sont ici très - difficiles à
faire comme Aristote. rendre; «fortuné» semble impliquer
§ 8. Ne peut devenir misérable, un plus haut degré de bonheur que
Principe Platoniqien et Stoïcien. le mot seul d' « heureux. » — Il n'a
50 MORALE A NICOMAQUE.
Mais du moins il n'a pas mille couleurs, et il ne change
pas d*un instant à l'autre. Il ne sera pas facilement
ébranlé dans son bonheur; et il ne suflSra pas pour le
lui faire perdre d'infortunes ordinaires ; il y faudra les
plus grands et les plus nombreux désastres. Réciproque-
ment, quand il sortira de ces épreuves, il ne redeviendra
pas heureux en peu de temps, et tout-à-coup, après les
avoir souffertes; mais s'il le redevient jamais, ce ne sera
qu'après un long et juste intervalle, durant lequel il aura
pu retrouver successivement de grandes et brillantes
prospérités.
§ 10. Qui peut donc nous empêcher de déclarer que
l'homme heureux est celui qui agit toujours selon la vertu
parfaite, étant de plus suffisamment pourvu des biens exté-
rieurs, non pas durant un temps quelconque, mais pen-
dant toute une vie? Ou bien faut-il encore ajouter cette
condition expresse, qu'il devra vivre constamment dans
cette prospérité, et qu'il mourra dans une situation non
moins favorable, attendu que l'avenir nous est inconnu,
et que le bonheur, tel que nous le comprenons, est une fin
et quelque chose de parfaitement définitif à tous égards?
§ 11. Si toutes ces considérations sont vraies, nous appel-
lerons heureux parmi les vivants ceux qui possèdent, ou
posséderont, tous les biens que nous venons d'indiquer.
pai mille couleur i, c^e&il^ même idée vertu seule décidait souverainement
exprimée, p^us haut ch. 8, § 3, par du bonheur. -— Mais pendant toute
la comparaison du caméléon. une vie. Autre centradiction non
S iO. Etant de plus suffisamment moins forte; Âristote revient à peu
pourvu des biens extérieurs. Gon- près complètement à la pensée
tradiction avec ce que vient de dire de Solon qu^il combattait tout à
Aristote, quand il affirmait que la Pheure.
LIVRE I, CH. IX, S 2. 51
Il est bien entendu d'ailleurs, cpie quand je dis heureux,
c'est toujours dans la mesure où des hommes peuvent
l'être. Mais je n'insiste pas davantage sur ce sujet.
CHAPITRE IX.
Le destin de nos enfants et de nos amis influe sur nous ; il est
même probable qu'après notre mort nous nous intéressons
encore à eux ; nature des impressions que Ton peut encore
éprouver après qu*on est sorti de la vie; ces impressi<ms
doivent être très-peu vives.
§ 1. Soutenir que le sort de nos enfants et de nos amis
ne puisse influer en quoi que ce soit sur notre bonheur,
c'est là une théorie évidemment par trop austère, et qui
de plus a le tort d'être contraire aux opinions reçues.
S 2. Mais comme les événements de la vie sont très-
§ 11. Dans la maure où des sans solution. Maintenant il parait la
hommes peuvent Pêtre» Restriction trancher plus nettement. Selon toute
pleine de sagesse ; souvent les apparence, il y a quelque désordre
hommes ne manquent le bonheur dans le texte puisque cette discussion
que par Tidée exagérée qu^ils s^en interrompue plus haut recommence,
font Plus modéré» dans leurs désirs, et que rien ne la rattache directe-
ils seraient beaucoup plus heureux, ment à ce qui précède. — Contraire
Ck, IX* La Grande Morale et la aux opinions reçues, Aristote tient
Morale à Ëudème n'ont pas de partie en général le plus grand compte des
correspondante. opinions de ses devanciers et même
S !• Soutenir que le sort de nos des opinions du vulgaire ; il ne les
enfants, Aristote revient ici à une admet pas toujours, mais il ne tes
question qu'il a touchée à la un du laisse jamais sans «explication, tout
chapitre 7, et qu'il y avait laissée étranges qu'elles peuvent paraître.
52 MORALE A NICOMAQUE.
nombreux» et qu'ils présentent les nuances les plus
diverses, les uns nous touchant de très-près et les autres
nous effleurant à peine, ce serait un travail long et sans
fin de distinguer chacun d'eux en particulier ; il nous
suffira d'en parler ici d'une manière généraTe et d'en
donner une simple esquisse.
§ 3. S'il est vrai que parmi les malheurs qui nous
frappent personnellement, les uns pèsent d'un grand
poids sur notre vie, et que les autres n'y touchent que
très-légèrement, il en doit être absolument de même
pour les événements qui concernent tous ceux que nous
aimons. § à. Mais pour chacun de ces sentiments que
nous éprouvons, il y a bien plus de différence à les
éprouver durant la vie ou après la mort, qu'il n'y en a
entre les forfaits ou les catastrophes imaginaires qui
défrayent les tragédies^ et la réalité de ces affreux évé-
nements. § 5. Cette comparaison peut déjà servir à faire
comprendre cette, différence. Mais on peut aller plus loin
encore, et même se demander si les morts peuvent con-
server quelque sentiment de bonheur ou d'adversité. Ces
diverses considérations font assez voir que, s'il est pos-
sible que quelque impression soit en bien, soit en mal,
s'étende jusqu'aux morts, cette impression doit certaine-
ment être bien faible et bien obscure, ou en elle-même
absolument, ou du moins relativement à eux. En tout cas,
elle n'est ni assez forte ni d'une telle nature qu'elle
% h* Durant la vie ou après la coup moins décidé dans le Tlaité de
mort, Aristote admet ici de la ma- TAme, et dans la Métaphysique. Du
nière ia p!us formelle la persistance reste, il réduit à fort peu de chose la
de la personnalité après la mort, et sympathie que Tàme peut con-
rimniortalité de T&me. Il est beau- server après la mort.
LIVRE I, CH. X, S 1- 53
puisse les rendre heureux, s'ils ne le sont pas, ou, s'ils
le sont, leur enlever leur félicité.
§ 6. Ainsi l'on peut bien croire que les morts éprouvent
encore quelqu'impression des prospérités et des revers
de leurs amis, sans que cependant cette influence puisSe
aller jusqu'à les rendre malheureux s'ils sont heureux,
ni exercer sur leur destinée aucun changement de ce
genre.
CHAPITRE X.
Le bonheur ne mérite pas nos louanges : il mériterait plutôt nos
respects. — Nature toiyours relative et subordonnée des choses
qu'on peut louer ; il n'y a pas de lous^nges possibles pour les
choses parfaites; on ne peut que les admirer. — Théorie ingé-
nieuse d'Eudoxe sur le plaisir. — Le bonheur mérite d'autant
plus notre respect, qu'il est le principe et la cause des biens
que nous désirons en cherchant à l'atteindre.
§ 1. Après les éclaircissements qui précèdent, exami-
nons s'il convient de placer le bonheiu* parmi les choses
qui méritent nos louanges, ou s'il ne faut pas plutôt le
classer parmi celles qui méritent notre respect. Ce qu'il y
§ 6. Ainsi Con ^peut bien croire. Question délicate et neuve; Aristote
Ceci ne semble qu^une répéUdon de est peut-être le seul panni les philo-
ce qui pfécède. sophes qui s^en soit occupé. Sans
Ch, X Gr. Morale, livre I, ch. 2 ; être essentielle, elle vaut la peine
Morale à Eudème, livre I, ch. 1, d'être traitée ; et ici elle fiiit une
2 et 3, suite assez naturelle aux discussions
S 1. Nos louanges,, notre respect, précédentes.
54
MORALE A NICOMAQUE.
a de certain, c'est qu'il n'est pas une faculté dont l'homme
puisse disposer à son gré. § 2. Toute chose simplement
louable ne semble devoir être louée que parce qu'elle a
une certaine nature, et soutient un certain rapport avec
quelqu'autre chose. C'est ainsi qu'on loue l'honune
juste, l'homme courageux et en général l'homme de bien
et la vertu, à cause de leurs actes et des résultats qu'ils
produisent; c'est ainsi qu'on loue l'homme vigoureux,
l'homme léger à la course et chacun en son genre, parce
qu'ils ont une certaine disposition naturelle, et sont dans
xm certain rapport à l'égard de quelque qualité et de
quelque talent. § 3. Ce qui rend ceci de toute évidence,
ce sont les louanges mêmes que l'on essaie d'adresser aux
dieux; elles les rendent tout à fait ridicules quand on
les assimile aux hommes ; et ceci tient à ce que les
louanges impliquent toujours une certaine relation , ainsi
que nous venons de le dire.
§ A. Si telles sont les choses auxquelles s'applique la
louange, il est clair qu'elle ne s'applique point aux plus
parfaites; pour celles-là il faut quelque chose de plus
grand et de meilleur que la louange. La preuve, c'est que
§ 2. l/Ae chose êimpiement
louable,; est toujours relative. On
la loue en vue du bien qu*etle peut
produire. — Un certain rapport
avec quelqu*autre chose, et en ce
sens, la chose qu*on loue est toujours
inférieure à la chose en vue de la-
quelle elle est louée.
§ 3. Elles les rendent tout à fait
ridicules. Il y a dans Texpression du
texte une obscurité qui permet de
rapporter le mot de ridicules, soit
aux louanges, soit aux Dieux. J'ai
préféré ce dcrmier sens avec la plu-
part des commentateurs, parce quMl
se rapporte à un passage analogue
du^* lîv., ch. 8, § 7; voir plus loin
ce passage.
§ û. Aux plus parfaites. Préci-
sément parce qu'elles ne sont plus
relatives, la louange ne peut plus
s'adresser à elles; c'est le respect
LIVRE I, CH. X, S 7. 55
nous admirons le bonheui* et la félicité des dieux, de
même que nous admirons le bonhenr de ces hommes qui,
parmi nous, se rapprochent le plus de la divinité. Nous
en faisons autant à l'égard des biens, et personne ne songe
à louer le bonheur comme on loue la justice ; on Tadmire
connue quelque chose de plus divin et de meilleur.
§ 5. C'est là ce qu'Eudoxe a très-bien fait valoir pour
justifier la préférence qu'il accordait au plaisir. D'après
cette observation qu'on ne loue pas le plaisir, quoique le
plaisir soit un bien, Eudoxe croyait pouvoir conclure
que le plaisir est au-dessus de ces choses qu'on peut
louer, comme y sont par exemple Dieu et la perfection, les
aeux fins supérieures auxquelles se rapporte tout le reste.
§ 6. Mais la louange peut s'appliquer à la vertu ; car c'est
la vertu qui apprend aux hommes à faire le bien ; et nos
éloges publics peuvent s'adresser également et aux actes
de l'âme et aux actes du corps. § 7. Du reste, la discus-
sion précise de ce sujet regarde peut-être plus spéciale-
— Se rapprochent le plus de la vrai qu*on ne loue pas le plaisir :
divinité. Expression assez singulière mais ce n*est pas parce qu*il est au-
dans la bouche d*un philosophe. — dessus de la louange, c^est au
On Vadmire, sans doute quelque- contraire parce qu'il est au-dessous
fois; mais quelquefois aussi on le le plus ^ordinairement Voir aussi
loue, sMl est le résultat d^une habi- Diogène Laêroe, liv. VIII, ch. 8, p.
leté honnête, comme on le blftme si 225, édit. Didot.
le succès est dû à un crime. $ 6. Les éloges publics,. On ne
$ 5. Eudoxe,\oir plus loin Ut. X, voit pas bien pourquoi Aristote di»-
ch. 2, § i. L*opinion d*Eudoxe y est tingue entre les louanges et les
discutée asseï lon^ement ; et Aris- éloges. Les louanges, tout indi-
tote y donne même quelques détails viduelles qu^elles sont , peuvent
sur ce philosophe. La théorie quUl s'adresser aussi aux actes de Tftme
lui prête ici est fort ingénieuse, et aux actes du corps, tout aussi bien
quoiqu'au fond elle soit fausse. Il est que les éloges.
66 MORALE A NICOMAQUE.
ment les écrivains qui ont trav^Ué sur cette matière des
Éloges. Quant à nous, il résulte évidemment de ce que
nous venons de dire, que le bonheur est une de ces
choses qui méritent notre respect et qui sont parfaites.
§ 8. J'ajoute en finissant que ce qui lui donne encore ce
caractère, c'est qu'il est un principe; car c'est en vue du
bonheur uniquement que nous faisons tout ce que nous
faisons^ et ce qui est pour nous le principe et la cause des
biens que nous recherchons, doit être à nos yeux quelque
chose de profondément respectable et de divin.
S 7. Les écrivains qui ont tra- spécial sur ce sajet Ce traité à péqi
vaille,,,, n s^agit des rhéteurs en § 8. Cest en vue du bonheur
général. On peut voir dans le Mé- uniquement. Le texte est un peu
nexène de Platon un exemple de ces moins précis, et Ton po|irrait corn-
éloges. On en trouve aussi dans les prendre que c^est en vue du prin-
ceuvres d'Isocrate. H parait qu'Ari»- cipe et non du bonheur que nous
tote lui-même, si Ton en croit TÀno- faisons tout le reste. J'ai suivi Ens-
nyme de Ménage, avait fait un traité trate dans mon interprétation.
LIVRE I, CH. XI, S 3.
57
CHAPITRE XI.
Si Ton veut se rendre compte du bonheur, il faut étudier la vertu
qui le donne. La vertu est l'objet principal des travaux de
Thomme d'État Pour bien gouverner les hommes, il faut avoir
fait une étude de Pâme humaine ; limites dans lesquelles cette
étude doit être renfermée. — Citation des théories que Fauteur
a exposées sur Fâme dans ses ouvrages Exotériques : deux
parties principales dans Pâme, Tune irraisonnable, Tautre
douée de raison. Distinction dans la partie irraisonnable d'une
partie purement animale et végétative, et d'une partie qui sans
avoir la raison peut du moins obéir à la raison. -— Division des
vertus, en vertus intellectuelles et vertus morales.
§ 1. Puisque le bonheur est, d'après notre définition,
une certaine activité de l'âme dirigée parla vertu parfaite,
nous devons étudier la vertu. Ce sera un moyen rapide de
mieux comprendre aussi le bonheur lui-même. § 2. C'est
la vertu qui paraît être avant toute autre chose l'objet des
travaux du vrai politique ; ce qu'il veut, c'est de rendre
les citoyens vertueux et dociles aux lois. § 3. Nous avons
des exemples de cette sollicitude dans les législateurs des
Ctu XL Gr. Morale, livre I, ch. & ;
Morale à Eudëme, livre II, ch. 4.
S 1. ly après notre définition. Voir
plus haut ch. â. §§ 5 et 15. Cette
discussion me semble pas se ratta-
cher directement à ce qui précède;
mais elle n^est pas moins importante.
§ 2. Çest la vertu,,,, du vrai
politique. Voir plus haut, ch. i, S 9,
le rdle qu'Aristote prête à la poli-
tique. C*est une erreur évidente.
On a beau distinguer le vrai poli-
tique des hommes d^État vulgaires,
il n'en est pas moins certain que
l'étude de la vertu n'appartient qu'à
la morale.
58 MORALE A NICOMAQUE.
Cretois et des Lacédémoniens, et dans quelques autres qui
se sont montrés presqu'aussi sages. § à. Or, si cette
étude appartient spécialement à la science politique, il est
clair que la recherche que nous allons faire satisfera
précisément au dessein que nous nous sommes proposé
dès le début de ce traité.
§ 5. Ainsi donc, étudions la vertu, mais la vertu pure-
ment humaine ; car nous ne cherchons que le bien humain
et un bonheur humain. § 6. Quand nous disons la vertu
humaine, nous entendons la vertu de l'âme et non point
celle du corps ; et pour nous, on le sait, le bonheur est
ime activité de l'âme. § 7. Une conséquence évidente de
ceci, c'est que l'homme d'État, le politique, doit connaître
jusqu'à un certain point les choses de l'âme, tout comme
le médecin, qui a, par exemple, à soigner les yeux, doit
aussi connaître l'organisation du corps entier. L'homme
d'État doit d'autant plus s'imposer cette étude, que la
§ s. Des' Cretois et des Lacédé' et il s^entend tout aussi IHen^du
fMniens, Voir le second livre de la corps. Du reste, ce qu*Aristote a
Politique, ch. 6 et 7, où sont ana- déjà dit plus haut, ch.^ A, § 10,
lysées les constitutions de Lacédé- éclairdt parfaitement ce qu*il dit
mone et de Crète. ici. L^homme a une fonction propre
S k. Dès le début de ce traité» qui est celle de la raison; ceUe4à
Voir plus haut, ch. i,,§ 9. Aris- lui appartient exclusiTement; il par-
tote y a dit que son traité de morale tage toutes les autres avec les ani-
n^était au fond qu'un traité de maux. — ;0n /e soir. Voir plus haut,
politique, et la politique lui a paru ch. Â, S ^^*
la science supérieure à laquelle la $ 7. Jusqu'à un certain point,
morale est subordonnée. Dans ces limites, Tassertion d*Aris-
§ 6. La vertu de Came et non tote est très-yraie^ bien que les poli-
point celle du corps. Le mot de tiques en général aient tenu bien
vertu dans notre langue ne s*ap- peu de compte de ces consdls de la
plique bien qu'à Tâme ; en grec, il philosophie. — Tout comme le mé-
n'en est pas tout à fait de môme ; deein. Comparaison fort juste.
LIVRE I, CH. XL S 10. 69
politique est une science beaucoup plus relevée et beau-
coup plus utile que la médecine, et que déjà les méde-
cins distingués se donnent les plus grandes peines pour
acquérir l'exacte connaissance de tout le corps humain.
§ 8. Il faut donc que l'homme d'État fasse ime étude de .
l'âme; mais l'étude que nous ferons maintenant n'aura
en vue que la politique, et nous ne la pousserons que
jusqu'où elle est nécessaire pour nous bien faire connaître
l'objet actuel de nos recherches. Un examen plus appro-
fondi et tout à fait exact nous donnerait peut-être plus
de peine que n'en demande le sujet que nous discutons
ici.
§ 9. Du reste la théorie de l'âme a été suffisamment
éclaircie sur quelques points, même dans nos ouvrages
Exotériques; nous leur ferons d'utiles emprunts, et par
exemple, nous leur prendrons la distinction des deux
parties de l'âme : l'une qui est douée de raison, et l'autre
qui en est privée. § 10. Quant à savoir si ces parties sont
séparables, comme le sont les diverses parties du corps,
et comme l'est tout objet divisible ; ou bien si elles ne sont
deux qu'à un point de vue purement rationnel, tout en
étant inséparables de leur nature, comme le sont la partie
concave et la partie convexe dans la circonférence, ce
S 8. Un examen plus approfondù tote croit en ayoir asseï dit sur ce
On peut croire qu^Aristote renvoie cet sujets au point de vue de la poli-
examen spécial au Traité de TAme. tique, dans des ouvrages qui nV
§ 9. Dam nos ouvrages Exoté" valent pas pour but de le traiter à
ri^uet. n semblerait que c'est plutôt fond. l\ est certain qu'une étude
« ésotériques ; » mais les manuscrits aussi complète que celle du Traité de
sont unanimes et ne donnent pas de TAme est fort inutile à un^ homme
variantes. D'un autre côté le mot d'État. Voir une expression analogue,
« même » semble indiquer qu'Aris- plus loin, livre VI, ch. 3, § 1.
60 MORALE A NICOMAQUE.
sont là des questions qui ne nous importent en rien pour
le moment. § 11. Dans la partie non raisonnable de
l'âme, nous avons reconnu une certaine faculté qui paraît
être commune à tous les êtres vivants, et qui est la faculté
végétative ; en d'autres termes, c'est la cause qui fait que
l'être peut se nourrir et se développer. On doit recon-
naître cette faculté de l'âme dans tous les êtres qui se
nourrissent, et jusque dans les germes et les embryons,
ainsi qu'on la doit retrouver identiquement la même dans
les êtres complètement formés ; car la raison veut qu'on
admette ici l'identité plutôt qu'une différence. § 12. Voilà
donc une puissance de l'âme qui est générale et commune,
et qui ne paraît pas appartenir spécialement à l'honmie.
J'ajoute que cette partie de l'âme et cette puissance
paraissent agir surtout durant le sommeil. Hais l'homme
de bien et le méchant n'ont rien dans le sonuneil qui
puisse les faire distinguerllun de l'autre ; et voilà ce qui a
fait dire que, pendant une moitié de leur vie, les gens
heureux ne diffèrent en rien des misérables. § 13. Et il
est bien vrai qu'il en est ainsi ; car le sommeil est pour
l'âme une complète inertie des facultés qui la font
appeler bonne et mauvaise ; à moins qu'on ne suppose que
même en cet état, il n'y ait encore quelques légers
mouvements qui aillent jusqu'à elle, et qu'ainsi les songes
§ 10. Pour le momenU Ces ques- dans le Traité de TAme, Livre II,
lions se trouvent discutées dans le ch. à.
Traité de TAme, spécialement Livre § 12. Durant le sommeil. Voirie
II, ch. 2, S 7, de ma traduction. petit Traité du Sommeil et de la
S H. Nous avons reconnu» Voir Veille, ch. 1, dans les Opuscules,
plus haut, ch. 4, § 12, et surtout page 152 de ma traduction.
LIVRE I, CH. XI, S 1^- ^^
des hommes d'une nature distinguée doivent être meil-
leurs que ceux du vulgaire.
§ li. Mais je ne veux pas pousser plus loin Fexamen de
cette première partie de Tâme, et je laisse de côté la
faculté nutritive, puisqu'elle ne peut entrer en partie de
la vertu spécialement humaine que nous cherchons.
§ 15. A côté de cette première faculté, apparaît aussi
dans Fâme une autre nature, qui est également irraison-
nable, mais qui cependant peut participer en une certaine
mesure à la raison. Nous reconnsdssons en effet et nous
louons dans l'homme sobre qui se maîtrise, et même
dans l'homme intempérant qui ne sait pas se dominer,
la partie de l'âme qui est douée de raison, et qui les
invite sans cesse l'un et l'autre au bien, parles meilleurs
conseils. Nous reconnaissons aussi en eux un autre prin-
cipe qui, par sa nature, va contre la raison, la combat, et
lui tient tête. C'est comme les membres du corps qui
après un accident ont été mal remis, et qui se portent à
gauche quand on veut les mouvoir à droite. Il en est de
même absolument de l'âme; et les passions des gens
intempérants se portent toujoiu*s en sens contraire de
leur raison. § 16. La seule différence, c'est que pour le
corps nous pouvons voir la partie dont les mouvements
sont si peu réguliers, tandis que nous ne la voyons pas
dans l'âme. Mais il n'en faut pas moins croire qu'il existe
S 15. Uns autre nature, G*e8t la particulièrement le 9* livre de la
distinctioii déjà faite plus haut, ch. République, page 225 de la traduo
àf S 12. D^ailleurs toutes ces divi- tion de M. Cousin. — En sens con-
sions sont Platoniciennes ; et ce n^est traire de leur raison. Voir plus loin
pas Aristote qui a la gloire de les la théorie de Tintempérance, Livre
avoir fiDÛtes- le premier. Il fhut lire III, ch. 11, 12 et 13.
62 MORALE A NICOMAQUE.
dans l'âme quelque chose qui est contre la raison, qui
s'oppose à elle, et qui marche contre sa direction. § 17.
Comment cette partie de l'âme est-elle si différente, c'est
une question qui n'importe point ici; mais cette portion
même a bien certainement aussi sa part de raison, ainsi que
nous venons de le dire. Dans l'homme qui sait être sobre
et se dominer, elle obéit à la raison. Elle s'y soumet bien
plus docilement encore dans l'homme sage et courageux,
parce qu'en lui il n'est rien qui ne s'accorde avec la
raison la plus éclairée.
§ 18. Ainsi, la partie irraisonnable de l'âme paraitaussi
être double. En effet tandis que la faculté végétative ne
participe en quoi que ce soit de la raison, la partie pas-
sionnée, et plus généralement, la partie instinctive y par-
ticipe dans une certaine mesure, en ce sens qu'elle peut
entendre la raison et lui obéir, tout conihne nous déférons
à la raison d'un père, à celle de nos amis, sans d'ailleurs
nous y soumettre comme on se soumet aux démons-
trations des mathématiques. Ce qui prouve encore que
cette partie irraisonnable peut se laisser conduire par la
raison, c'est qu'on donne des conseils aux gens, et qu'en
mainte occasion on leur adresse toujours ou des reproches
ou des encouragements. § 19. Mais si l'on peut dire aussi
S 17. Sa part de raison, C*est-à- dont se sert Platon pour exprimer
dire qu'elle est raisonnable en tant cette idée. Au lien de « passionnée, •
qu'elle se soumet à la. raison, que on pourrait dire aussi, « concupis-
possède une autre partie de Tâme. cible. » — Aux démonstrations des
S 18. La partie irraisonnable, — mathématiqiies» L'acquiescement à
l\ faudrait plutôt : « la partie raison* ces démonstrations n'a rien de yokn-
nable. * — La partie passionnée, taire ; il est absolument nécessaire
Aristote emploie ici le mot même pour Fintelligence.
LIVRE I, CH. XI, S 20. 63
que cette partie secondaire est douée de raison, il faudra
reconnaître que la partie raisonnable de Tâme est égale-
ment double ; et l'on y distinguera la partie qui possède la
raison en propre et par elle-même, et la partie qui entend
la raison commç on entend la voix d'un père bienveillant.
§ 20. La vertu dans l'homme nous présente également
des distinctions fondées sur cette différence ; et parmi les
vertus, nous appelons les unes des vertus intellectuelles
et les autres des vertus morales. La sagesse ou la science,
l'esprit, la prudence, sont des vertus intellectuelles; la
générosité et la tempérance sont des vertus morales. En
parlant du moral et du caractère d'un homme, nous ne
disons pas qu'il est savant ou spirituel, tandis que nous
pouvons dire qu'il est doux, ou qu'il est tempérant. C'est
encore à ce point de vue que nous louons le sage à cause
des facultés qu'il possède ; et parmi les facultés diverses,
nous qualifions de vertus celles qui nous semblent dignes
de notre louange.
S 20. La vertu,., nous présente ties de son ouvrage. Mais il a traité
également. C'est une théorie très- des vertus intellectuelles dans le VI*
profonde d'avoir rattaché la division livre. — La sagesse ou la science,
des vertus à celle des facultés de Ta! dd mettre ces deux mots pour
Fftme. Mais il est peut-être peu exact rendre toute la force de l'expression
de rapporter les vertus morales à grecque. — Notre louange. On vient
cette partie de Tâme qui ne^ possède de voir quelle portée Aristote donne
pas la raison, et ne fait qu'y obéir, à ce mot. On loue la vertu parce
Du reste, Aristote ne parait pas avoir qu'elle est volontaire,
tiré toutes les conséquences de cette Pour toute cette discussion sur les
distinction, qu'il n'a guère fait qu'in- diverses parties de l'àmé, il faut voir
diquer, et qui ne se reproduit pas la Grande Morale, livre 4, cfa. A et
pour ainsi dire dans les autres par- 5, et aussi ch. 33.
'fin du LIVRE PREMIER.
LIVRE II.
THÉORIE DE LA VERTU.
CHAPITRE PREMIER.
De la distinction des vertus en vertus intellectuelles et vertus
morales. La vertu ne se forme que par Thabitude; la nature
ne nous donne que des dispositions, que ^nous convertissons en
qualités précises et déterminées par remploi que nous en fai-
sons. C'est en faisant qu'on apprend à bien faire. — Importance
souveraine des habitudes; il faut en contracter de bonnes dès
la plus tendre enfance.
§ 1. La vertu étant de deux espèces, l'une intellec-
tuelle et l'autre morale, la vertu intellectuelle résulte
presque toujours d'un enseignement auquel elle doit son
origine et ses développements; et de là vient quelle a
besoin d'expérience et de temps. Quant à la vertu mo-
rale, elle naît plus particulièrement de l'habitude et des
mœurs ; et c'est du mot même de mœurs que, par un
léger changement, elle a reçu le nom de morale qu'elle
Ch, /. Gr. Morale, livre I, cii. 6 ; En grec le rapprochement est plus
et Morale à Eudème, livre II, ch. i. frappant; le mot qui signifie Thabi-
% 4 . D*un enseignement, qu^on re- tude et le mot qui signifie la morale,
çoit d^autrui ou qu^on se donne à soi- sont à peu près identiques ; et la seule
même. — Par un léger changement, difiérence quMl y ait entr'eux, c*est
5
66 MORALE A NICOMAQUE.
porU>. § 2. Il n'en faut pas davantage pour montrer claire-
ment qu'il n'est pas une seule des vertus morales qui soit
en nous naturellement. Jamais les choses de la nature ne
peuvent par l'effet de l'habitude devenir autres qu'elles ne
sont : par exemple, la pierre, qui naturellement se précipite
en bas, ne pourrait prendre l'habitude démonter, essayât-
on en la lançant un million de fois de lui imprimer cette
habitude. Le feu ne se portera pas davantage en bas ; et il
n'est pas un seul corps qui puisse perdre la propriété qu'il
tient de la nature, pour contracter une habitude différente.
§ 3. Ainsi les vertus ne sont pas en nous par l'action
seule de la nature , et elles n'y sont pas davantage contre
le vœu de la nature; mais la nature uo^us en a rendus
susceptibles, et c'est l'habitude qui les développe et les
achève en nous. § 4. De plus, poiu* toutes les facultés que
nous possédons naturellement, nous n'apportons d'abord
que le shnple pouvoir de nous en servir, et ce n'est que
que le premier s^écrit par an e bref pour les former, il faut de Texpé-
et le second par un e long* J'ai tâché rienee et du temps. Pour les oites
de reproduire cette identité par les comme pour les autres, il semble
deux mots de mœurs et de morale ; que la nature ne nous donne que les
mais ils ne sont pas tout à fait dans germes, et quUI dépend de nous de
le même rapport Ces idées sont répé- les développer ou de lesi laisser périr,
tées presque mot pour mot dans la •— Les choses de la nature. Ceci est
Grande Morale et la Morale à Eu- vrai pour les phénomènes naturels
dème, loc. cit» qui sont nécessaires; mais ce ne Test
§ 3. Qui soit en nous naturelle' plus pour Thomme qui est doué de
ment» Je ne trouve pas que cette dis- liberté. Aristote revient du reste à la
tinction entre les vertus morales et les vérité un peu plus bas.
vertus intellectueUes soit bien exacte. § 3« La nature nous en a rendus
LesvertusiftteUectuellesne nous sont susceptibles. Cette théorie ccmtredit
pas non plus données par la na- en partie la précédente^ comme on
ture, puisque Aristote convient que peut le voir.
LIVRE II, CH. I, S 6. 67
plus tard que nous produisons les actes qui en sortent.
On peut bien voir un frappant exemple de ceci dans les
sens. Ce n'est pas à force de voir, à force d'entendre, que
nous acquiérons les sens de la vue et de l'ouïe. Tout au
contraire, nous nous sommes servis de ces sens parce que
nous les avions ; et nous ne les avons pas du tout parce que
nous nous en sommes servis. Loin de là, pour les vertus,
nous ne les acquiérons qu'après les avoir préalablement
pratiquées. Il en est pour elles comme pour tous les autres
arts; car dans les choses qu'on ne peut faire cju' après les
avoif apprises, nous ne les apprenons qu'en les faisant.
Ainsi, on devient architecte en construisant; on devient mu-
sicien en faisant de la musique. Tout de même, on devient
juste en pratiquant la justice ; sage, en cultivant la sagesse ;
courageux, en exerçant le courage. § 5. Ce qui se passe
dans le gouvernement des États le prouve bien : les légis-
lateurs ne rendent les citoyens vertueikx qu'en les y habi-
tuant. Telle est certainement la volonté bien arrêtée de tout
législateur. Ceux qui ne remplissent pas comme il faut
cette tâche, manquent te but qu'ils se proposent ; et c'est
là précisément ce qui fait toute la différence d'un bon
gouvernement et d'un mauvais.
§ 6. Toute vertu, quelle qu'elle soit, se forme et se
détruit par les mêmes moyens, par les mêmes causes,
absolument comme on se forme et comme on échoue dans
§ à. Dans les sens, qui sont en pour entendre. L%abitude, quelque
effet des choses de nature. — Ce prolongée qu^elle soit, ne peut en
n'est pas d forée de voir, L^exempte changer Tusage; mais il est certain
eût été plus frappant si Âristote avait que Phabitude fait qu^on voit mieux,
dit que Toeil est fait eitelusivement qa^on entend mieux, et que l'action
pour v6îr, et l'ouïe, exclusivement des sens se perfectionne comme celle
68 MORALE A NICOMAQUE.
tous les arts. C'est en jouant delà cithare, avons-nous dit,
que se forment les bons et les mauvais artistes. C'est par
des travaux analogues que se forment les architectes, et
sans exception tous ceux qui exercent un art quelconque.
Si l'architecte construit bien, il est un bon architecte ; il
en est un mauvais quand il construit mal., S'il n'en était
pas ainsi, on n'aurait jamais besoin de maître qui montrât
à bien faire, et tous les artistes seraient pour toujours du
premier coup ou bons ou mauvais. § 7. Il en est absolu-
ment de même pour les vertus. C'est par notre conduite
dans les transactions de tout ordre qui interviennent
entre les hommes, que nous nous montrons les uns éqm-
tables, les autres iniques. C'est par notre conduite dans
les circonstances périlleuses, et en y contractant les habi-
tudes de la poltronnerie ou de la fermeté, que nous
devenons les uns braves, les autres lâches. Il en est de
même encore pour les effets de nos passions, ou de nos
entraînements ; parmi les hommes, les uns sont modérés et
doux, les autres sont intempérants et excessifs, selon que
ceux-ci se comportent de telle façon dans ces circons-
tances, et que ceux-là se comportent d'une façon con-
traire ; en un mot, les qualités ne proviennent que de la
répétition fréquente des mêmes actes. Voilà comment il
de toutes les facultés qu'on exerce, suffit pas de cultiver la musique ; il
§ 6. Avons-nous dit. Tai ajouté faut encore que la nature vous ait
ces mots pour atténuer ce que la donné le germe du talent musical,
répétition a de choquant. — Tous Pour Tarchitecture, de même. Le tra-
ceiDc qui exercent un art quelconque, ?ail développe le génie; mais il ne le
Aristote ne semble pas assez tenir supplée pas.
compte des dispositions naturelles. § 7. Les qualités, qui font qu'on
Pour devenir un bon musicien, il ne peut dire d*un homme qu'il a tel ou
LIVRE II, CH. II, § 1. 69
faut s'attacher scrupuleusement à ne faire que des actes
d'un certain genre; car les qualités se forment sur les
différences mêmes de ces actes et les suivent. Ce n'est
donc pas une chose de petite importance que de con-
tracter, dès L'enfance et aussitôt que possible, telles ou
telles habitudes. C'est au contraire un point de très-
grande importance, ou pour mieux dire c'est là tout
CHAPITRE II.
Un traité de morale ne doit pas être une pure théorie; il doit être
surtout pratique, quelle que soit d'ailleurs l'indécision inévi- !
table des détails dans lesquels il doit entrer. -— Nécessité de la
modération ; tout excès en trop ou en moinsv ruine la vertu et la
sagesse.
§ 1. Une chose qu'il ne faut pas perdre de vue, c'est que
le présent traité n'est pas de pure théorie conmae peuvent
l'être tant d'autres. Ce n'est pas pour savoir ce que c'est
que la vertu que nous nous livrons à ces recherches ; c'est
pour apprendre à devenir vertueux et bons; car autrement
cette étude serait profondément inutile» Il est donc néces-
saire que nous considérions tout ce qui se rapporte aux
actions, pour apprendre à les accomplir; car ce sont elles
tel caractère. — S'attacher scrupu" § 1. PPest pas de pure théorie,
teusement,., contracter dès Venfance, Principe etcellent et que les mora-
Conseils d^une admirable sagesse listes devraient s*efforcer de ne ja-
qu'on ne saurait trop méditer. mais perdre de vue.
70 MORALE A NICOMAQUE.
qui disposent souverain^oient de notre Ci^ract^re et de Fiac-
quisition de nos qualités, conune nous venons de le ^re.
§ 2. C'est un principe conununément admis qu'il faut
agir suivant la droite raison. Acceptons aussi ce principe,
nous réservant d'expliquer plus tard ce que c'est que la
droite raison, et quel est son rapport au reste des vertus.
§ 3. Convenons bien d'abord de ce point, à savoir que
toute discussion qui s'applique aux actions de l'homme
ne peut être jamais qu'une esquisse assez vague et sans
précision, ainsi que nous l'avons déjà fait observer au
début, parce qu'on ne peut exiger de rigueur dans les
raisonnements qu'autant qu'en comporte la matière à
laquelle ils s'appliquent Or les actions et les intérêts des
hommes ne peuvent recevoir aucune prescription im-
muable et précise, pas plus que les conditions diverses
de la santé. § A. Mais si l'étude générale des actions
humaines présente ces inconvénients, à plus forte raison,
l'étude spéciale de chacune des actions en particulier pré-
sentera-t-elle bien moins de précision encore ; car eUe ne
S 2. Cest un principe commune' blier. H est vrai que les hommes
ment admis. Dans TÊcole Pythagori- n^observent pas toujours ces lois ;
cienne, et spécialemeut celle de Pla- mais le moraliste ne doit pas moins
ton. — Plus tard. On a cru qu*on ne les leur recommander. Platon n'a
retrouvait pas dans Aristote la dis- jamais eu Thésitation qu*Aristote
cussion spéciale qu'il annonce ici ; semble avoir ici ; et ce n'est pas assez
mais c'est la discussion même du qonnaitre la inorale que de la croire
chapitre suivant, et surtout celle du si peu précise. — Les conditions di-
livre VI, ch. i. verses de la santé. Ceci n'est peut-être
§ 3. Au début. Voir plus haut, pas encore tout à fait exacte et l'hy-
Uvre I, ch. 1, § 14. — Une prescrip- giène a des règles précises doi^t il
tion immuable et précise, La morale n'est pas permis de s'écarter sans
à des lois immuables et universelles; danger, comme le savent les bons
Aristote semble trop souvent l'ou- médecins.
LIVRE 11, CH. II, S 7. 71
tombe, ni dans le domadne d'un art régulier^ ni même
d'aucun précepte formel. Mds quand on agit, c'est une
nécessité constante de se guider sur les circonstances
dans lesquelles on est placé, absolument comme on le fait
dans l'art de la médecine et dans l'art de la navigation.
§ 6. Du reste, quelle que soit la trop réelle difficulté de
l'étude que nous tentons, il n'en faut pas moins essayer
d'être utile en l'accomplissant
6. D'abord on doit bien se dire que les choses de
l'ordre de celles dont nous nous occupons, risquent éga-
lement d'être compromises par tout excès, soit en trop,
soit en moins ; et pour nous servir d'exemples visibles qui
puissent faire bien comprendre des choses obscures et
cachées, il en est ici comme nous le voyons pour la force
du corps et pour la santé. La violence démesurée des
exercices, ou le défaut d'exercices, ruine également la
force. Il en est encore ainsi pour le boire et le manger :
des aliments en trop grande, ou en trop petite quantité,
détruisent la santé, tandis qu'au contraire, pris en une
juste mesure, ils la donnent, l'accroissent et l'entre-
tiennent § 1. Il en est absolument de même pour la tem-
pérance, le courage et toutes les autres vertus. L'homme
%kVn art singulier,,, aucun pré' qu^aucun enfant couronné dans les
cgpté formel. Idées exagérées et peu jeux Olympiques n*aTait plus tard
justes. Âristote se contredira lui- remporté de prix quand il était
même quelques lignes plus bas, en homme fait Les exercices trop vio-
donnant des maximes générales qui lents avaient énervé leurs forces,
sont aussi précises que vraies. S !• lien est absolument de même.
S 6. La violence démesurée des. Voilà la fameuse théorie du milieu si
exercices. Politique, livre V, ch. S. sage et si vraie dans là pratique, ef si
S fi» page 372 de ma traduction, juste dans la théorie, quand on sait
2* édition , Aristote a remarqué garder les limites qu^Âristotc même
72 MORALE A NIC0M4QUE.
qui craint tout, qui fuit tout et qui ne sait rien supporter,
est un lâche; celui qui ne craint jamais rien et qui
affronte tous les dangers, est un téméraire. De même,
celui qui jouit de tous les plaisirs et qui ne s'en refuse
aucun, est intempérant; et celui qui les fuit tous sans
exception, conune les sauvages habitants des champs, est
en quelque sorte un être insensible. C'est que la tempé-
rance et le courage se perdent également, soit par l'excès,
soit par le défaut, et qu'ils ne subsistent que dans la mo-
dération, § 8. Non seulement l'origine, les développe-
ments et la perte de ces qualités viennent des mêmes
causes et sont soumises aux mêmes influences ; mais de
plus, les actions que ces qualités inspirent seront faites
par les mêmes individus qui ont ces qualités. Eclair-
cissons ceci par l'exemple de choses plus palpables et
plus visibles, et citons de nouveau la force du corps. Elle
vient et de l'abondance de la nourriture qu'on prend, et
des fatigues répétées qu'on endure ; et réciproquement,
l'honune ainsi fortifié supporte beaucoup mieux toutes
ces épreuves. § 9. Le même phénomène se répète pour
les vertus : c'est à la condition de nous abstenir des plai-
sirs que nous devenons tempérants; et une fois que nous
le sommes devenus, nous pouvons nous abstenir des
plaisirs bien plus aisément qu'auparavant. Même obser-
vation pour le courage : en nous habituant à mépriser
tous les périls et à les affronter, nous devenons coura-
lui assigne — Comme le» sauvages modération. Ceci est très-exact pour
habitants des champs, C*est une pa- les deux vertus que vient de dter
raphrase du mot qui est dans le texte Aristote , si d^ailleurs ce n^est pas
grec — Jls ne subsistent que dans la exact pour toutes les vertus.
LIVRE II, CH. III, § 1. 73
geux; et une fois que nous le sommes, nous pouvons
bien mieux supporter les dangers sans la moindre crainte.
CHAPITRE IIL
Pour bien juger des qualités qu'on possède, il faut regarder aux
sentiments de plaisir et de peine qu'on éprouve après avoir agi ;
l'homme de bien se plait à bien faire ; le méchant, à faire mal. —
Maxime de Platon. — Immense influence du plaisir et de la
peine sur la destinée humaine et sur la vertu ; l'usage bon ou
mauvais du plaisir ou de la peine distingue profondément les
hommes entr'eux..— La morale et la politique doivent s'occuper
surtout des plaisirs et des peines ; c'est aussi ce dont s'occupera
le présent traité.
§ 1. Un signe manifeste des qualités que nous con-
tractons, c'est le plaisir ou la peine qui se joint à nos
actions et qui les suit. L'homme qui s'abstient des plai-
sirs du corps, et qui se plait à cette réserve même , est
tempérant; celui qui ne la supporte qu'à regret, a de
l'intempérance. L'homme qui affronte les dangers et qui
s'y plait, ou, du moins, n'en est pas troublé, est un
honune courageux ; celui qui s'en trouble, est un lâche.
C'est qu'en effet la vertu morale se rapporte aux peines
et aux plaisirs, puisque c'est la recherche du plaisir qui
Clu IIL Grande Morale, liy. I, cesse vériSer sur soi-même et sur
ch* 6; Morale à Eudème, livre II, autrui. — La recherche du plaisir,,,
ch. Â* nous pousse au mal. On voit aisément
§ 1. Le plaisir ou la peine, Obser- en quel sens Aristote prend cette
vation pratique qu'on peut sans maxime, ainsi que la suivante.
7à MORALE A NICOMAQUE.
nous pousse au mal, et la crainte de la douleur qui
nous empêche de faire le bien. § 2. Voilà pourquoi il
faut, dès la première enfance, comme le dit si bien Pla-
ton, qu'on nous mène de manière à ce que nous placions
nos joies et nos douleurs dans les choses où il convient
de les placer; et c'est en cela que consiste la bonne édu-
cation. § 3. De plus, les vertus ne se manifestent jamais
que par des actes et des affections : or, il n'est pas un acte,
il n'est pas une affection qui n'ait pour conséquence, ou le'
plaisir, ou la peine ; et ceci est une preuve nouvelle que
la vertu se rapporte uniquement à nos peines et à nos
plaisirs. § h. C'est encore ce que témoignent assez les
châtiments qui, parfois, suivent nos actions. Ces châti-
ments sont en quelque ^orte des remèdes, et les remèdes
n'agissent ordinairement, et dans le cours naturel des
choses, que par les contraires. § 5. Nous pouvons répé-
ter, en outre, ce que nous venons de dire : toute qua-
lité de l'âme est, par sa vraie nature, en rapport avec
les choses et ne concerne que les choses qui la rendent
naturellement meilleure ou pire. Or, les qualités de l'âme
ne se pervertissent que par le plaisir ou la peine, quand
on poursuit l'une ou qu'on fuit l'autre, alors qu'il ne le
faut pas, et, sans apprécier ni l'occasion où on les prend,
S 2. Comme le dit si tien Platon* $ à^ Les châtiments, étant amers
Voir les Lois, livre I, pages 2J, 30 et agissant à la façcm des remèdes
et 54 , et livre II , pages 72 et 90, de par les contraires, il s'en sait que la
la traduction de M. CousSn. faute qu'ils ont pour objet de guérir
§ 8. La vertu se rapporte unique" nous était douce et qu'elle nous a
ment,,» La vertu morale plus parti- fait plaisir.
cttUèrement encore que la vertu intel- § 5. Ce que nous venons de dire.
lectueile. Dans le chapitre premier, § 6. —
LIVRE II, CH. III, § 7. 76
ni la manière dont il faut les prendre, ou en commettant
tant d'autres fautes analogues qu'il est bien facile à la
raison d'imaginer. Voilà comment on a pu défmir les ver-
tus des états de Fâme où elle est sans affection et dans
un complet repos. Msds cette définition n'est pas trëshjuste,
parce qu'elle est présentée d'une manière trop absolue,
et qu'on n'a pas le soin d'y ajouter certaines conditions
et de dire : « qu'il faut » ; ou a qu'il ne faut pas » ; ou
^. bien : n quand il faut » , et telles autres modifications
qu'on peut concevoir facilement.
§ 6, On doit donc poser en principe que la vertu est ce
qui nous dispose à l'égard des peines et des plaisirs, de
telle façon que notre conduite soit la meilleure possible ;
le vice est précisément le contraire.
S 7, Voici une observation qui nous fera comprendre
plus clairement encore toutes celles qui précèdent. Il y a
trois choses à rechercher; il y en a également trois à
fuir : h rechercher, le bien, l'utile, l'agréable ; à fuir, leurs
trois contrsdres : le mal, le nuisible, et le désagréable. A
l'égard de toutes ces choses, l'homme vertueux sait se
bien conduire et suivre le droit chemin ; le méchant n'y
commet que des fautes. Il en commet surtout en ce qui
regarde le plaisir ; car d'abord le plaisir est un sentiment
On a pu définir le» vertus* Cette de- plus tard adopta en partie et par les
finition se trouve encore reproduite Épicuriens et par le Stoïcisme. Aris-
dans la Morale à Eudème, livre II, tote a grande raison de la eon-
ch. A, S 5 à la fin ; mais dans ce pas- damner.
<sage non plus que dans celui-cî, % 7. Le bien, l'utile et Vagréable.
Aristote ne dit pas à qui appartient C^est sur ces trois mobiles que repo-
cette définition. On peut croire qu^eUe sent toutes les relations des hommes
vient de Técole Cynique. E|le a été entre eux, et Ton verra plus tard
76 MORALE A NICOMAQUE.
commun à tous les êtres animés ; et de plus, il se retrouve
à la suite de tous les actes laissés à notre préférence et à
notre libre choix, puisque le bien même et l'intérêt
peuvent revêtir aussi l'apparence du plaisir. § 8. Ajoutons
que depuis notre plus tendre enfance, dès cet âge où nous
bégayions à peine, le plaisir a été nourri en quelque
sorte et s'est développé avec nous. Il serait donc bien
difficile de nous défaire d'im sentiment qui est entré si
profondément dans notre vie, et qui en a pris toutes les
couleurs, bien que, selon les individus, le plaisir et la
peine soient une règle qui dirige plus ou moins complète-
ment leur conduite.
§ 9. C'est là ce qui fait que nécessairement tout le
traité qui "va suivre doit porter sur ces deux affections ;
car ce n'est pas une petite chose, en ce qui concerne nos
actions, que de savoir se réjouir ou s'affliger bien ou mal.
§ 10. Autre remarque. Il est encore plus difficile de
combattre le plaisir que de combattre la colère, comme
le dit Heraclite ; or l'art et la vertu s'appliquent toujours
de préférence à ce qui est le plus difficile, puisque dans
les choses qui sont plus difficiles le bien acquiert un plus
haut prix. Ceci même est une raison de plus pour que la
vertu et la politique doivent mettre Tune et l'autre tous
dans les livres VIII et IX comment S iO. Comme le dit Heraclite,
Aristote applique cette observation & Dans la Morale à Eudème, livre II,
la théorie de Tamitié. ch. 7, S % o» trouve la sentence
S S. Depuis notre plus tendre en- textuelle d*lféraclitequ'ATistote omet
fance. Idées empruntées à Platon, — ici. Elle est encore citée dans la Po-
il été nourri,., en a pris toutes les litique, VIII, 9, 18, page ^68 de ma
couleurs, expressions métaphoriques traduction , 2« édition. Heraclite
remarquables et très-rares dans le d^ailleurs ne parle que de la colère
style d^Aristote. et non pas du plaisir.
LIVRE I, CH. IV, § 1. 77
leurs soins à l'étude des plaisirs et des peines ; car celui
qui sait bien user de ces deux sentiments sera bon, et le
méchant sera celui qui en usera mal.
§ 11. Ainsi donc, nous avons prouvé que la vertu ne
s'occupe au fond que des plsûsirs et des peines, qu'elle
s'accroît par les causes qui la font naître, qu'elle se détruit
par ces mêmes causes, quand leur direction vient à
changer, et qu'elle agit et s'exerce sur ces sentiments
mêmes d'où elle est née. Tels sont les principes que nous
venons de poser.
CHAPITRE IV.
Explication de ce principe qu'on devient vertueux en faisant des
actes de vertu. — Différence entre la vertu et les arts ordinaires.
Trois conditions requises pour qu'un acte soit vraiment ver-
tueux : le savoir, la volonté, la constance. La première condi-
tion est la moins importante. — Étrange manière du vulgaire des
hommes de faire de la philosophie et de la vertu; ils croient
que les paroles y suffisent
§ 1. On pourrait demander ce que nous entendons en
disant qu'on doit pour devenir juste pratiquer la justice,
Ch. IV, Gr. Morale, Ut. \, ch, i 0, peu subtile ; mais an fond, elle est
et 18; Morale à Eudème, livre II, très-importante, et elle mérite tout
ch. h* à fait d'être discutée. L'habitude
S 1. En diaant. Voir plus haut, constitue essentiellement la vertu, et
ch. i, § & et 7. Cette question peut Ton n'est pas vertueux pour avoir
paraître au premier coup d'œil un fait un acte de vertu par hasard. On
78 MORALE A NICOMAQIIE.
et pour devenir tempérant, pratiquer la températK^ ; c&r ai
Ton fait des actes justes, des actes de tempérance, c'est
qu'on est déjà juste et tempérant; de même que si l'on
applique les règles de la grammaire et de la musique, c'est
qu'on est grammairien et musicien préalablement.
§ 2. Mais n'est-il pas plus vrai de dire qu'il n'en est
pas ainsi, même pour les arts vulgaires ? Ne peut-on pas
aussi, par exemple, faire quelque chose de trèsKîorrect en
grammaire par hasard, ou avec le secours et par les sug-
gestions d'autrui ? On ne sera donc vraiment grammairien
que si l'on a fait quelque chose de grammatical, et si on
l'a fait grammaticalement, c'est-à-dire selon tes lois de la
grammaire qu'on sait et qu'on possède soi-même. § 3. D
est de plus une différence qu'il convient de signaler entre
les vertus et les arts. Les choses que produisent les arts
portent la perfection qui leur est propre en elles-mêmes,
et il suffit par conséquent qu'elles soient d'une certaine
façon. Mais les actes que produisent les vertus ne sont
pas justes et tempérants uniquement parce qu'ils sont eux-
mêmes d'une certaine façon. Il faut en outre que celui
qui agit soit,, au moment même où il agit, dans une eer-
a été vertueux, mais on ne Test pas. d'y réussir toutes les fois qu^on le
§ 2. N'est-il pas plus vrai de dire, veut.
L^embarras qu^on peut remarquer $ 3. Jte sont pas justes et tempe-
dans la traduction est aussi dans rants. Distinction profonde : l'acte
le texte ; et j*ai cru devoir le conser- vertueux n^est rien par lui-même
ver pour rester plus fidèle au style sans Tintention de celui qui le pro-
d*Aristote. La pensée du reste est dait Les trois conditions qu^Aristote
fort claire. On n^est pas artiste dans exige sont en effet indispensables
un an quelconque pour avoir une pour constituer Tacte vraimtent ver*
fois réussi dans cet art. \\ faut avoir tueux. Cette analyse est admirable;
la science de cet art et la possibilité et je ne crois pas que la psychologie
LIVRE II, CH. IV, S 5. 79
taine disposition morale. La première condition c'est qu'il
sache ce qu'il fait; la seconde qu'il le veuille par un choix
réfléchi, et qu'il veuille les actes qu'il produit à cause de
ces actes eux-mêmes; enfin la troisième, c'est qu'en agis-
sant il agisse avec une résolution ferme et inébranlable
de ne jamais faire autrement. Dans les autres arts, on ne
tient aucun compte de toutes ces conditions, si ce n'est de
bien savoir ce qu'on fait. Au contraire en ce qui concerne
les vertus, savoir est un point de peu de valeur ou même
sans valeur ; tandis que les deux autres conditions y sont
non pas de peu d'importance, mais de toute importance ;
car on ne conquiert les vertus que par la constante répé-
tition des actes de justice, de tempérance, etc.
§ 4. Ainsi, des actes peuvent être appelés justes et
tOTipérants, quand ils sont de telle nature qu'un honune
tempérant et juste pourrait les faire. Mais l'homme tem-
pérant et juste n'est pas simplement celui qui les fait,
c'est celui qui les fait conune les font les gens vraiment
justes et tempérants. § 5. On a donc bien raison de dire
que l'on devient juste en faisant des actions justes, tem-
pérant, en faisant des actions de tempérance, et que si
l'on ne pratique point des actes de ce genre, il est im-
possible à qui que ce soit de devenir jamais vertueux.
moderne ait poussé plus ïoin robser- première coadition , ceDe de savoir ,
TatioB des phénomènes moraux. — toute rîmportance qu-^elle a.
Savoir est un point de peu de vûteur* § h. Comme les font,,, avec les eon*
Aristote a sans doute en vue hi tbéo* dations qu'Aristote vient d*énumérer.
rie de Socrate et de Platon tant crl« $ 5. De devenir jamais vertueux.
tîquée par h», à savoir que la vertu Dans le sens qui a été expliqué un
n*est que la science. l\ est possible peu plus haut, et qui s*accorde eom-
d^ailleurs qu'il ne donne pas ici à la pjètemeiit aivcc le langage ordinaiie,
80
MORALE A NICOMAQUE.
g 6. Mais le vulgaire des hommes ne pratiquent pas ces
actions ; et se réfugiant dans de vaines paroles, ils croient
faire de la philosophie et s'imaginent que par cette mé-
thode ils acquièrent une véritable vertu. C'est à peu près
ce que font ces malades qui écoutent bien soigneusement
les médecins, mais qui ne font rien de ce qu'on leur or-
donne. Mais de même que les uns ne peuvent guère avoir
un corps bien portant en se soignant de cette façon, de
même les autres n'auront jamais l'âme bien saine en
philosophant ainsi.
CHAPITRE V.
Théorie générale de la vertu ; il y a trois élémens principaux dans
rame : les passions, les facultés et les habitudes. Définition des
passions et des facultés. — Les vertus et les vices ne sont pas
des passions; ce ne sont pas davantage des facultés; ce sont des
habitudes.
§ 1. Tous ces points une fois fixés, nous allons recher-
cher ce que c'est que la vertu. Conune il n'y a dans
dans lequel on n'appelle vertueux
que les gens qui font habituellement
des acte de vertus avec conscience
de ce qu'ils font
§ 6. Se réfugiant dan» de vaines
paroles. Critique très-juste et qui
malheureusement est applicable à
tous les temps. — Cest à peu près
ce que font ces malade». Comparaison
ingénieuse et parfaitement exacte.
L'idée que se fait Aristote de la phi-
losophie est aussi vraie qu'elle est
élevée. Mais la philosophie n'est
comprise que par bien peu d'hommes,
quoiqu'elle soit accessible à tous.
Ch» F. Gr. Morale, livre I, ch. 7
et 8 ; Morale à Eudème, livre II,
ch. 2.
LIVRE II, CH. V, § 8. 81
Vâme que trois éléments : les passions ou affections, les
facultés, et les qualités acquises ou habitudes, il faut que
la vertu soit une de ces trois choses.
§ 2. J'appelle passions ou affections, le désir, la colère,
la crainte, la hardiesse, Tenvie, la joie, Tamitié, la haine,
le regret, la jalousie, la pitié, en un mot tous les sentiments
qui entraînent à leur suite peine ou plaisir. J'appelle fa-
cultés les puissances qui font qu'on dit de nous que nous
«ommes capables d'éprouver ces passions, par exemple que
nous sommes capables de nous mettre en colère , de nous
affliger, de nous apitoyer. Enfin, j'entends par qualités
acquises ou habitudes la disposition morale, bonne ou
mauvaise, où nous sommes pour ressentir toutes ces
passions. Ainsi par exemple, poiu* la passion de la colère,
si nous la ressentons trop violemment ou trop mollement,
c'est une disposition mauvaise ; si nous la ressentons
dans une juste mesure, c'est une disposition qui est
bonne. On pourrait faire une remarque semblable pour
tout le reste.
§ 3. Il suit de là que ni les vertus ni les vices ne sont
pas à proprement dire des passions. D'abord en réalité,
§ J. Ou affections, J^ai ajouté ce vrages : Des Passions de Tâme. —
mot, comme une sorte de périphrase, J*ajypeUe facultés. Le mot dont se
pour éclaircir et compléter Tautre. sert ici Aristote est celui de « puis-
— Les qualités acquises ou habitudes, sances. » — La disposition moralt.
Même remarque : le mot habitude J*ai ajouté ce dernier mot
doit être pris ici dans le sens de dis- S 3. Ne sont pas.., des passions.
position et non de coutume. Les passions peuvent être indifTé-
§ 2. J'appelle passions... le désir, remment bonnes ou mauvaises, selon
la colère... C'est dans la même ac- la mesure dans laquelle on les ressent,
ception du mot « passions » que et selon les objets auxquels elles s^ap-
Descartes a mtitulé Tun de ses ou- pliquent. Au contraire la vertu est
6
I
:\_j_.»
82 MORALE A NICOMAQUE.
nous ne sommes pas appelés bons ou mauvais suivant
nos passions, mais nous ne le sommes que d'après nos
vertus et nos vices. En second lien, on n'est ni loué, ni
blâmé à cause des passions que l'on a ; ainsi on ne loue
pas, et Ton ne blâme pas davantage, celui qui a peur ou
celui qui se met en colère, d'une manière générale et ab-
solue; on ne blâme que celui qui éprouve ces senti-
ments d'une certaine façon; tandis qu'au contraii-e nous
sommes directement loués et blâmés selon les vertus et
les vices que nous montrons. § h. De plus, les sentiments
de la colère et de la crainte ne dépendent point de notre
choix et de notre volonté, tandis que les vertus sont des
volontés bien réfléchies, ou du moins n'existent pas sans
l'action de notre volonté et de notre préférence. Ajoutons
encore que pour les passions on doit dire que nous en
sommes émus, tandis qu'on ne dit pas pour les vertus et
les vices que nous soyons dans une émotion quelconque ;
on dit seulement que nous avons une certaine disposition
morale.
§ 5. Par ces motifs, les vertus ne sont pas non
plus de simples facultés ; car on ne dit pas de nous que
nous soyons vertueux ou méchants par cela seul que nous
avons la faculté d'éprouver des affections, de même que
ce n'est pas non plus un motif suffisant pour qu'on nous
loue ou qu'on nous blâme. En outre, c'est la nature qui
nous donne la faculté, la possibilité d'être bons fin vi-
cieux ; mais ce n'est pas par elle que nous devenons l'un
toujours et uniquement bonne; le des passions. Par cette même raison
vice est toujours et uniquement que les passions peuvent être bonnes
mauvais. — Ni loué ni blâmé à cause ou mauvaises.
j
LIVRE II, CH. VI, § 1. 83
ou l'autre, ainsi que nous venons de le dire un peu plus
haut.
§ 6. Concluons donc que si les vertus ne sont ni des
passions ni des facultés, il reste qu elles soient des habi-
tudes ou qualités ; et tout ceci nous montre nettement ce
qu'est la vertu, généralement parlant.
CHAPITRE VI.
De la nature de la vertu ; elle est pour une chose quelconque la
qualité qui complète et achève cette chose : vertu de l'œil,
vertu du cheval. — Définition du milieu en mathématiques ; le
ndilieu moral est plus difficile à trouver; le milieu varie indivi-
duellement pour chacun de nous. — Excès ou défaut dans les
sentiments et les actes de l'homme. — La vertu dépend de notre
volonté ; elle est en général un milieu entre deux vices, l'un par
excès, l'autre par défaut. — Exceptions.
§ 1. Il ne faut pas se contenter de dire comme on le
fait ici, que la vertu est une habitude ou manière d'être.
§ 5. Un peu plus haut. Voir plus qu'Aristote a été un peu long à la
haut dans ce livre, ch. i^ § 2 et 3, tirer.
où Aristote a démontré que la na- Ch, VI, Gr. Morale, livre I, ch.
ture ne nous donne que des dispo- 8 ; Morale à Eudème , livre II ,
sitions et que Thabitude seule nous ch. 3.
donne des vertus ou des vices. § 1. U ne faut pas se contenter,
§ 6. Des habitudes ou qualités. On voit qu' Aristote, tout en ne vou*-
C'est la conclusion qui ressortait na- lant faire qu'une simple esquisse,
turellement de toutes les discussions cherche cependant à être très-précis,
précédentes, et Ton peut trouver — Habitude ou manière d'être, Pa-
M^.l
84 MORALE A NICOMAQUE.
il faut dire aussi quelle manière d'être elle est spéciale-
ment.
§ 2. Commençons par établir que toute vertu est, pour
la chose dont elle est la vertu, ce qui tout à la fois en
complète la bonne disposition et lui assure l'exécution
parfaite de Tœuvre qui lui est propre. Ainsi par exemple,
la vertu de l'œil fait que l'œil est bon, et qu'il accomplit
comme il faut sa fonction ; car c'est grâce à la vertu de
l'œil que l'on voit bien. Même observation, si l'on veut,
pour la vertu du cheval ; c'est elle qui fait le bon cheval,
le cheval également propre à fournir une course rapide, à
porter son cavalier, à soutenir le choc des ennemis. § 3.
S'il en est bien ainsi pour toutes choses, la vertu dans
l'homme serait cette manière d'être morale qui le rend un
homme bon, un homme de bien, et grâce à laquelle il
saïu-a bien accomplir l'œuvre qui lui est propre.
§ 4. Nous avons déjà dit comment l'homme peut at-
teindre ce but; mais notre pensée deviendra plus évidente
encore, quand nous aurons vu quelle est la véritable
nature de la vertu.
§ 5. Dans toute quantité continue et divisible , on peut
distinguer trois choses : d'abord le plus, puis le moins,
raphrase nécessaire pour rendre cheval. Je n*ai pu éviter ces exprès^
toute la force du mot grec sions singulières ; elles sont d*ailleurs
§ 2. Pour la chose dont elle est la très-intelligibles.
vertu. On voit par cette discussion § 3. Ainsi pour toutes choses, l\
que le mot de vertu a dans la langue eût mieux valu n'étudier que la ver-
grecque une acception plus large tu dans Thonmie ; ces comparaisons
que dans la nôtre, et ce sera mon n'édaircissent pas la question. La
excuse si ma traduction a ici quel- vertu du cheval nVrien à faire avec
que chose d'étrange et de forcé, la vertu de Tâme.
— La vertu de P<xil,„ la vertu du § h. Nous avons déjà dit. Voir
LIVRE II, CH. VI, S 7. 85
et enfin l'égal ; et ces distinctions peuvent être faites, ou
relativement à l'objet lui-même, ou relativement à nous.
L'égal est une sorte d'intermédiaire entre l'excès en plus
et le défaut en moins. Le milieu, quand il s'agit d'une
chose, est le point qui se trouve à égale distance de l'une
et l'autre des deux extrémités, et qui est un et le même
dans tous les cas. Mais quand il s'agit de l'homme, quand
il s'agit de nous, le milieu c'est ce qui ne pèche ni par
excès ni par défaut ; et cette égale mesure est bien loin
d'être une pour tous les hommes, ni la même pour tous.
§ 6. Je prends un exemple : en supposant que le nombre
dix représente une trop grande quantité, et deux, une trop
petite, six sera le milieu intermédiaii^ relativement à la
chose qu'on mesure ; car six surpasse deux d'une somme
égale à celle dont il est surpassé lui-même par dix. § 7.
C'est bien là le vrai milieu suivant la proportion que
constate l'arithmétique, c'est-à-dire le nombre. Mais ce
n'est pas du tout ainsi qu'il faut prendre le milieu relati-
vement à nous. En effet, parce que pour tel homme man-
plus haut, livre I, dv &« § iO et là» par différence ; mais on 8'attendait
§ 5. Et enfin VégaL J*ai conservé au nombre cinq et non au nombre six,
cette expression qui est celle-mème puisqu'il parlait plus haut d'égalité.
d*Aristote, au lieu de prendre le mot § 7. La propor^Uon que constate
de «milieu», que d'ailleurs il em- /'artMmet}(/ii«. C'&t ce qu'on a long-
ploiera plus loin. Ceci revient à dire temps appelé dans nos livres mathé-
que toute chose divisible peut être matiques « la proportion aritbmé-
partagée, soit en deux parties iné- tique > ; il est plus exact de dire
gales, soit en deux parties égales. — proportion par différence. — Rela-
Le milieu. Voilà le mot propre. tivement à nous, Ai-istote a raison
§ 6. Je prends un exemple, de faire cette distinction. Le milieu
L'exemple que prend Aristote pou- en effet varie avec chaque individu,
vait être mieux choisi. Les nombres suivant les tempéraments,' les cir-
qu'il cite sont bien en proportion constances, les habitudes, etc. —
86 MORALE \ NICOMAQUE.
ger dix livres d'aliments est trop manger, et qu'en man-
ger deux est pour lui manger trop peu, ce n'est pas une
raison pour que le médecin doive prescrire à tout le monde
de manger six livres de nourriture; car six livres peuvent
être pour celui qui doit les prendre, ou une alimentation
énorme, ou une alimentation insuffisante. Pour Milon, c'est
très-peu ; c'est au contraire beaucoup pour celui qui com-
mence à faire de la gymnastique. Ce qu'on dit ici des
aliments pourrait se dire également pom* les fatigues de
la course et de la lutte. § 8. Ainsi donc, tout homme ins-
truit et raisonnable s'eiTorcera d'éviter les excès de tout
genre, soit en trop soit en moins; il ne cherche que le
juste milieu et le préfère aux extrêmes. Mais ce n'est pas
simplement le milieu de la chose même, c'est le milieu
relativement à nous. § 9. C'est grâce à cette sage modé-
ration que toute science accomplit parfaitement son objet
propre, ne perdant jamais de vue ce milieu, et ramenant
toutes ses œuvres à ce point unique. Voilà pourquoi l'on
dit souvent en parlant d'ouvrages bien faits, quand on
veut les louer, qu'on ne saurait en rien retrancher, qu'on
Dix livres,,,,, deux livres,,,, , six duction, 2« édition — Pour les for
livres. Aristote conserve les nombres ligues de la course. Tout ceci proure
dont il vient de se servir comme que les anciens avaient parfaitemeot
exemple général. — Pour Milon,,, t observé les efléts de la gymnastique
Milon, à ce qu'on dit, mangeait vingt sur le corps et l'organisation entière,
livres de nourriture par jour, — $ S, Le milieu relativement à
Qui commence à faire de la gymnaS' notUf qui peut varier selon les indi-
tique. C'était un des soins les plus vidus.
importants des gymnastes dans Tan- $ 9. Que toute science. L'exprès-
tiquité de régler la nourriture de sion est peut-être un peu générale ;
leurs élèves. Voir la Politique, livre l'idée aurait sans doute gagné en jus-
V, ch. 3, S 6, page 272 de ma tra- tesse et en précision, si elle était plus
LIVRE II, CH. VI, § 12. 87
ne saurait y rien ajouter; comme pour dire que si l'excès
et le défaut détruisent la perfection, le juste milieu seul
peut l'assurer. C'est là le but où les bons artistes, nous le
répétons, ont toujours leurs regards fixés dans leurs tra-
vaux ; et la vertu qui est mille fois plus précise et mille
fois meilleure qu'aucun art, vise sans cesse comme la
nature eUe-même à ce parfait milieu. § 10. J'entends par-
ler ici de la vertu morale; car c'est elle qui concerne les
passions et les actes de l'homme, et c'est dans nos actes
et dans nos passions qu'il y a soit excès, soit défaut, soit
un sage milieu. Ainsi par exemple, dans les sentiments
de la peur et de l'audace, du désir et de l'aversion, de la.
colère et de la pitié , en un mot dans les sentiments de
peine ou de plaisir, il y a du plus et du moins ; et des deux
parts, ces sentiments opposés ne sont pas bons. § 11. Mais
savoir les éprouver comme il convient , selon les circons-
tances, selon les choses, selon les personnes, selon la cause,
et savoir conserver la vraie mesure, c'est là le milieu, c'est
là la perfection qui ne se trouve que dans la vertu. § 12. Il
en est pour les actes absolument comme pour les passions :
elles peuvent avoir ou excès ou défs^ut, ou rencontrer un
juste milieu. Or, la vertu se manifeste dans les passions et
limitée. — Les bons artistes. Ceci quand ces sentiments sont ou eioes-
est très-vrai de Tart, où les propor- sTs ou trop peu forts,
lions doivent toujours être gardées, S 11. La perfection qui ne se
et où elles sont comme le juste milieu trouve que dans la vertu. C'est le
et la mesure. — La vertu, Aristote conseil ordinaire de la sagesse : mo-
semble ici vouloir appliquer à toutes dérer ses passions,
les vertus sans exception cette théorie S 1 2. H en est pour les actes. Les
du milieu. actes ne sont que l'expression exti-
5» 10. Des deux parts. C'est-à-dire rioure de» sentiments et des passions ;
88 MORALE A NICOMAQUE.
dans les actes ; et pour les passions et les actes, l'excès en
trop est une faute, l'excès en moins est également blâ-
mable ; le milieu seul est digne de louanges, parce que
seul il est dans l'exacte et droite mesure ; et ces deux con-
ditions sont le privilège de la vertu.
§ 13. Ainsi donc, la vertu est une sorte de milieu,
puisque le milieu est le but qu'elle recherche sans cesse.
§ 14. De plus, on peut se mal conduire de mille ma-
nières différentes ; car le mal est de rinfini,*conmie l'ont
si bien représenté les Pythagoriciens; mais le bien est du
• fini, puisqu'on ne peut se bien conduire que d'une seule
^manière. Voilà comment le mal est si facile, et comment le
bien est si difficile au contraire, parce qu'en effet il est
facile de manquer le but, et difficile de l'atteindre. Voilà
aussi pourquoi l'excès et le défaut appartiennent ensemble
au vice, tandis que le seul milieu appartient à la vertu :
« On est bon d'un seul genre ; on est méchant de mille. »
§ 15. Ainsi donc, la vertu est une habitude, ime qualité
qui dépend de notre volonté , consistant dans ce milieu
qui est relatif à nous, et qui est réglé par la raison comme
par conséquent, la règle qui s^ap- haut , livre I , ch. 3, § 7 ; et aussi
plique aux uns doit s'appliquer éga- le passage de la Métaphysique cité
lement aux autres. dans la note. — On ne peut se bien
§ 13. La vertu eêt une sorte de conduire» H y a des cas où ceci est
milieu. Voilà la formule générale vrai; il en est d'autres où ceci n'est
qu'on a prise ordinairement pour le pas. \\ peut souyent se présenter
résumé de toute la doctrine morale plusieurs manières de bien faire. •—
d'Aristote. l\ ne me semble pas qu'il On est bon d'un seul genre. On ne
y ait attaché lui-même toute l'impor- sait point de quel poète est ce yers.
tance qu'on y a donnée plus tard. $ 4 5. Qui dépend de notre volonté.
S \ h. Les Pythagoriciens, Voir plus L'assertion est parfaitement vraie \
LIVRE II, CH. VI, § 18. 89
le réglerait rbomme vraiment sage. Elle est un milieu
entre deux vices , F un par excès , l'autre par défaut ; et
comme les vices consistent, les uns en ce qu'ils dépassent
la mesure qu'il faut garder, les autres en ce qu'ils restent
en dessous de cette mesure, soit pom:* nos actions, soit
pour nos sentiments, la vertu consiste au contraire à
trouver le milieu pour les uns et pour les autres, et à s'y
tenir en le préférant.
§ 17. Voilà pourquoi la vertu, prise dans son essence
et au point de vue de la définition qui exprime ce qu'elle
est , doit être regardée comme un milieu. Mais relative-
ment à la perfection et au bien, la vertu est un extrême
et un sommet.
§ 18. Du reste, il faut bien dire que toute action, toute
passion indistinctement, n'est pas susceptible de ce mi-
lieu. Il y a telle action, telle passion qui emporte, aussitôt
qu'on en prononce le nom, l'idée du mal et du vice : ainsi,
la malveillance ou disposition à se réjouir du mal d' au-
trui, l'impudence, l'envie ; et en fait d'actions, l'adultère,
le vol, l'assassinat ; car toutes ces choses et toutes celles
qui leur ressemblent sont déclarées mauvaises et crimi-
mais elle ne paraît pas sortir /très* a bien eu le soin de faire, mais dont
rigoureusement de ce qui précède, on ne lui a pas toujours tenu assez
— Elle est un milieu. Répétition de compte dans les critiques adres-
encore plus précise de la déûnition sées à sa théorie. — Disposition d se
générale de la vertu. réjouir du mal d'autrui. J'ai para-
§ 17. La vertu est un extrême et phrasé le mot grec, qui n^a pas un
un sommet, Modiflcation très-juste équivalent exact dans notre langue,
et très-importante de la formule gé- — Sont déclarées mauvaises et cri-
nérale. minelles. Il est impossible d'être plus
§ 18. Du reste il faut bien dire, explicite et plus précis que ne Test ce
Restrictions Irt's-vraies qu'Arislote passage.
90 MORALE A NICOMAQUE-
nelles uoiquement par le caractère affreux qu elles offrent;
et ce n'est ni à c^use de leur excès, ni à cause de leur
défaut. Il n'y a donc jamais dans ces choses moyen de
bien faire ; on n'y peut commettre que des fautes. D n'y a
pas dans les cas de ce genre à rechercher ce qui est bien
ou ce qui n'est pas bien, et par exemple pour l'adultère,
s'il a été conmiis comme il convenait, avec telle femme,
dans telles circonstances, de telle façon ; d'ime manière
absolue, faire l'une quelconque de ces choses, c'est com-
mettre un crime. § 19. C'est comme si l'on allait croire
que dans l'iniquhé, dans la lâcheté, dans la débauche, il
peut y avoir un milieu, un excès, et un défaut ; car alors
il faudrait qu'il y eût un milieu d'excès et de défaut, et
un excès d'excès, et un défaut de défaut. § 20. Mais de
même qu'il n'y a ni excès ni défaut pour le courage et
pour la tempérance, parce qu'ici le milieu est en quelque
sorte un extrême ; de même il n'y a plus pour ces actes
coupables ni milieu, ni excès, ni défaut ; mais de quelque
façon qu'on s'y prenne, on est toujours criminel en les
commettant ; car il n'est pas possible qu'il y ait un milieu
ni pour l'excès ni pour le défaut,, pas plus qu'il ne peut y
avoir ni excès, ni défaut pour le milieu.
S 19. Un milieu d'excès et de dé- % 20. Ni excès ni défaut pour le
faut, La l&cheté est le défaut de courage. Parce que le courage est le
courage ; elle est donc un extrême^ milieu de la lâcheté, d'une part, et
et il n*y a pas de milieu pour elle, de la témérité, de Tautre, comme
non plus qu'excès ou défaut. on le verra au chapitre suivant.
i
LIVRE II, CH. VII, § 1. 91
CHAPITRE VIL
Application des généralités qui précèdent aux cas particuliers. —
Le courage, milieu entre la témérité et la lâcheté. — La tem-
pérance, milieu entre la débauche et Tinsensibilîté. -— La
libéralité, milieu entre la prodigalité et Tavarice. — La magni-
ficence. — La grandeur d'âme, milieu entre rinsolence et la
bassesse. — L'ambition, milieu entre deux excès qui n'ont pas
reçu de nom spécial. — Lacunes nombreuses que présente le
langage pour exprimer toutes ces nuances diverses. — La
véracité, milieu entre la fanfaronnerie et la dissimulation. —
Lagaîté, milieu entre la bouffonnerie et la rusticité. — L'amitié,
milieu entre la flatterie et la morosité. — La modestie, l'impar-
tialité, l'envie, la malveillance.
§ 1. Il ne suffirait pas, sur ce sujet, de s'en tenir
aux généralités qui précèdent. Il faut, en outre, faire
voir comment ces théories sont d'accord avec les cas par-
ticuliers. En effet, quand on raisonne sur les actions
humaines, les généralités sont un peu vides, et les ana^
lyses spéciales sont plus conformes à la vérité, puisque
les actions sont toujours particulières, et que c'est avec
elles que les théories doivent s'accorder. On pourra
mieux saisir ce que nous voulons dire dans le tableau
que nous traçons ici.
Ch. VIL Gr. Morale, livre I, ch. 8; il tient tant à. bien éclaircir les choses.
Morale à Eudème, livre II, ch. 3. — Dans le tableau que nous traçons
§ i. Il ne suffirait pas. Le but ici. Le texte se prête parfaitement à
que se propose Aristote est essentiel- ce sens, que justifie la table donnée
lement pratique, et voilà pourquoi dans la Morale à Eudtme, livre II,
92 MORALE A NICOMAQUE.
§ 2. Ainsi, Ton voit qu'entre les deux sentiments de
crainte et d'assurance, le courage tient le milieu. Quant
aux deux excès, l'un , qui se rapporte à l'absence de toute
crainte, n'a pas reçu de nom dans notre langue; car il
y a beaucoup de choses que l'usage a laissées sans nom;
mais quant à l'excès d'assurance, l'homme qui le montre
se nomme téméraire ; celui qui a un excès de crainte ou
un défaut d'assurance, est un lâche.
§ 3. Pour les plaisirs et pour les peines, non pas pour
tous sans exception, mais moins encore pour toutes les
peines que pour tous les plaisirs, le milieu, c'est la tem-
pérance; l'excès, c'est la débauche. Du reste, les gens
qui pèchent par défaut en fait de plaisirs, sont bien rares;
et aussi ne leur a-t-on pas donné de nom spécial. Don-
nons-leur, si l'on veut, celui d'insensibles.
§ 4. En ce qui concerne donner ou recevoir les choses
ch. 3, et qu^ont adopté et Andro- reste pas moins parfaitement claire.
nicus, et Eustrate. Ce dernier a § 2. Ainsi Von voit,.. Je poursuis
même cru devoir suppléer le ta- mon interprétation, et je suppose
bleau qui manque dans l'œuvre que le tableau annoncé dans le $
d'Aristote, et il a dressé un cata- précédent vient d'être lu par le lec-
logue des diversçs vertus avec leur teur. — iV'éi pas reçu de nom dans
excès et leur défaut. Je ne crois pas notre langue» Le français n'est pas
devoir aller jusque4à. Mais je ne vois plus riche que le grec , et notre mot
rien en ceci que de très-conforme d'impassibilité, qui n'est pas spédal,
aux habitudes d'Aristote, qui avait se prend plutôt en bonne part,
joint des dessins à son Histoire des $ 3. Donnons-leur, si l'on veut,
animaux. Les commentateurs et les celui d'insensibles» l\ faut faire en
traducteurs en général ont expliqué français la même restriction qu'Ans-
le texte de manière à ne comprendre tote fait en grec. Le mot d'insen-
dans l'expression qui y est employée sible s'applique sans doute assez bien
que l'idée de description. Quelque dans ce cas; mais l'acceptiop en est
parti qu'on adopte, la pensée n'en beaucoup plus large.
LIVRE II, CH. VII, § 6. 93
ou les richesses, le milieu, c'est la libéralité ; l'excès et le
défaut sont la prodigalité et l'avarice. Ces dernières qua-
lités d'ailleurs, excès ou défaut, se contrarient complète-
ment les unes les autres. Ainsi le prodigue est en excès pour
donner, il est en défaut pour recevoir ; l'avare au contraire
est en excès quand il prend, et en défaut quand il donne.
§ 5. On voit du reste que nous ne faisons ici que tracer
une simple esquisse, et présenter un sommaire. Nous nous
contentons pour le moment de ces aperçus. Plus tard,
nous traiterons tous ces points avec plus d'exactitude et
d'étendue.
§ 6. Mais pour revenir à la richesse, il est encore
d'autres dispositions que celles que nous avons indi-
quées. A cet égard, le milieu peut être aussi la magnifi-
cence ; car on peut faire une différence entre le magni-
fique et le libéral. L'un possède de grandes richesses ,
l'autre n'en a que de petites ; l'excès pour le magnifique
c'est le mauvais goût dans la profusion, et le faste gros-
sier ; le défaut, c'est la lésinerie dans les petites choses.
Ces nuances extrêmes diffèrent de celles que présente
la libéralité. Par où elles diffèrent les unes des autres,
c'est ce qu'on dira plus tard.
§ A. La libéralité. En français, ce des vices contraires, sont présentées
mot ne tient peut-^tre pas aussi bien avSc étendue,
le milieu que le mot correspondant § 6. Encore d'autreê dispositions.
en grec. Le libéral se rapproche plus Et alors, l'on y trouve deux milieux
du prodigue que de Tavare. au lieu d*un seul. — Le mauvms
§ 5. Plus tard. Voir plus loin, goût dans la profusion. J'ai dû pa-
livrelll, ch. 7 et suivants, et surtout raphraser le texte pour rendre toute
livre IV, ch. 1 et 3, où Tanalyse de la force de Texpression. — C'est ce
certaines vertus, le courage, la tem- qu'on dira plus tard. Livre IV, ch,
pérance, la libéralité, etc., et celle 1 et suivants.
m MORALE A NICOMAQUE.
§ 7. En fait d'honneurs ou de gloire et d'obscurité, le
milieu c'est la grandeur d'âme ; l'excès en ce genre s'ap-
pelle, si l'on veut, l'insolence ; et le défaut, la bassesse
d'âme. § 8. Mais de même que nous reconnaissions que
la libéralité est dans un certain rapport avec la magnifi-
cence, la première différant de la seconde seulement en
ce qu elle s'applique aux choses de peu de valeur ; de
même, à côté de la grandeur d'âme qui recherche les
honneurs quand ils sont considérables, il y a un autre
sentiment qui nous pousse à les rechercher même quand
ils sont sans importance. On peut en effet désirer les hon-
neurs et la gloire comme il convient; on peut aussi les dé-
sirer trop ou trop peu. Celui dont les désirs sont excessifs
est appelé ambitieux ; celui qui n'a pas de désirs est un
honmie sans aml^ition ; mais celui qui dans cet ordre de
sentunents sait garder un sage milieu n'a pas reçu de
nom spécial. Les dispositions morales qui correspondent
à ces caractères, n'ont pas non plus de nom particulier,
si ce n'est celle de l'ambitieux, qui est appelé ambition.
C'est là précisément ce qui fait que les extrêmes peuvent
se disputer la place du milieu ; et nous-mêmes, il nous
arrive parfois de qualifier d'ambitieux celui qui se tient
au milieu, et parfois nous le déclarons au contraire sans
ambition, louant ainsi tour à tour l'homme qui est ambi-
tieux et celui qui ne l'est pas.
§ 9. Nous tâcherons d'expliquer dans ce qui va suivre
$ 1, Le milieu c'est la grandeur Je ne vois pas que la langue fran-
Wâme, Voir plus loin, li\ re IV, çaise soit à cet égard plus riche que
ch. 3. la langue grecque.
§ 8. N*a pas reçu de nom spécial, $ 9. Dans ce qui va suivre. 11
LIVRE II, CH. VII, § 11. 95
la cause de cette contradiction ; mais pour le moment,
nous allons continuer à étudier les autres passions d'après
la méthode antérieurement adoptée.
§ 10, On peut distinguer pour la colère, comme nous
venons de le faire pour la libéralité, les trois termes,
excès, défaut, milieu. Mais comme aucune de ces nuances,
ou à peu près, n'a de nom spécial, nous nous bornerons à
dire que l'homme qui tient en ce genre le milieu entre les
deux extrêmes, est appelé un homme doux, et que la qua-
lité intermédiaire s'appelle la douceur. Des deux carac-
tères extrêmes , celui qui pèche par excès s'appelle le
caractère irascible, et le vice qu'il présente s'appelle iras-
cibilité. Celui qui pèche par défaut, sera, si l'on veut, le
caractère flegmatique, qui n'a jamais de colère ; et le dé-
faut s'appellera le flegme, qui ne sait jamais s'emporter.
§ 11. C'est ici le cas de parler de trois autres milieux
qui ne sont pas sans quelque ressemblance entr'eux, mais
qui diffèrent cependant à certains égards. Tous les trois,
ils se rapportent également aux relations sociales et com-
serait impossible de désigner un pas- dans notre langue, la douceur est
sage spéci^ qui réponde à ceci ; plus éloignée de Tirritabilité que de
mais par Tanalyse détaillée des ver- rindifférence. — Ireudble,., fleg-
tus et des vices, Aristote essaie de matique* L'opposition est à peu près
montrer comment par fois le milieu aussi forte en français qu'elle Test
se confond avec Tun ou Tautre des dans la langue grecque. — Qui n'a
extrêmes, et devient tour-à-tour un Jamais de colère. J'ai paraphrasé le
objet d'éloge ou de blâme. — Anté- mot grec en Texpliquaiit.
rieurement adoptée. Ou plutôt : §11. Cest ici le cas. Cette étude
« notre méthode ordinaire ». Voir la ne parait pas cependant se rattacher
Politique, livre I, ch. 1, page 3, de très-directement à celles qui pré-
ma traduction, 2* édition. cèdent — Atue relations sociales et
§10. l/n Aomme (/ottj;. Je n'ai pas communes. Aristote a observé avec
trouvé d'équivalent meilleur ; mais autant de sagacité que de délica-
ii_.
96
MORALE A NICOMAQUE.
munes qu'établissent entre les hommes leurs paroles et
leurs actes. Mais tous les trois diffèrent, en ce que Tun
concerne la vérité telle qu elle se présente habituellement
dans les entretiens des hommes, tandis que les deux
autres milieux concernent le plaisir que donnent les rela-
tions de société, l'un des deux se rapportant au plaisir
que nous cause la plaisanterie, l'autre s'étendant à toutes
les choses de la vie ordinaire. Il nous faut étudier aussi
ces trois espèces nouvelles, afin que nous voyions mieux
encore qu'en toutes choses c'est le milieu seul qui est
digne de louanges, tandis que les extrêmes ne sont ni
bons ni louables et ne méritent que du blâme. Pour la
plupart de ces nuances, comme pour les précédentes, la
langue n'a pas de nom particulier; mais il- faut essayer
ici, ainsi que nous venons de le faire, de forger des mots
nouveaux qui représentent ces caractères divers, et qui
en donnant plus de clarté à nos idées permettent de les
suivre plus aisément.
§ 12. Pour ce qui concerne la vérité, l'homme qui
garde sous ce rapport le milieu, s'appelle un homme vrai
ou vérace; et le milieu lui-même s'appelle véracité. La
feinte qui altère la vérité se nommera, si elle ex|igère les
choses, fanfaronnerie, et celui qui aura ce défaut sera un
tesse ces rapports de société. Evi-
demment, ils étaient poussés chez les
Grecs à peu près aussi loin que chez
nous. — Afin que nous voyions
mieux encore. Ces exemples divers
ne fenmt que confirmer les préc^
dents. •— Ainsi que nous venons de
le faire. Aristote fkit allusion à un
mot dont il s^est servi quelques li-
gnes plus haut, et qu'il parait avoir
introduit dans la langue grecque.
— De forger des mots nouveaux.
Aristote n'a usé de cette liberté
qu'avec réserve, et il ne se Test per-
mise que quand elle était absolument
indispensable.
J
LIVRE II, CH. VII, § là. 97
fanfaron; si au contraire elle diminue les choses, on l'ap-
pellera dissimulation ; et T homme sera un homme dissi-
mulé.
§ 13. Je passe aux deux autres milieux qui se rap-
portent au plaisir. L'un consiste dans la plaisanterie, et
l'homme qui sait garder avec mesure ce milieu délicat,
est un homme gai ; la disposition morale qui le distingue
est la gaîté. L'excès en ce genre s'appelle bouffonnerie, et
l'homme qui a ce caractère est un bouffon. Celui qui sous
le rapport de la plaisanterie a moins que ce qu'il faut
est une sorte de rustique ; et sa façon d'être peut s'ap-
peler de la rusticité. § 14. Quant au milieu qui se rap-
porte à l'agrément de la vie ordinaire, l'homme qui sait
être agréable à ses semblables, comme il convient de
l'être, c'est l'ami; et le milieu qui fait son caractère, c'est
l'amitié. Celui qui met quelqu' excès dans les soins qu'il
rend aux autres, peut être appelé un homme qui a la
manie de plaire, quand il agit ainsi sans aucun intérêt ;
mais si c'est à son profit personnel qu'il calcule sa con-
duite, c'est un flatteur. Celui qui à cet égard pèche
complètement par défaut, et qui ne sait jamais se rendre
agréable en quoi que ce soit, est un être morose et diffi-
cile à vivre.
§ 12. Dissimulation,.», dissimuté, mais notre langue n'a pas mieux. —
Le mot dont se sert ici Aristote est Une sorte de rustique, La métaphore
celui qui a donné à notre langue est tout à fait la même en grec,
le mot d'ironie. Je n'ai pu me servir S lA. Cest Cami, Je ne trouve
de cette dernière expression, qui a pas qu'Aristote ait ici bien choisi son
pour nous une tout autre nuance. mot ; mais j'ai dû le suivre. J'aurais
§ 13. Un homme gai, La pensée préféré dire « bienveillant. » — Qui
est très-claire, si d'ailleurs l'exprès- a la manie de plaire» C'est la para-
sien n'est pas parfaitement exacte ; phrase de l'expression grecque.
7
08 MORALE A NICOMAQCE.
§ 15. On peut reconnaître aussi des milieux dans les
émotions et dans tout ce qui les concerne. Ainsi la mo-
destie n'est pas une vertu ; et cependant elle est l'objet de
nos louanges, ainsi que l'homme modeste. C'est qu'en
effet on peut dans ces affections <iistinguer aussi l'homme
qui garde le vrai milieu. Celui qui les ressent avec excès
rougit de tout ; et il est en quelque sorte frappé d'em-
barras. L'homme au contraire qui pèche en ceci par dé-
faut ou qui ne rougit de rien absolument, est un homme
impudent. Celui qui sait tenir le milieu entre ces deux
excès est l'homme modeste.
§ 16. La justice qui applique an jugement impartial
à la conduite d'autrui, tient le milieu entre l'envie du
bonheur des autres, et la joie malveillante que provoque
leur souffrance. Ces trois affections d'ailleurs se rapportent
au plaisir et à la peine que nous peut causer tout ce qui
arrive à nos semblables. L'homme impartial et animé
d'un juste courroux s'afflige et s'indigne du spectacle
d'une prospérité non méritée. L'envieux qui par excès
dépasse cette impartialité, s'afflige de tous les biens qui
arrivent aux autres hommes. Enfin celui qui peut se plaire
au mal d'autrui est si loin de s'en affliger qu'il va jusqu'à
s'en réjouir.
§ 17. Du reste on pourra trouver ailleurs l'occasion de
parler de ceci plus à propos ; et quant à la justice, comme
$ 16. La Justice qui applique,», sonnifie le sentiment qu*Aristote veut
Le mot dont se sert Aristote est Né- désigner ici. — Celui qui peut se
mésis ; nous n^avons point de mot en plaire,,. Je n'ai pu éYiter cette es-
français qui réponde à celui-là. L^ pèce de tautologie qui est dans Tidéc
Némésis, dans le sens ordinaire où on bien plus encore que dans les mots.
Tentend, est la dresse en qui se per- § 17. Ailleurs. Voir plus loin.
LIVRE II, CH. VIII, § 1. 99
on ne la désigne pas par un nom simple et absolu, mais
qu'on y distingue deux nuances différentes, nous les ana-
lyserons plus tard, et pour chacune nous montrerons
comment elles ont des milieux. Nous ferons la même
étude des vertus intellectuelles.
CHAPITRE VIII.
opposition des vices extrêmes entr'eux et à la vertu qui tient le
milieu. Opposition du milieu aux deux extrêmes. Les extrêmes
sont plus éloignés Tun de l'autre qu^ils ne le sont du milieu qui
les sépare. — Dans certain cas, un des extrêmes se rapproche
davantage du milieu, tantôt Textrême par excès, et tantôt
l'extrême par défaut La témérité est plus près du courage que
la lâcheté; au contraire, l'insensibilité est plus près de la tem-
pérance que la débauche. — Deux causes de ces différences,
l'une venant des choses, et l'autre de nous.
§ 1. Ces trois dispositions morales parmi lesquelles
sont deux vices, l'un par excès. Vautre par défaut, et une
livre IV, ch. 9. — Plus tard. Tout § 1. Les trois dispositions mo^
le livre V est consacré à rétude de la raies. La plupart des remarques que
justice. Les deux nuances de la jus- va faire Aristote sur les rapports de
lice sont Tégalité absolue et Tégalité la vertu aux vices contraires, soit par
proportionnelle; ou bien aussi, la exc^s soitpar défaut, soni très-exactes;
justice selon la loi et la justice selon la mais il est certain, comme Gan'e le
nature. — Des vertus iniellectuelles, fait observer, qu'elles ébranlent en
Voir plus loin, livre VL partie la théorie qui place la vertu
Ch, VIII, Gt, Morale, liv. I, ch. 9 ; dans le rai'ieu, et la donne comme
Morale à EudC'me, livre II, ch. 3 et une simple moyenne. C'est qu' Aristote
suivants. hii-môme ne pose pas cette théorie
100 MORALE A NICOMAQUE.
seule vertu qui tient le milieu entre les extrêmes, sont
toutes, sous un certain point de vue, opposées les unes
aux autres. D'abord les extrêmes sont opposés au milieu,
et ils le sont entr eux également; puis le milieu est opposé
aux deux extrêmes. § 2. De même que Tégal comparé
avec le terme plus petit est plus grand que ce terme, et
moindre que le terme plus grand dans son rapport avec
lui, de même les qualités et dispositions moyennes, dans
leurs rapports avec les dispositions par défaut, paraissent
des excès ; et au contraire, dans leurs rapports avec les
dispositions par excès, elles deviennent elles-mêmes en
quelque sorte des défauts, dans les passions, aussi bien
que dans les actes. Ainsi, l'homme courageux parait témé-
raire, si on le compare au lâche; et il semble lâche à
côté du téméraire. De même encore l'homme tempérant
paraît un débauché, si on le compare à l'insensible que
rien n'émeut; et il semble lui-même insensible par rapport
au débauché. Le libéral paraît prodigue relativement à
l'avare ; et avare, relativement au prodigue. § 3. Aussi les
extrêmes ne se font-ils pas faute de se rejeter le milieu
de l'un à l'autre. Le lâche appelle l'homme de courage un
téméraire; et le téméraire l'appelle un lâche; et de même
pour tout le reste. § 4. Ces trois termes étant ainsi
d'une manière absolue, et qu'il a bien § 3. Ces trois termes. Aristote ne
vu toutes les restrictions qu'il conve- parle ici qu'à un point de Yue ab-
nait d'y apporter. solu, et alors il a raison ; mais en
§ 2. L'égal. C'est-à-dire la moitié, réalité il n'en est point ainsi, et il se
Ainsi l'homme courageux, obser- bute de le rappeler lui-même. Les
vation trt»s-fine et très-exacte, milieux qui constituent les vertus
§ 3. Aussi les extrêmes. C'est en selon lui, sont tantôt plus éloignés et
partie une répétition de ce qui vient tantôt moins éloignés de l'un des
d'être dit. extrêmes que de l'autre. En d'autres
LIVRE 11, CH. VllI, S ^- 101
opposés les uns aux autres, l'opposition des extrêmes
entr'eux est plus considérable que ne Test leur opposition
avec le milieu, parce qu'en effet les extrêmes sont plus
éloignés l'un de l'autre qu'ils ne le sont du milieu, qui
les sépare, absolument comme le grand terme est plus
éloigné du petit et le petit du grand, que tous les deux ne
le sont de l'égal.
§ 5. A un autre point de vue, il est des extrêmes qui
ont quelque ressemblance avec le milieu. Ainsi la témé-
rité n'est pas sans ressembler au courage ; et la prodiga-
lité, à la libéralité. Mais la dissemblance la plus grande
est naturellement des extrêmes les uns relativement aux
autres. Les choses qui sont entr'elles le plus éloignées pos^
sible sont appelées des contraires, et elles sont d'autant
plus contraires qu elles sont aussi plus éloignées. § 6.
Dans leur rapport avec le milieu, c'est tantôt le défaut,
qui est le plus opposé, tantôt c'est l'excès. Ainsi le vice le
plus opposé au courage, ce n'est pas la témérité, laquelle
est un excès ; c'est la lâcheté qui pèche par défaut. Au
contraire pour la tempérance, le terme qui s'en éloigne le
plus ce n'est pas l'insensibilité qui pèche par défaut; c'est
termes, ce ne sont pas de vrais mi- théorie des contraires dans les Caté-
Ijenx. gories, ch. 10 et 11, page 109 et
§ 5« 7/ est des extrêmes qtà ont suiv. de ma traduction ; dans THer-
quelque ressemblance. Restrictions ménda, ch. là, page 198, ibid;et
nécessaires qui prouvent bien que dans la Métaphysique, livre V,ch. 10,
dans la pensée d'Aristote, la théorie page 1018, a, 20, édition de Berlin,
n^est pas très-rigoureuse. l\ a dit lui- § 6. Ce n'est pas la témérité, Ob-
mème qu'il ne prétendait faire qu* une servation trè»-juste^ d*où il suit que
simple esquisse. — Sont appelés des la vertu du courage n*est pas à *pro-
contr aires. On peut voir toute la prement parler un milieu.
102 MORALE A NICOMAQUE.
la débauche qui pèche par excès, § 7. Ceci tient à deux
causes distinctes. L'une ressort de la nature de la chose
même. Du moment que l'un des extrêmes est plus rap-
proché du milieu et lui ressemble davantage, ce n'est
plus celui-là que nous opposons au milieu ; c'est plutôt le
terme contraire ; ainsi par exemple, comme l'audace parait
être plus voisine du courage et lui ressembler davantage,
tandis que la lâcheté lui est bien plus dissemblable, c'est
la lâcheté que nous opposons plus particulièrement au
courage, les choses qui sont les plus éloignées du milieu
paraissant davantage en être les contraires. § 8. Voilà
donc Tune des causes signalées plus haut, et elle vient de
la nature même de la chose. Voici la seconde qui ne vient
que de nous* Les choses vers lesquelles nous sommes
naturellement portés davantage, nous semblent plus con-
traires au sage milieu qu'il conviendrait de conserver.
Ainsi, notre nature nous porte plus vivement vers les plai-
sirs; et c'est ce qui fait que nous scmunes enclins plus
facilement à l'inteiûpérance qu'à la réserve et à la so-
briété. Par suite, nous trouvons plus contraires au juste
milieu les choses pour lesquelles nous sentons en nous le
plus d'abandon. Et voilà comment la débauche, qui est un
excès, est plus contraire à la tempérance que la complète
insensibilité.
§ 7. Ceci tient à deux cames dis^ portés davantage, Âristote, en appro-
tinctes» Cette analyse, qui peut pa- fondissent cette observation sur la
raitrc un peu subtile, n'en est pas nature de Thonune, aurait pu y trou-
moins parfaitement eiiacte. ver sans peine la véritable explication
S 8. Nous sommes naturellement de la vertu.
LIVRE II, CH. IX, S -2. 103
CHAPITRE IX.
Difficulté d'être vertueux; conseils pratiques pour atteindre le
milieu dans lequel consiste la vertu, Étudier les penchants na-
turels qu^on sent en soi et se rejeter vers l'extrême contraire ;
moyen de les reconnaître ; nécessité de résister au plaisir. —
Insuffisance des conseils quelque précis qu'ils soient; il faut
s'exercer constamment à la pratique.
^ 1. Ainsi donc on a vu que la vertu morale est un
milieu ; et Ton sait comment elle Test, c'est-à-dire qu'elle
est un milieu entre deux vices, Tun par excès, l'autre par
* défaut. On a vu en outre que ce caractère de la vertu vient
de ce qu elle recherche sans cesse ce sage milieu dans
tout ce qui tient aux passions, et aux actes de l'homme.
Ce sont là des points qui nous semblent suffisamment
éclaircis. § 2. Nous devons comprendre encore par là
pourquoi il faut se donner tant de peine pour être ver-
tueux. En toute chose, saisir le vrai milieu est fort difficile,
de même que découvrir le centre d'un cercle n'est pas
donné à tout le monde, et que pour le trouver sûrement,
il faut savoir résoudre ce problême. C'est ainsi que so
67?, IX, Gr. Morale, lîv. I, ch. 9 ; cercle, La comparaison n'est pas Irès-
Morale à Eudème, liv. II, ch. 5. juste en ce que la solution d'un pro-
§ 4. Et l'on sait comment elle est. blême géométrique exige delà science,
C'est-à-dire qu'elle n'est pas toujours tandis que souvent la nature seule
le milieu exact entre deux vices. suffit à la vertu par les qualités
S 3. Découvrir le centre {fun qu'elle donne.
lOâ
MORALE A NICOMAQUE.
livrer à sa colère est à la portée de tout le monde, et c'est
chose facile, tout aussi bien que de répandre de l'argent
et de faire de la dépense. Mais savoir à qui il convient de
le donner, dans quelle mesure, dans quel moment, pour
quelle cause, de quelle façon, c'est là un mérite qui n'ap-
partient pas à tout le monde, et qu'il n'est pas facile
d'avoir. Et voilà pourquoi le bien est tout à la fois une
chose rare, louable et belle. § 3. Le premier soin de celui
qui veut atteindre ce sage milieu, c'est de s'éloigner du
vice qui est le plus contraire; et l'on peut appliquer ici le
convseil de Calypso :
(f Bien loin de ces écueils et de cette fumée,
» Dirige ton vaisseau. n
r.ar des deux extrêmes l'un est toujours dIus coupable,
et l'autre l'est un peu moins. § 4. Comme il est fort diffi-
cile de trouver ce désirable milieu, il faut, ainsi qu'on
dit, changer de manœuvre, et parmi les maux prendre le
moindre. Le vrai moyen d'y réussir sera la manière que
nous avons indiquée. Ainsi, nous devrons nous bien
rendre compte des penchants qui sont les plus naturels
en nous ; car la nature nous en donne de très-divers ; et ce
qui nous le fera facilement reconnaître, ce seront les
§ 3. Le conseil de ( alypso. Les
commentateurs ont remarqué qu^A-
ristote se trompait ici en attribuant à
Galypso ce qu'Homère dit de Circé.
H cite sans doute ces versde mémoire,
et son souvenir n'est pas exact. Voir
i'Odyssée, chant XII, y. 2i9. Ce
sont d'ailieurs les ordres qu'Ulysse
adresse à son pilote d'après les con-
seils de la déesse.
§ A. Comme on dit. C'est une lo-
cution proverbiale dont se sert Aris-
tote. Voir la même expression prise
en un sens un peu diflérent dans
la Politique, mTe III, ch. 8, $ 6,
page 290, de ma traduction, 2* édi-
LIVRE II, CH. IX, § 7. 105
émotions de plaisir ou de peine que nous ressentirons.
§ 5. Il faudra nous faire pencher nous mêmes en sens
contraire ; car en nous éloignant de toutes nos forces de la
faute que nous redoutons, nous nous arrêtons dans le mi-
lieu, à peu près comme on fait quand on cherche à
redresser un morceau de bois tortu. § 6. Un danger dont
il faut toujours se garder avec la plus grande attention,
c'est ce qui nous plaît, c'est le plaisir; car nous ne
sonunes jamais dans ce cas des juges bien incorruptibles;
et les sentiments qu'éprouvaient les vieillards de Troie
en présence d'Hélène, doivent être aussi les nôtres en
face du plaisir. Sachons en toutes circonstances nous
répéter leur langage ; car si nous parvenons à repousser
le plaisir, nous sommes assurés de commettre bien moins
de faux pas.
§ 7. Pour résumer notre pensée en quelques mots,
nous dirons que c'est surtout par cette conduite que nous
réussirons à trouver le vrai milieu. Certes c'est un point
difficile, et il l'est surtout dans la pratique ordinaire des
choses; par exemple, c'est une œuvre qui n'est pas aisée
que de déterminer avec précision à l'avance , conunent,
contre qui, pour quels motifs, pour combien de temps, il
convient de se mettre en colère ; car tantôt nous devons
lion. — Les émotions de plaisir ou parfaitement en parlant du plaisir.
de peine. Le critérium est en efTet des S 7. C'est surtout par cette con-
plus sûrs ; et ces conseils, s'ils sont duite. Tout ceci est plein d'une pro-
diffîciles à suivre, n'en sont pas moins fonde sagesse ; Aristote d'ailleurs ne
sages. fait que répéter les leçons de son
§ 6. Les vieillards de Troie, Voir maître, et Platon, avant lui, avait dit
l'Iliade, chant III, v. 155 et sui- à peu prts tout ce qu'on peut dire
vants. Comparaison gracieuse qui sied » sur les dangers du plaisir. — C'est
iOiy MORALE A NICOMAQUE.
louer ceux qui restent en deçà et s'abstiennent, et nous
disons qu'ils sont pleins de douceur; tantôt nous ne
louons pas moins ceux qui s'emportent, et nous leur trou-
vons une mâle fermeté. § 8. Il est vrai que celui qui ne
dévie que très-peu du bien ne s'expose pas à être blâmé,
soit qu'il s'en écarte en plus, soit qu'il s'en écarte en
moins; tandis que celui qui s'en éloigne davantage, ne
peut échapper à la critique pour une faute que chacun
aperçoit. Mais déterminer dans un langage parfaite-
ment précis jusqu'à quel point et dans quelle mesure
on est blâmable, ce n'est pas facile, parcequ il n*est pas
facile non plus de préciser aucune des ctfoses qu'il faut
sentir pour les bien comprendre. Or tous ces cas sont des
cas particuliers; et le jugement ne peut relever que du
sentiment que chacun en éprouve.
§ 9. Quoiqu'il en soit, il est suffisamment clair que la
qualité moyenne est toujours la seule louable , et que
pour nous redresser il nous faut pencher tantôt vers
l'excès, tantôt vers le côté du défaut ; car c'est ainsi cpie
nous atteindrons le plus aisément le milieu et le bien.
une œuvre qui n'est pas aisée. Ans- morale ne comporte pas une préci*
tote pouvait affirmer même que sion absolue.
c^est chose impossible. $0. La qimUté moyenne est tou-
§ 8. Dans un langage parfaite- jours la seule louable. Dans ces li-
ment précis, l\ faut se rappeler ce mites, la théorie est tout à foit d'ac-
qu'Âristote a dit en commençant son cord avec la pratique la plus éclairée
ouvrage ; voir plus haut liv. I, ch. 1 et la plus sage. C'est un très-grand
\ers la fin. Suivant lui, la science et très-utile mérite.
FIN DU LIVRE DEUXIÈME,
ET DU PUEMIER VOLUME.
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